Médecine, où vas-tu? – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 13:33:17 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 «Dis seulement une parole…!» https://www.revue-sources.org/dis-seulement-une-parole/ https://www.revue-sources.org/dis-seulement-une-parole/#respond Wed, 04 Jul 2012 10:02:55 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=126 [print-me]

Un ami médecin, qui ne regrette pas la liturgie tridentine, me fait tout de même part de sa préférence pour l’ancienne formule latine qui nous disposait à recevoir le corps du Christ. Je traduis: « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit (sub tectume meum), mais dis seulement la Parole (verbum) et mon âme sera guérie« . La remarque de ce thérapeute chrétien a creusé en moi quelques sillons, pas trop éloignés du sujet qui nous préoccupe.

Tout d’abord, le malade invite le divin médecin à entrer « sous son toit« . Cette supplique est plus concrète, moins mièvre et banale que la prière ronronnante demandant à Jésus d’ »habiter notre cœur ». Ce qui, en rigueur de terme, ne veut strictement rien dire. « Sous mon toit », par contre, chez moi, au milieu de mon entourage familial ou communautaire, au sein du décor que je me suis tissé, au cœur de l’histoire cabossée de ma vie: c’est là que j’attends celui qui peut me guérir. Les médecins de jadis qui se déplaçaient au domicile de leur patient évaluaient au premier coup d’œil la gravité de l’état du malade. La prise en compte de la santé du « toit » qui l’abritait leur permettait d’affiner leur diagnostic et proposer le traitement adéquat. Un homme peut souffrir du fait que son « toit » est percé et ne le protège plus. Il faut donc porter remède à l’environnement du malade, si on veut vraiment le guérir. Aujourd’hui, les médecins de campagne ont disparu et les généralistes prennent leur retraite. Où trouverais-je un thérapeute qui entrerait encore « sous mon toit »?

Mon âme sera guérie

« Mon âme sera guérie« . Pas seulement mon estomac, mes reins ou mes artères, mais « mon âme», source de tout élan vital, qu’il soit végétal, animal ou spirituel. La vraie médecine ne peut être qu’holistique. Elle concerne toute ma personne, sans se cantonner à mon anatomie. La guérison que j’implore est donc complexe. Elle peut m’ouvrir de nouveaux horizons, momentanément obnubilés par la souffrance physique. Francine Carrillo, pasteure et écrivaine, l’a bien décrit dans l’un de ses derniers ouvrages[1]: « Guérir… mais de quoi? ». Même la conversion morale ou spirituelle peut trouver place sur ce chemin.

« Dis seulement un mot« . La parole guérit. Freud n’a rien inventé. Tout le monde s’entend pour dénoncer le mal de notre siècle: l’absence de vraies communications entre les personnes. Constat paradoxal quand les téléphones portables, les SMS, les courriels nous inondent. Mais que deviennent dans ce fatras médiatique l’heure de la confidence ou celle de la confrontation positive? Que devient le « devoir de s’asseoir », l’un face à l’autre, les yeux dans les yeux, le temps de se dire et de s’entendre dire? Une vraie parole humaine libère et guérit. Celle qui ne s’embarrasse pas de médiations techniques, mais sourd du cœur, comme un verre d’eau fraîche tendu à l’assoiffé.

La parole

Enfin, ce ne sont pas seulement les « mots », mais la Parole, le Verbe, qui remet debout le malade. Bien sûr, en faisant ce lien, j’ai conscience d’avoir quitté la salle d’opération où s’affairent d’habiles techniciens autour de mes viscères. La foi, elle, ouvre un nouvel espace thérapeutique qui ne se confond ni avec la science médicale, ni avec le miracle improbable. Une espérance renaît quand mes forces physiques défaillent. Un nouveau monde vient au jour, quand l’ancien est à son déclin. Cette Parole de résurrection, de qui l’entendrai-je, couché sur mon lit d’hôpital? D’un médecin? D’une infirmière? D’un aumônier? D’un voisin malade? Il suffirait de faire remonter en moi ce que j’ai si souvent prêché, pour qu’enfin je puisse me l’approprier.

[1] Francine Carrillo: Guérir…mais de quoi? Editions Ouverture, Lausanne, 2011.

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Guy Musy

Guy Musy

Le frère dominicain Guy Musy, rédacteur responsable de la revue « Sources », présida en 2010 – 2011 la Plateforme Interreligieuse de Genève. Il fut pendant plusieurs années le délégué de son Eglise auprès de cet organisme.

 

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La médecine, un lieu paradoxal https://www.revue-sources.org/la-medecine-un-lieu-paradoxal/ https://www.revue-sources.org/la-medecine-un-lieu-paradoxal/#respond Wed, 04 Jul 2012 09:59:30 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=124 [print-me]

Cet article est une recomposition[1] d’une introduction de Marie-Jo Thiel à un ouvrage collectif qu’elle a dirigé et publié aux Presses Universitaires de Strasbourg[2].

Force et faiblesse de la médecine contemporaine

La médecine moderne a fait de grands progrès. Selon les disciplines, les avancées sont parfois spectaculaires. Les transplantations d’organes, la réanimation, le traitement des personnes séropositives, l’assistance médicale à la procréation, la chirurgie cardio-vasculaire ou digestive… proposent des remèdes incontestables et dont il faut se réjouir. Le médecin contemporain dispose d’une panoplie de grande efficacité, mais peut-il pour autant « guérir » les patients souvent impatients qui se confient à ses soins? Traiter des sujets malades n’est pas nécessairement les guérir et encore moins les rétablir, comme si l’on pouvait revenir à une innocence homéostatique[3] originaire. Pour être soigné efficacement, le malade doit pouvoir croire et consentir aux stratégies qu’il se formule, en lien avec les propositions médicales. Or les représentations mentales du médecin ne concordent pas nécessairement avec celles du malade en quête de guérison ou de mieux-être. Et les moyens mis en œuvre par la médecine ne sont pas tout-puissants.

Celui qui traverse l’épreuve d’une maladie ou d’une souffrance aura toujours tendance à imaginer le médecin comme un guérisseur disposant d’une alchimie sans faille. Il consent d’autant moins aux limites de sa pratique qu’il espère l’impossible, tout en craignant d’en être écarté. Cercle vicieux paradoxal: jamais comme aujourd’hui le savoir et la technique médicale n’ont ouvert autant de portes de soins ; mais jamais aussi comme aujourd’hui les humains n’ont manifesté un tel désarroi face à l’adversité. La médecine redouble d’efforts pour vaincre le mal-être, elle aboutit à d’incontestables résultas ; mais elle oublie encore trop souvent que la souffrance est le fait d’une existence en quête de sens et que certains de ses « remèdes » – particulièrement ceux qui visent à maîtriser le non-maîtrisable – peuvent violemment heurter ceux qu’elle tente de convaincre.

Choc des représentations, des valeurs, des normes, des systèmes de justification, des références éthiques. Pensons, par exemple, à la réduction embryonnaire ou à l’interruption médicale de grossesse (en raison d’une malformation fœtale). Ces pratiques peuvent offenser gravement l’idée qu’une femme se fait de son enfant. Mais, en refusant la proposition médicale, une mère peut scandaliser tout aussi farouchement le corps médical. On suscite ainsi des malaises, d’autant plus profonds que ces griefs ne sont pratiquement pas verbalisés, ils empruntent des canaux affectifs et passionnels pour toucher non seulement l’équipe soignante, mais également, peu à peu, la société dans son ensemble.

L’évolution en « clair-obscur » de la médecine

L’évolution de la médecine a permis d’accroître la durée de vie, mais a-t-elle réellement contribué à sa qualité? La souffrance, le handicap ne sont-ils devenus paradoxalement encore plus intolérables (G.Frey)[4]? Constamment, les technologies télescopent le temps, attisant la vie là où la mort est déjà à l’œuvre, « arrêtant » le temps par l’annonce de diagnostics qui sidèrent ceux qui les reçoivent, voire retirant certains de l’avenir en mettant à jour une prédisposition génétique grave (C.Perrotin)[5]. La congélation embryonnaire permet de « programmer » un projet d’enfant, mais introduit aussi des « décalages » ou des « ruptures » dans le temps, dans l’histoire des sujets et la succession des générations (A.Clavert)[6]. La nouvelle gestion de la temporalité en début et fin de vie pose aussi de nombreux casse-tête aux juristes! (J.Bouton).

Cette évolution ambiguë, en clair-obscur, des pratiques médicales interroge l’éthique dans son lien structurel avec la question du sens, et, partant, avec les représentations mentales et les croyances du sujet dans ses cercles d’appartenance.

L’évolution de la médecine a permis d’accroître la durée de vie, mais a-t-elle réellement contribué à sa qualité?

La bonne décision clinique n’est donc pas seulement le fruit de l’application des grandes règles de la pratique proprement médicale. Elle est aussi consentement à l’intuition des affects régulés par la raison. L’option la meilleure est celle dont on a discerné le sens. Autrement dit, selon les acceptions de ce mot en français, l’option la meilleure est celle dont on a vérifié la signification et la direction objectivée dans ses conséquences (proches et lointaines, personnelles et sociales), ainsi que la capacité du patient à se comprendre dans son unité psycho-sensorielle et émotionnelle[7]. La décision s’enracine ainsi dans une certitude suffisamment large pour passer à l’acte, mais aussi suffisamment « obscure » pour lui interdire toute prétention. Elle pousse finalement le médecin à agir sans qu’il ne possède la clé ultime qui motive son intervention. Elle requiert de ce fait une attention permanente à cette « nocturnité » constitutive, en particulier à la question des représentations et croyances, à la possibilité d’émergence du sens que chacun doit donner à son existence.

En conclusion

La médecine demeure un lieu paradoxal. Elle se veut objective et se fonde sur des plaintes subjectives. Elle se veut rationnelle, mais peut-on inscrire du rationnel en cet endroit si peu rationnel? Elle s’appuie sur l’efficacité de la maîtrise technologique pour s’adresser à la « démaîtrise » occasionnée par la pathologie. Elle contrôle le temps qui finalement lui échappe. Elle répond à une requête infinie de bien-être, requérant des moyens croissants dans une société aux biens limités. Elle se dévoile ainsi comme étant une vitrine de la société dans ses richesses, sa puissance technologique, ses ambiguïtés et sa vulnérabilité. Elle se révèle grand écran, étalant le tragique qui guette toute existence humaine et la noblesse de la quête humaine de sens. La raison peut en discuter, mais la requête ne doit jamais être abandonnée. La médecine comme lieu d’expérimentation du sens de la vie et de la mort tire la société dans son sillage. Réciproquement, la société, soucieuse du bien commun, mandate la médecine de gérer raisonnablement l’expérience de la souffrance, mais avec le risque d’aller trop loin et de s’écarter des sentiers du raisonnable.

N’avons-nous pas aujourd’hui intérêt à arrêter notre réflexion sur trois grands aspects de cette évolution: les changements autour de la communication entre le médecin et le malade, la manière dont la médecine modifie le rapport au temps et aux représentations et enfin sur les pouvoirs en jeu dans ces rapports de force. Il y a là un une nécessité d’engagement lucide et responsable, audacieuse et prudentiel de la société dans son ensemble!

[1] Cette reconfiguration du texte d’origine a été faite par le fr. Michel Fontaine, o.p, avec l’accord de l’auteur.

[2] Marie-Jo Thiel (sous la dir.), Où va la médecine? Sens des représentations et pratiques médicales, PUS, Strasbourg, 2003.

[3] L’homoeostase correspond à l’équilibre du milieu intérieur d’un individu.

[4] Médecin praticien hospitalier, Service de réanimation chirurgicale de Hautepierre, Hôpitaux universitaires de Strasbourg, G.Frey est l’auteur de l’un des articles « Le prix à payer – Souffrance et handicap » de l’ouvrage mentionné.

[5] Philosophe au Centre interdisciplinaire d’éthique de l’Institut catholique de Lyon, C.Perrotin est l’auteur de l’un des articles « Le temps à l’ombre de la maladie et de la mort » de l’ouvrage mentionné.

[6] Maître de conférence, Faculté de droit, de sciences politique et de gestion de l’Université de Strasbourg, A. Clavert est l’auteur de l’un des articles « Le temps et la procréation » de l’ouvrage mentionné.

[7] L’on songe, bien sûr, à la place et au rôle des « organes des sens ». Il ne s’agit cependant pas simplement de « sensations » mais bien aussi d’émotions, c’est-à-dire de sentiments nommés, parlés, occasionnés « par », « pour », « en vue de »… Sur les rapports entre émotion et raison, voir Paul Lauritzen, « Emotions and Religious Ethics », The Journal of Religious Ethics, vol.16/2, Fall 1988.

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Marie-Jo Thiel est théologienne, médecin, professeur d’éthique et de théologie morale à la Faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg. Elle est directrice du Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique (CEERE). Depuis 2011 la Commission européenne l’a nommée membre du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies.

 

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La santé: capacité de s’adapter https://www.revue-sources.org/la-sante-capacite-de-sadapter/ https://www.revue-sources.org/la-sante-capacite-de-sadapter/#respond Wed, 04 Jul 2012 09:55:08 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=121 [print-me]

La santé est un concept en pleine transformation. Il y a un siècle encore, elle était définie comme une absence de maladie. En une formule poétique, Leriche la décrivait comme « la vie dans le silence des organes« . Le but des soins était de guérir. On visait une restitutio ad integrum du corps lésé: le retour à l’état de nature qui était censé précéder son atteinte par le processus pathologique. En retrouvant cet état, le malade reprenait sa place dans la cohorte des bien-portants.

La « grande santé » a disparu

Arrive le 20e siècle et ses révolutions technologiques. La médecine s’intéresse aux causes moléculaires des maladies. Une immense complexité s’ouvre à elle. Le pathologique n’est plus une notion univoque. S’impose une impossibilité de décrire un état de nature normatif: le milieu intervient toujours. On découvre que la déviance n’est pas un à-côté de la biologie mais son ressort intime. En même temps, on commence à mieux décrire et comprendre le déroulement des maladies. On peut les déceler avant leur manifestation, par imagerie ou examens de laboratoire, ou encore analyse génétique. Du coup, la médecine devient prédictive. De plus en plus.

Ce qui a une conséquence majeure. Plus personne n’est guéri ni en bonne santé. Chez n’importe qui existent des prémices de maladies ou des facteurs de risque. Pour ne rien arranger, la médecine moderne éclaire la personne avec quantité de savoirs autrefois tenus à distance. La santé apparaît comme une construction physique et psychique, mais aussi émotionnelle et sociale. Elle est fragile, multiple, nuancée, improbable. La «grande santé» telle qu’on la concevait au 18e siècle, a bel et bien disparu.

Sauf que, cette grande santé, l’humain moderne n’a pas la moindre envie d’en faire son deuil. C’est pourquoi, à mesure qu’elle s’estompait, la société l’a investie d’un rôle sacré. Elle est devenue la valeur refuge du désenchantement. C’est elle, et non le « salut » – dont ce fut le rôle millénaire – qui porte l’espoir d’une vie libérée des servitudes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la définition qui a exercé son magistère jusqu’à récemment, celle de l’OMS. Pour elle, la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité ». Formule incantatoire, cette définition s’est dès le début montrée irréaliste, impossible à mettre en action, incapable de servir de mesure. Qu’importe: durant les trente glorieuses d’une médecine qui ne doutait de rien et d’une époque qui n’avait que l’horizon du progrès pour limite, elle a rempli à merveille un rôle de phare symbolique.

Horizon troublé

Dès les années 90, cependant, l’horizon s’est troublé. Les « guerres » contre les pathologies se sont enlisées comme la plupart des guerres. Les contraintes économiques se sont insinuées partout. Le déclin de la définition de l’OMS était scellé. Si le spectre des maladies s’élargit, si la médicalisation de la vie semble s’étendre sans limite, c’est à cause de ce terme fâcheux de « complet« , contenu dans la définition de l’OMS. Sans compter que le dépistage des maladies rend inatteignable l’état de complétude qu’il signifie. Et que, la population mondiale vieillissant, les maladies chroniques deviennent la norme.

Des chercheurs prestigieux proposent une autre démarche. Non pas une définition, mais un «cadre conceptuel». Leur idée est que la santé ne peut se cerner que de façon «dynamique». Elle doit être fondée sur la résilience, c’est-à-dire la capacité à faire face à la difficulté, à maintenir et restaurer son intégrité, son équilibre et son sens du bien-être. Leur définition – car c’en est bien une, même s’ils s’en défendent – la voici: « la santé est la capacité de s’adapter et de se prendre en charge » face à des problèmes physiques, émotionnels et sociaux.

Fichtre! Il aura fallu près de cinquante ans pour que les spécialistes anglo-saxons redécouvrent, avec une fierté de pionniers, la pensée du grand Georges Canguilhem. Lequel écrivait dans Le normal et le pathologique: « La santé est une façon d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur de normes vitales ». Difficile de mieux décrire la résilience.

L’horizon de l’individu contemporain n’est pas la santé, mais la surhumanité.

Plaisante convergence, donc. Seul ennui: ce changement de paradigme, annoncé depuis longtemps, souhaité désormais par la plupart des praticiens et philosophes, n’a pas prise sur l’époque. Regardez la population. Où se trouve sa fascination? Comment construit-elle sa mythologie, quel est l’axe de son existence? La « capacité de s’adapter »? Non. Encore et toujours, la santé parfaite. Mais renouvelée à la lumière des pouvoirs technologiques, conçue comme un « zéro souffrance, prolongation de la vie et intensification de soi » pour reprendre les termes de Sloterdijk. Avant de s’adapter à la maladie, l’individu contemporain exige l’aide de la science de pointe. Mise à jour de son intime, transparence chiffrée, par l’intermédiaire du laboratoire ou de l’imagerie, de l’intérieur de son corps. Science capable d’éclairer ses processus les plus intimes. Davantage que de guérir, il souhaite que soit surveillée et maîtrisée sa biologie. Le but étant de contrer le vieillissement et d’amener le corps à plus que le corps, de stimuler le psychisme et d’imaginer un nouveau bien-être. L’horizon n’est pas la santé, mais la surhumanité. C’est à tout cela que nos contemporains pensent en évoquant la santé.

La maladie est une allure de la vie

Entre l’anthropologie et la technologie, il y a un lien intime. Les deux évoluent ensemble. La vision de nous-mêmes, mais aussi de notre milieu, de nos désirs, de ce que nous considérons comme la santé, se construit avec les outils de l’imagerie, la génétique, l’efficacité des prédictions et des traitements. Le milieu dans lequel nous tâchons d’imposer nos nouvelles normes n’a rien à voir avec celui des époques précédentes.

Le problème philosophique n’est pas que nous avons tort de viser une santé trop élevée, parce qu’il faudrait simplement réduire notre ambition, demander moins. Il est que l’adaptation représente une catégorie de pensée inadéquate. S’il n’y a pas de santé parfaite, c’est parce que la maladie est une autre « allure de la vie », comme disait Canguilhem. Elle impose de s’organiser une « autre vie, même au sens biologique de ce mot ». La santé fait plus que, à la manière de la résilience, se jouer de la norme: elle la surplombe.

Disons cela autrement. Il n’existe pas d’état de perfection, pas de vie sans contradictions ni conflits. D’une certaine façon, pour reprendre un mot de Michel Foucault, tout individu humain est un ratage. En tout cas une imperfection. Il est tissé d’erreurs, mais ces erreurs, c’est lui. Il peut – et c’est en cela qu’il exprime sa santé – imposer ce en quoi il est une erreur à son milieu (social et biologique). Et il peut le faire en s’appuyant sur les technologies les plus évoluées. « L’homme normal, écrit Canguilhem, c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques« .

C’est de l’imperfection que vient l’évolution, la possibilité de création de mondes humains, de vies sublimes, bref: la pleine santé. Alors que la santé parfaite s’ouvre sur un monde clos. Elle est une impasse que l’époque moderne, malvoyante et de petite santé collective, imagine mener à la lumière.

(Article repris en partie de la « Revue Médicale Suisse » 2011, 7:2376)

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Bertrand Kiefer, médecin et théologien suisse, est directeur de la « Revue Médicale Suisse » qui paraît à Genève.

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De la nanomédecine à la nanoéthique https://www.revue-sources.org/de-la-nanomedecine-a-la-nanoethique/ https://www.revue-sources.org/de-la-nanomedecine-a-la-nanoethique/#respond Wed, 04 Jul 2012 09:44:27 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=118 [print-me]

La nanomédecine, c’est simplement l’usage des nanosciences et nanotechnologies dans la médecine. Ce qui caractérise ces trois disciplines, c’est leur préfixe, nano-. Il a ceci de spécial qu’il ne désigne pas un domaine d’étude particulier, mais une grandeur ou une échelle, le nanomètre. Un nanomètre, c’est 1 milliardième de mètre ou 10-9 m et un nanoobjet est un assemblage d’atomes constituant un objet dont au moins l’une des dimensions est de taille nanométrique, c’est-à-dire qui mesure entre 1 et 100 nm. En bref, un objet nanométrique est un assemblage de quelques centaines à quelques milliers d’atomes.

Si un tel objet constitue un domaine particulier d’étude, c’est qu’il possède des propriétés particulières. Ainsi, un nanotube de carbone est environ 200 fois plus résistant que l’acier, tout en pesant six fois moins. La raison pour laquelle les nanoobjets acquièrent des propriétés inédites par rapport aux objets plus gros faits de la même matière est que plus un objet est petit, plus sa surface est importante par rapport à sa masse et que, à l’échelle nanométrique, des effets quantiques se manifestent.

Nanoobjets et médecine

En quoi de tels objets intéressent-ils la médecine? En ce qu’ils sont susceptibles d’y avoir de nombreuses applications. En effet, plusieurs recherches impliquant de tels objets sont actuellement menées concernant les diagnostics, la surveillance médicale (biopuces), l’administration de médicaments ou l’ingénierie tissulaire. Par exemple, des médicaments peuvent être acheminés directement à l’endroit où ils doivent agir par des nanoconteneurs qui, grâce à des protéines situées à leur surface, identifient les cellules où les substances actives doivent être délivrées. À la frontière entre les nanosciences et les neurosciences, je mentionnerai encore les implants cérébraux, tels que des électrodes implantés dans le cerveau utilisés notamment pour contrôler les symptômes de la maladie de Parkinson, ou des prothèses neurales permettant aux sourds d’entendre, ainsi que tous les interfaces cerveau-ordinateur.

Soigner, c’est restaurer la normalité, mais qu’est-ce que la normalité?

La nanomédecine apparaît donc comme un des multiples rejetons du projet de soigner l’être humain, de lui permettre de recouvrer la santé (restitution ad integrum), projet dont la valeur morale est hautement positive et qu’il ne viendrait à l’idée de personne de contester. Pourtant, certains auteurs ont manifesté des soucis, au point qu’une revue portant le nom de Nanoethics a été récemment fondée. Quels sont-ils?

Soucis éthiques

Selon la Royal Society, qui a consacré un long rapport à ce sujet[1], on peut identifier deux groupes de questions éthiques liées aux nanotechnologies, concernant respectivement la sûreté (safety) et la justice sociale. La justice sociale recouvre pour l’essentiel les impacts économiques, le fossé technologique (nanodivide), les implications pour les libertés civiles et l’amélioration de l’être humain.

La question de la sûreté n’est éthique que de manière indirecte. Par là je veux dire que c’est un sujet qui requiert avant tout l’expertise technique qui est celle du scientifique ou de l’ingénieur. Un philosophe ou un éthicien n’ont rien à dire sur la question de savoir si tel nanoobjet est toxique ou non pour l’être humain, les autres animaux ou l’environnement. Par contre, ils ont à rappeler que l’évaluation de la dangerosité d’une substance est requise par le principe éthique disant qu’il est immoral d’introduire un objet dangereux pour l’être humain, l’animal ou l’environnement, sans une bonne raison. En médecine, cette bonne raison consiste en une évaluation risques / bénéfices favorable, et dans l’obtention du consentement libre et éclairé des personnes concernées.

En ce qui concerne les soucis moraux liés à la justice sociale, les impacts économiques et le fossé technologique sont des soucis génériques liés au développement de toutes les technologies de pointe: l’introduction d’une nouvelle technologie crée des gagnants et des perdants, pose la question des droits de propriété (brevets) et soulève celle de la possibilité pour les pays pauvres de développer et d’utiliser ces nouveaux moyens et donc de ne pas voir s’aggraver le fossé technologique, à défaut de le combler.

Les implications pour les libertés civiles viennent essentiellement du fait que l’utilisation de nanoobjets va permettre une surveillance et une collecte de données plus efficaces concernant les divers aspects de notre vie et de notre santé, qui ne pourront qu’intéresser vivement les assureurs et les planificateurs en santé publique. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) français parle du patient ou du sujet code barre .

La question de la normalité

L’amélioration de l’être humain est un sujet qui émerge à partir de multiples points de vue. En un sens, l’être humain cherche à s’améliorer et s’améliore vraiment sur certains points, individuellement et collectivement, depuis la nuit des temps. Pensons à l’invention de l’écriture et des outils, à la création des États ou à l’éducation. De nos jours, la question est surtout débattue dans le contexte de l’usage possible de trois technologies: le génie génétique, les neurosciences et, justement, les nanotechnologies. En ce qui concerne ces dernières, ce sont les interfaces homme-machine et les implants cérébraux auxquels on pense généralement – c’est pourquoi la question est aussi débattue sous le chapeau de la neuroéthique, à savoir des questions éthiques posées par les neurosciences. Comme c’est souvent le cas lorsqu’il est question d’amélioration, les dispositifs utilisés ont d’abord été développés dans le cadre de thérapies et le sont d’ailleurs encore, c’est pourquoi ils ne sont pas sans impact sur la question de la normalité. Améliorer, c’est aller au-delà du normal, alors que soigner, c’est restaurer la normalité; mais en quoi consiste cette normalité?

J’aimerais illustrer ce point avec une controverse qu’a suscitée l’emploi des implants cochléaires. La surdité a longtemps été considérée comme un handicap, et un handicap pour lequel on n’avait pas beaucoup d’options thérapeutiques. Cela a changé depuis quelques années avec l’introduction de ces implants, permettant aux sourds – et notamment aux enfants sourds – d’entendre. La surdité était vaincue! Quelle n’a alors pas été la surprise de rencontrer des couples sourds refuser les implants pour leurs enfants, voire de demander un diagnostic préimplantatoire pour être sûrs d’avoir un enfant sourd, afin qu’il soit forcé d’apprendre le langage des signes, dans le but de lui permettre une meilleure intégration dans la communauté et la culture sourdes. Ainsi, pour ces parents, la surdité n’est pas considérée comme un handicap, mais comme un trait culturel particulier, ayant même valeur que les autres traits culturels. On le voit, à ceux qui considèrent la surdité comme un handicap s’opposent ceux qui la perçoivent comme une différence qui ne fait pas quitter le domaine de la normalité. Pour ces derniers, classer la surdité dans la rubrique des handicaps qui seraient remédiables par des moyens médicaux est une médicalisation injustifiée, née du refus de reconnaître la diversité humaine. Nanotechnologies et neurosciences nous ramènent ainsi à cette vieille question, dont la réponse conditionne le contenu des normes morales que nous sommes prêts à accepter: « Qu’est-ce que l’être humain? ».

[1] The Royal Society, Nanoscience and Nanotechnologies: Opportunities and Uncertainties, 2004, disponible à: http://www.nanotec.org.uk/report/Nano%20report%202004%20fin.pdf.

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Bernard Baertschi est maître d’enseignement et de recherche au Département de philosophie de l’Université de Genève. Il est également membre de l’Institut d’éthique biomédicale de l’Université de Genève.

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Médecine médiévale https://www.revue-sources.org/medecine-medievale/ https://www.revue-sources.org/medecine-medievale/#respond Wed, 04 Jul 2012 09:40:59 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=115 [print-me]

On décrit souvent de manière caricaturale la médecine médiévale occidentale. Il faut reconnaître que cette caricature a un fond de vérité. Par contre, ceux qui attribuent à l’Eglise du Moyen Âge une volonté délibérée de s’opposer au progrès médical font fi d’une réalité beaucoup plus complexe. Sont carrément dans l’erreur ceux qui attribuent à cette médecine un fondement biblique et ceux qui affirment que, pour des raisons religieuses, les érudits de l’époque ont voulu passer sous silence les avancés des anciens.

L’héritage antique

Au contraire, presque tous les traités médicaux médiévaux se déclarent explicitement héritiers d’auteurs de l’Antiquité, païens pour la plupart, et les moines n’ont aucune réticence à les retranscrire. On retrouve ainsi principalement des références au médecin grec Galien, mais aussi d’autres textes attribués à tort ou à raison à Hippocrate. Mais il est vrai qu’à cette époque bon nombre d’écrits médicaux de l’Antiquité sont incomplets ou mal traduits. Au contraire de ceux qui ont été retrouvés par les Arabes. Il y a bien un obstacle au progrès de la médecine au Moyen Âge, mais il tient plutôt à un conservatisme ambiant et à un refus de procéder à une expérimentation qui remettrait en cause les acquis de l’Antiquité.

Un autre problème de taille: la longue interdiction de disséquer des cadavres humains. Mais celle-ci est autant le fait du droit romain que celui de l’Eglise. Cependant, les premières dissections de suppliciés sont attestées à Salerne dès le 9ème siècle. Il est vrai que le pape Sixte IV, couronné en 1471, sera le premier pape à recommander la dissection de cadavres afin de favoriser les progrès de la médecine. Mais avant cette recommandation, il y eut bel et bien de très nombreuses permissions. Or, aucune d’elle aboutit à une contestation de l’anatomie proposée par Galien. Ce n’est qu’au 16ème siècle qu’André Vésale y démontrera plus de 200 erreurs.

Une santé en équilibre

Durant la première partie du Moyen Âge, et même au-delà, la médecine est fondée sur des conceptions tout à fait analogues à celles de l’Antiquité. Elles reposent sur l’idée selon laquelle le corps est gouverné par quatre humeurs, elles-mêmes reliées aux quatre éléments, aux quatre saisons et aux quatre âges de la vie, selon les deux couples chaud / froid et sec / humide:

  • Chaud – humide:
    air – sang – printemps – enfance
  • Chaud – sec:
    feu – bile rouge – été – jeunesse
  • Froid – sec:
    terre – bile noire – automne – âge mûr
  • Froid – humide:
    eau – flegme – hiver – vieillesse

Le corps en bonne santé est alors celui dans lequel ces humeurs sont en équilibre. Mais en raison même des rapports avec les saisons et les âges de la vie, le déséquilibre se produit constamment. Prenons un exemple: chez une personne d’âge mûre, la bile noire domine, et l’effet en est renforcé chaque automne, ce qui signifie une augmentation du déséquilibre. Par ailleurs, une humeur peut se trouver particulièrement dominante dans tel ou tel individu, indépendamment de tout cycle. La maladie venant le plus souvent d’un dérèglement dans les humeurs, pour ne pas être malade il faut donc prendre garde avant tout à conserver cet équilibre, rendu d’autant plus précaire que la suite des saisons et celle des âges de la vie contribuent à le perturber. La médecine préventive consistera donc à veiller à ne pas augmenter encore les inégalités d’humeurs, et, dans la mesure du possible, à les atténuer. Ainsi mangera-t-on de la nourriture parfumée et très relevée à la saison du « sang » (printemps) pour en compenser la douceur.

Prévention et pratiques

Si on peut reconnaître à cette conception une certaine logique et admettre que certaines de ses conséquences pourraient être confirmées d’un point de vue empirique, il faut souligner qu’elle conduit parfois à des règles d’hygiène très différentes de celles que l’on connaît aujourd’hui. Ainsi, durant l’hiver et la vieillesse, lorsque le flegme – c’est-à-dire l’eau – est à son apogée, il faudra éviter d’augmenter l’importance de cette humeur dans le corps et donc éviter absolument de se laver! Mais le reste de l’année, le flegme étant dominé, l’usage du bain est recommandé. Le Moyen Âge n’est pas opposé à la propreté, contrairement à ce que l’on a pu lire. Ce n’est qu’à la période de la Renaissance que l’on évitera de faire sa toilette avec de l’eau et que les ablutions seront remplacées par l’usage de parfums.

Si la prévention n’a pas suffi, si la personne est malade, que fait-on? En suivant les principes évoquées ci-dessus, la tentative de rééquilibrer les humeurs était souvent le premier réflexe du médecin, après avoir identifié laquelle est dominante ou laquelle est manquante. Ainsi en va-t-il de la saignée, pratiquée dès le 12ème siècle. A l’origine, le but était d’enlever du sang à qui en aurait trop et procéder au rééquilibrage. Il est vrai que par la suite la saignée a été pratiquée dans les circonstances les plus diverses. Cependant, il restera que si le médecin jugeait qu’un patient souffrait d’un « manque de sang », il lui administrait un apport de vin au miel et non une saignée. Cette pratique n’était donc pas la panacée que la légende attribue à tout médecin médiéval.

Mais alors pourquoi donc du vin? Cette approche reposait sur une autre conception médiévale de la pharmacopée qui complétait la première: la « théorie des signatures ». Elle était fondée sur l’idée que fruits, légumes ou épices étaient appropriés pour soigner les organes qui leur ressemblaient, ne serait-ce que par la couleur. Outre le vin déjà mentionné pour soigner les manques de sang, le safran jaune était préconisé pour venir à bout de toutes les douleurs du foie. Pour soigner les maux de têtes, la noix est recommandée, en raison de sa ressemblance avec le cerveau. Cela a considérablement contribué à augmenter la valeur marchande de ce fruit dès le 10ème siècle. On notera que bien loin de l’Occident médiéval, certains rites chamanistes de guérison utilisent encore de nos jours une telle théorie.

Pour ce qui est de la chirurgie médiévale, il n’y a pas grand chose à en dire: on ampute le membre infecté, évidemment sans autre anesthésie que la consommation d’alcool à grande dose.

Influence des Arabes

Il est bien ancré dans l’imagerie populaire qu’au Moyen Âge, les Arabes ont une grande avance sur les Occidentaux en matière de médecine. Et c’est la vérité! Cela dit et reconnu, à cette époque les médecins arabes sont également confrontés à une certaine interprétation de la religion qui mine l’efficacité de leur pratique. Quoi qu’il en soit, l’Occident va profiter de l’influence arabe, même si les Arabes ne vont plus guère progresser, notamment en raison d’un certain fatalisme religieux. Par ailleurs, ainsi que l’explique Amin Maalouf dans la conclusion de ses Croisades vues par les Arabes, l’envahisseur fait preuve d’habileté en apprenant la langue du pays conquis, alors que pour les populations occupées apprendre la langue de l’envahisseur est compromission ou même trahison. Ainsi, toujours selon Amin Maalouf, « les Francs se sont mis à l’école arabe en médecine« . Et, de fait, les Occidentaux prendront connaissance de nombreux textes médicaux de l’Antiquité par l’intermédiaire de traductions arabes. Une nouvelle impulsion est ainsi donnée à la médecine occidentale, même si les effets vont tarder à se faire sentir.

Avant que la peste ne survienne, la mort faisait partie du quotidien. L’ampleur du nombre de victimes de la peste change la donne.

La peste

Un autre événement va profondément remettre en question la conception occidentale de la santé: la peste noire, importée de Crimée par des marins génois et qui, mis à part quelques petites zones épargnées, aura décimé la population de toute l’Europe occidentale entre 1347 et 1350. L’impact démographique peut être partiellement chiffré, à l’aide des documents de l’époque. Froissart affirme que la tierce partie du monde a disparu. Boccace chiffre à 100’000 le nombre de morts à Florence. Dans les grandes villes allemandes, la perte se chiffre à la moitié ou au deux tiers de la population. Suivant les régions, le tiers et les trois quarts des personnes sont touchées. Un phénomène aux conséquences encore plus dramatiques par le fait que les enfants sont les plus vulnérables.

Face à cette épidémie, la médecine est au mieux inefficace et au pire aggrave le mal. Comment pourrait-il en être autrement, dans une population qui ignore totalement l’origine de ce mal? On croira principalement à une corruption de l’air, que l’on combat avec des parfums. De cette croyance reste l’expression française: « l’air empesté ». On accusera également des « empoisonneurs de puits », généralement juifs, de propager volontairement la peste pour détruire la chrétienté. L’attitude du clergé face à ces mouvements de foule, souvent spontanés, sera à cet égard très contrastée selon la période et le lieu.

On notera aussi que la peste est souvent attribuée à la « colère de Dieu ». Cette attitude est plutôt le fait de réaction spontanée de la population que d’une incitation de la part du clergé. Ainsi, le mouvement des flagellants atteint son apogée en 1348 avec l’apparition de la peste. Mais cette pratique est condamnée par une bulle du pape Clément VI en 1349. La pénitence sous des formes usuelles ou extrêmes apparaît donc comme un des principaux remèdes physiques contre la peste.

Tout cela pourrait apparaître anecdotique si la peste de par son ampleur n’avait pas opéré un changement de points de vue et d’attitudes face à la mort. Quelle qu’en fussent les causes, la mort avant que la peste ne survint faisait partie du quotidien. Le rituel de la mort, aussi bien chrétien que profane, était pris en charge par la famille dont les membres étaient confrontés à un phénomène considéré comme naturel et coutumier. L’ampleur du nombre de victimes de la peste change la donne. Les rares survivants d’une famille ne peuvent plus assumer un phénomène d’une telle envergure. Apparaissent ainsi un grand nombre de « confréries » pour suppléer spirituellement à la famille. Mais surtout, de par son caractère ingérable, la mort prend l’aspect d’un phénomène non naturel et obsessionnel. L’art reflète cet état d’esprit. La mort du Christ est mise en scène avec une intensité dramatique et émotionnelle (voir la « Crucifixion du Christ » de Mathias Grünewald, début du 16ème siècle). Ces représentations contrastent avec le sentiment de paix qui dominait dans les icônes de la crucifixion. Simultanément, apparaissent les images qui personnifient la « Mort », ainsi que les danses macabres. La mort devient l’ennemi contre lequel il faut lutter par tous les moyens. On attend désormais de la médecine qu’elle guérisse vraiment. Le fait qu’elle soit inefficace face à la peste fait douter des théories des anciens.

Deux réflexions finales

Ce bref historique peut susciter de nombreuses réflexions. J’en retiens deux.

Une forme d’hygiène existait déjà au Moyen Age. Certes, elle était maladroite, parce que basée sur des conceptions que l’on sait aujourd’hui être erronées, mais du moins existait-elle. Cela devrait nous inviter à nous souvenir que prendre soin de son corps est prendre soin d’un don de Dieu. A cet égard, nous devrions avoir en mémoire cet extrait de la Première Epître aux Corinthiens: « [Le corps] est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. … Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ? » (6, 13, 15).

D’autre part, les progrès de la médecine ont pu être entravés par l’idée que soigner un malade était une forme de désobéissance aux desseins divins. On retrouve encore aujourd’hui l’antique antagonisme entre « soumission à la volonté de Dieu » et « usage de la médecine ». Certaines sectes n’hésitent pas à déconseiller l’usage de la médecine comme une forme de refus des ordres divins. « Dieu guérit qui Il veut et comme Il veut!« . Cette maxime n’a de sens que si l’on admet que parmi les moyens compris dans le « comme Il veut« , il y a bel et bien celui du dévouement de médecins, d’infirmières et d’infirmiers, de chercheurs en médecine et en biologie. Autant de personnes qui consacrent leur vie à trouver des solutions pour aider ceux qui souffrent. Face au blessé, le bon Samaritain, modèle de toute charité, a commencé par le soigner, puisqu’il « banda ses plaies, y versant de l’huile et du vin » (Luc 10, 34).

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Roland Pillonel

Roland Pillonel

Roland Pillonel, membre de notre comité de rédaction, est responsable à l’Université de Fribourg de la formation des enseignants du secondaire I et II.

 

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On lie habituellement santé et guérison, récupération physique, relatif bon fonctionnement des organes vitaux. Le fait de la comprendre comme un « équilibre » est-il une nouveauté?

Non, le fait de parler de la santé comme d’un équilibre n’est pas nouveau. Nous trouvons déjà dans les écrits hippocratiques, pour ne parler que de ceux-là, une approche totalisante de la santé, qui fait intervenir l’idée d’un continuum santé-maladie tout au long de l’existence humaine. Qui dit continuum, dit tensions entre différents pôles internes et externes. Donc recherche permanente d’équilibre. La santé ne se réduit pas à l’absence de maladie, à un acte de guérison ou à une récupération physique.

Sur ce sujet, deux grands courants existent depuis fort longtemps et peuvent avoir un impact sur notre manière de penser la santé. Le premier défend une vision qui confère à la maladie une existence autonome, indépendamment de l’organisme qui la supporte et qui se trouve attaqué (approche ontologique ou biomédicale). Pensons en particulier au XIXe siècle avec les découvertes expliquant les pathologies infectieuses (Cl.Bernard, Pasteur), confirmant ainsi la médecine dans son statut de science, initié déjà par les réflexions de Descartes. L’autre approche est de penser la santé et la maladie en termes globaux et totalisants, comme nous le rappellent d’ailleurs la médecine hippocratique et l’OMS.

Le mot « équilibre » est vague. Peut-on préciser ce terme? Est-ce marcher sur une corde raide entre deux précipices? Quels précipices?

La notion d’équilibre n’est pas aussi vague qu’elle paraît. L’équilibre peut être statique (un pont reliant deux rives) ou dynamique (le funambule qui doit sans cesse corriger les tensions). Lorsque nous disons que la santé est une affaire d’équilibre, nous l’entendons dans un sens dynamique qui situe l’être humain comme un acteur responsable. Les éléments très composites qui constituent la santé sont égaux. Lorsqu’un élément prend trop d’importance, il y a risque de déséquilibre pouvant s’exprimer sous la forme d’un dysfonctionnement. Alors interviennent les ressources propres à chacun.

L’image de la corde raide entre deux précipices est trop réductrice. Elle ne prend pas suffisamment en compte nos ressources internes et externes qui permettent de maintenir cet équilibre dynamique.

Santé en équilibre signifie-t-il bonheur, bien-être physique, moral et spirituel? Si c’était le cas, le chirurgien est impuissant à remettre lui seul son patient en « situation d’équilibre ». Il faut recourir à d’autres agents. Lesquels?

Si l’on admet que le bonheur est une résultante de plusieurs dimensions, nous pouvons garder cette proximité de sens. Par ailleurs, la définition que l’OMS a donné de la santé en 1946 introduit une notion particulièrement subjective mais centrale de « bien-être », tout en reconnaissant une vision globale et totalisante de la santé: »La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité« .

L’exemple du chirurgien introduit à nouveau les deux grands courants que nous évoquions plus haut: soit une approche médico-centrée, uniquement correctrice, réparatrice et thérapeutique visant l’organe malade; soit une approche plus globale, cherchant à relier certaines dimensions de la personne et de son environnement dans la demande de soins. Comment notre chirurgien va-t-il s’y prendre pour remettre son patient en situation d’équilibre? Il devra intégrer l’acte chirurgical dans la globalité de celui qui en fait la demande, en sachant bien toutefois que le « bien-être » ne sera jamais complètement atteint. Nous sommes dans une dynamique et le maintien en santé restera une question d’équilibre…

A la rigueur, selon cette nouvelle définition de la santé, on peut éprouver de la souffrance physique et demeurer « équilibré » malgré tout.

Prenons l’exemple des soins palliatifs qui sont donnés à des personnes pour lesquelles le choix de ne plus engager d’action curative en vue de guérir le mal a été fait avec leur accord. Il s’agit de les aider à vivre le mieux possible jusqu’à la fin de leur existence.

Si l’on arrive à maintenir cet équilibre visant le mieux possible – ce que nous appellerions « confort », une forme de sérénité, un « bien-être » – nous pourrions parler d’un cheminement en santé… vers la mort, les dimensions physique, psychique, sociale et spirituelle étant respectées. Je me permets ici de citer un auteur, Bernard Honoré, philosophe et psychiatre, qui évoque la santé comme « …l’appropriation d’une donation, qui fait l’objet d’une transmission, d’une passation par un don mutuel, qui est un avènement en soi du désir de vivre, de se maintenir en vie ».

Quelle nouvelle thérapie imaginer dans cette perspective?

La réponse va plus loin que la recherche d’une nouvelle thérapie. La santé comprise comme une question d’équilibre renvoie à une certaine vision de l’être humain. Comment nous situons-nous face à nous-mêmes et face aux autres? Georg Gadamer, philosophe contemporain (1900 – 2002) dans son livre « Philosophie de la santé » nous le redit:« La santé est une expérience d’équilibre ». La thérapie ne serait-elle pas alors de prendre au sérieux nos expériences de vie et de les utiliser comme des ressources pour recouvrer la santé? Aux professionnels de les intégrer dans leur anamnèse!

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Michel Fontaine

Michel Fontaine

Le frère dominicain Michel Fontaine enseigne à la Haute Ecole de Santé « La Source » à Lausanne. Il est également professeur invité à la Faculté de Médecine de l’Université de cette même ville. Notre revue, dont il fait partie du conseil de rédaction, l’a interrogé.

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