Poésie, chemin de foi – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 12:36:48 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Etat de poésie https://www.revue-sources.org/etat-de-poesie/ https://www.revue-sources.org/etat-de-poesie/#respond Tue, 01 Jul 2014 15:38:04 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=741 [print-me]

Au commencement, Dieu écrit le poème du ciel et de la terre. Dieu se fait poète (époièsen), selon la Bible grecque, au premier verset de la Genèse. La création est le chant de Dieu; les créatures sont les vers de son poème. Le monde chante désormais la gloire de Celui qui l’a fait, littéralement de Celui qui l’a poétisé. Du moins, avant que l’homme ne s’en mêle et gâche le métier de l’artiste divin.

L’œuvre des poètes humains est un chemin de retour. Retrouver la trace mystérieuse du poète originel enfouie dans une nature devenue opaque et ténébreuse. Ils le font en puisant dans leur trésor d’images. Etranges et déroutantes pour le profane qui croit marcher au soleil de midi, alors qu’il titube ou plonge dans la nuit. Le poète, comme le prophète, nous précède sur le chemin qui va vers Dieu. Comme l’enfant qui perçoit l’Ailleurs que l’adulte ne voit plus. Comme le ravi de la crèche qui pressent le mystère que gendarme, meunier, boumian et arlésienne ne soupçonnent pas.

La poésie, chemin de croire, chemin vers Dieu.

La poésie, chemin de croire, chemin vers Dieu. Nous avons fait cette option, confirmée par les poètes qui nous parlent dans ce dossier. D’autres, se contentant de céder à la magie du verbe, se récrieront et refuseront cette récupération indue. Qu’ils pardonnent aux priants que nous sommes, accoutumés à marcher sur les sentiers insolites qui les mènent à Dieu. Nous sommes fils et filles de la Bible. Elle nous parle de l’Indicible à travers ouragans et brises vespérales, chants d’amour ou élégies, cris de joie ou râles de mourant. Nous sommes frères et sœurs de Jésus qui parlait de son Père en paraboles, entre blés mûrs et figues vertes, à travers vignes et rives paisibles, pêche tranquille et vagues en furie. Nous n’avons que trop suivi nos scribes raisonnables. Ce sont des poètes qu’il nous faut pour guider nos pas. Et même, des « fous de Dieu »!

Le poète est frère du philosophe qui s’étonne et s’émerveille devant un pétale de rose, un vers de Claudel, ou un cheval bleu de Chagall. Un précédent numéro de Sources a rendu hommage à l’un de ces visionnaires. Etrange et surprenante connivence aussi du poète avec le conteur biblique qui répète à sa façon ce que la Parole souffle à son oreille. L’un d’eux nous livre son secret.

Un conseil? Entrez dans la danse que nous vous proposons, sans trop vous interroger ni fatiguer vos méninges. Jouez avec la lune, les étoiles et les nuages, comme au temps de vos sept ans. Dieu pourrait vous faire signe. A cœur de vos rêves.

Guy Musy

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Poétique: une subversion de la foi https://www.revue-sources.org/poetique-une-subversion-de-la-foi/ https://www.revue-sources.org/poetique-une-subversion-de-la-foi/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:46:17 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=332 [print-me]

– Et où es-tu vraiment?
– Avec la poésie ou Dieu?
D’ailleurs c’est pareil.
Ils se cherchent mutuellement. [1 Jean-Marie LE SIDANER, Le ramasseur d’ombres, Editions de La Différence, 2000, p.55.]

Nul ne contestera que la foi chrétienne peine à trouver son langage aujourd’hui. Entre les raidissements intégristes et les allégeances aux goûts du jour, entre peur et tiédeur, la voie est étroite, sinon malaisée. Beaucoup, faute de trouver leur manne, se découragent et font défection. Mais beaucoup aussi, parmi ceux qui restent, travaillent vaillamment à « rouvrir le vieux langage ».

Une langue de feu qui réveille la braise

Si la résurrection a du sens, c’est aussi dans ce travail sur le langage qu’elle doit se manifester. Pour nourrir notre chemin de foi, nous avons besoin d’une langue qui sonne juste, d’une langue de feu qui réveille la braise en nous, pas d’une langue de bois qui nous tire vers le bas! Nous sommes en quête d’une langue qui laisse passer la lumière, qui témoigne de plus haut qu’elle, mais nouée à la poussière du quotidien, « pliée à la quelconquerie des jours ».[2 Pierre VOELIN, De l’air volé, Fragments d’un art poétique, MétisPresses, 2011, p.46.] D’une langue qui s’incline devant le tranchant de la vie au lieu de se décliner elle-même.

Nous sommes en quête d’une langue qui laisse passer la lumière, qui témoigne de plus haut qu’elle, mais nouée à la poussière du quotidien, « pliée à la quelconquerie des jours ».

Si la poésie attire l’attention aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’elle occupe une place particulière dans le langage: c’est de « l’air volé » (Ossip Mandelstam), c’est un souffle qui donne de respirer, qui empêche d’étouffer. En substituant à la parole qui analyse une parole qui désigne, la poésie subvertit la raison raisonnable et questionne les certitudes comme les habitudes de langage.

« La poésie a fonction de gardienne de la langue, dans son amplitude, ses ressources et son imaginaire; elle la protège contre les dérives manipulatrices et l’insignifiance qui est la plus grande menace qui aujourd’hui pèse sur les mots comme sur les images; elle offre ainsi une forme de résistance au bavardage contemporain, ainsi qu’à la surabondance aliénante de tout. » 

L’écriture poétique reste une écriture incontournable en ce qu’elle inquiète le discours commun et la propension à l’idéologie. En préservant une manière de non-savoir, en s’ouvrant au risque de l’absence, elle emmène vers une dissidence propre à renouveler notre posture de foi. En privilégiant l’ouverture et la question, elle nous rappelle que parler veut dire être en chemin et que la vérité ne peut être « arrêtée », puisqu’elle se signifie dans le mouvement même de sortir de l’oubli ou du sommeil.[4 En grec, la vérité se dit a-lètheia, littéralement: sortie de la léthargie.]

Alors que les concepts agrippent et enferment la réalité (Begriff), le langage poétique met en avant le symbole qui étreint le réel sans le figer. L’histoire nous enseigne que les divisions naissent des abstractions et des rationalisations, jamais des symboles qui engendrent à la fois une communion avec le mystère et entre ceux qui s’inclinent devant lui. Au risque de simplifier abusivement, on pourrait dire que le symbole donne la parole, alors que le concept la prend. Le langage symbolique invite à se reconnaître frères et sœurs d’un même manque… celui de l’Origine qui, de nous échapper, creuse en nous l’infini du désir.

Dieu, en ne se livrant pas comme une évidence, nous élit au statut de partenaires.

Mystique et poésie font alliance

De tous temps et dans toutes les religions, Dieu et les poètes se cherchent. Mystique et poésie font alliance pour effleurer l’indicible qui sous-tend l’existence. En faisant signe vers une autre amplitude, vers une autre altitude, les poètes nous convient à un même agenouillement intérieur devant ce qui ne peut être dit et qui pourtant ne peut rester tu. L’Ecriture biblique elle-même est en son fond une écriture poétique qui évoque l’innommable sans jamais le circonscrire. Si elle continue à parler à ceux qui lui prêtent oreille, c’est qu’il y a en elle une parole en devenir qui invite à ne pas en rester là, une parole infinie où le « dire » déborde toujours le « dit ». La bonne nouvelle, c’est que Dieu n’est jamais « tout dit », il reste à dire! Les poètes, mieux que quiconque, l’éprouvent dans leur chair: dans l’instant où ils veulent parler de Dieu, ce n’est déjà plus de lui dont ils parlent!

La tradition juive nous rappelle avec force que le Nom de Dieu, YHWH, reste à jamais imprononçable. Il est tout de même extraordinaire que les quatre consonnes qui le désignent en hébreu soient une forme du verbe être dont on n’a jamais percé le mystère!

Si la spiritualité en revient toujours aux poètes comme aux prophètes, c’est qu’ils nous emmènent au bord de l’inouï qui fait battre notre cœur.

« L’absence de sens dans ce nom divin renvoie à sa position centrale au sein de la révélation dont il est la base. « (…). Les rayons ou les sons que nous en captons ne sont pas tant des communications que des appels. Ce qui revêt un sens, une signification ou une forme n’est pas le verbe lui-même, mais la tradition de ce verbe, sa transmission et sa réflexion dans le temps. « [5 Gershom SHOLEM, Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Cerf 1983, p.98-99.]

Dieu est tout à la fois l’irreprésentable, l’inscrutable, l’indicible, l’infini dont la pensée ne peut prendre la mesure. Mais ce retrait n’est pas un néant, il se donne plutôt comme un appel à chercher et à transmettre l’inépuisable énigme qui nous tient en vie. Michel de Certeau parle du Tétragramme comme d' »un principe d’évidement » qui rappelle la dimension d’absence, de mystère et de silence qui transit toute chose et tout être et défait ainsi toute mainmise comme toute prétention à connaître l’autre. Le vide est un incontournable dans le processus de la vie. « La possibilité d’un vide est le noyau du vivant »[6 Marc-Alain OUAKNIN, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Balland, 1991, p. 281.]. On peut évoquer ici le lien avec la pensée du Tao, née à l’époque où Moïse reçoit les Dix Paroles au Sinaï, et l’importance qu’elle accorde au « vide médian » qui permet le dépassement du dualisme yin/yang en drainant le meilleur des deux. C’est ainsi que cette part de questionnement et d’incertitude intimement tissée à la vie est à lire non comme un manque qui ferait souffrir, mais comme le signe d’une sollicitude: Dieu, en ne se livrant pas comme une évidence, nous élit au statut de partenaires et non de marionnettes. En allemand, le mot « mystère », Geheimnis, contient en son centre la syllabe heim, le « chez soi ». Comme pour nous enjoindre à faire du mystère un « chez-soi », à habiter humblement ce qui nous échappe plutôt qu’à le fuir ou nous en offusquer. Les vérités ne se hurlent pas, elles se murmurent, car « si tu nommes trop haut les choses, elles se retirent « [7 Sylvie GERMAIN, Hors champ, Albin Michel 2009, p.173-174].

Un linge de silence

Si la spiritualité en revient toujours aux poètes comme aux prophètes, c’est qu’ils nous emmènent au bord de l’inouï qui fait battre notre cœur. C’est un imperceptible, un presque rien, mais dont nous pressentons qu’il requiert une disponibilité et une écoute sans faille. La Bible désigne ce si peu par la « voix de fin silence » (1 R 19,12) qui vient chercher Elie au plus creux de ses heures malheureuses avec cette unique question qui rend à l’élan de marcher plus avant: « Elie, que fais-tu là? » Dans cette infime vibration du silence se tient « la seule parole toujours disponible aux êtres disponibles »[8 Jean-Claude RENARD, Quand le poème devient prière, Nouvelle Cité 1987, p.46]

Entrer en poésie est bien plus qu’une simple coquetterie, c’est une véritable insurrection.

De la laisser entrer en soi ouvre des espaces infinis, une sorte de large terre « ruisselante de lait et de miel ». Nous respirons mieux d’être alors dépossédés du souci de nous-mêmes en retrouvant le souci des autres. Car, en nous reliant à l’Autre inatteignable, c’est bien vers les autres que la voix nous conduit. Elle réveille entre nous une parole qui s’insurge contre la violence ou la désertification des relations, une parole qui lutte « pour que rien ne s’efface du visage humain »[9 Pierre VOELIN, op. cit. p.90.]Pour sonner juste, les mots que nous nous offrons les uns aux autres sont à poser sur un linge de silence; chacun demande à être lu, élu avec une tendresse infinie, même si c’est là « un usage qui n’est plus de mise dans un monde où les mots sont de simples torchons »[10 Pierre VOELIN, op. cit. p. 71.].

Dieu a fait de nous son ouvrage (poïema), son « poème » (Eph.2,10)! Qu’y a-t-il là à entendre, sinon l’urgence à devenir nous-mêmes poètes « du beau langage, celui qui va au-delà des mots, qui ne livre que l’essentiel, qui fait parler les taciturnes, les écorchés, les mal-aimés des Ecritures, qui travaille les questions et non les réponses »[11 Bernard TIRTIAUX, Le passeur de lumière, Ed. Denoël, Folio, 1993, p.353.].

C’est ainsi qu’entrer en poésie est bien plus qu’une simple coquetterie, c’est une véritable insurrection qui invite à ralentir le pas, à goûter le peu ou l’infime, à retrouver, au bout de la patience, un regard lavé:

« Parfois le jour comme une copie du jour
et nos vies comme des copies de la vie.
Quand il ne reste que très peu de choses à faire
apparemment très peu: regarder une fenêtre
dans les vitres d’une autre fenêtre, et le ciel
si gris et si terne sur les toits – et regarder encore
comme si tu allais découvrir le tout petit détail
qui montrerait que la feuille a glissé, que c’est l’original
qui se trouve maintenant devant toi. »
[12 Paul DE ROUX, Le front contre la vitre, Gallimard, 1987.]

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Francine Carrillo

Francine Carrillo

Francine Carrillo est pasteure et poétesse genevoise. Ses écrits appréciés pour leur enracinement biblique et poétique ouvrent la voie à une pratique renouvelée de la méditation chrétienne.

Deux poèmes, tirés de Vers l’inépuisables, Labor et Fides, 2002.

 

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Poésie chemin vers Dieu https://www.revue-sources.org/poesie-chemin-vers-dieu/ https://www.revue-sources.org/poesie-chemin-vers-dieu/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:44:28 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=330 [print-me]

Poésie et spiritualité sont sœurs. Elles naissent du silence, de la contemplation et de l’émerveillement devant les êtres et les choses; elles témoignent de plus grand qu’elles; et conduisent à l’intime de soi. Cheminer en poésie, c’est entrer en confiance avec les mots, les laisser nous travailler, nous transformer; emprunter un chemin spirituel, c’est oser la rencontre avec un Autre qui nous transforme. Poésie et spiritualité: deux aventures intérieures, car la poésie est un chemin vers soi et vers Dieu présent au secret du cœur.

La poésie, un besoin vital

Ma journée de travail terminée, il m’arrive d’ouvrir un recueil, de choisir un poème et de le lire à voix haute. Pas pour m’évader d’un quotidien pesant. Mais pour l’approfondir, lui donner saveur et horizon. Je laisse descendre les mots en moi pour ressaisir ma journée, poser sur elle un autre regard qui lui donne densité, l’ouvre et l’agrandit: fenêtre ouverte, je respire à pleins poumons. Ainsi la poésie m’accompagne, viatique au creux de mes jours. Elle m’aide à vivre ici et maintenant. Par elle, je ne suis pas hors de la vie, mais dans sa plénitude.

Entrer en poésie, c’est pénétrer toujours plus loin en soi.

La poésie n’est pas un luxe, elle est un besoin vital. Colette Nys-Mazure, une amie écrivaine et poète, le sait bien, elle qui écrit «pour supporter la souffrance, endiguer la fureur ou faire durer ce qui passe, change, risquerait de disparaître» («Roman-récit», Lansman, 2006). Car la poésie «investit les moindres recoins de la réalité quotidienne: un matin d’hiver, un moment fugitif de lumière ou d’anxiété» («La chair du poème», Albin Michel, 2004). Les mots du poète disent la vie dans toute son épaisseur. Posant sur elle un regard d’espérance qui n’élude pas la croix. Un regard d’émerveillement qui ne gomme pas les aspérités du chemin.

Avancer en haute mer

Entrer en poésie, c’est pénétrer toujours plus loin en soi. Oui, fréquenter les poètes laisse des traces: leurs mots creusent leurs sillons en nous, nous travaillent à l’intime. Je ne suis plus la même après avoir lu Colette Nys-Mazure, André Schmitz, Jean-Pierre Lemaire, Gilles Baudry ou Philippe Jaccottet. Je m’approprie leurs mots, les apprivoise, leur fais confiance et chaque poème ouvre en moi un chemin. Si je relis aujourd’hui le même poème qu’hier, peut-être aura-t-il une résonance différente, enrichie de tout ce que j’aurai expérimenté au fil des heures.

La matrice de la prière chrétienne n’est-elle pas un recueil de poèmes, le psautier?

Je traverse un poème et c’est le poème qui me traverse. Je parcours les strophes et ce sont les mots qui me parcourent, tissent un réseau de correspondances entre ce que je suis aujourd’hui et le sens que je reçois. La poésie est une expérience qui ne laisse pas indemne. Lire un poème c’est entrer en disponibilité, se laisser rejoindre, risquer l’avancée en haute mer. C’est se laisser interroger, accepter l’imprévu, la rencontre de l’inconnu. Car je ne sais pas, lorsque je leur fais confiance, où les mots vont me mener. Mais je sais que l’aventure en vaut la peine. «Mieux vaut fréquenter un poème, même si l’on ne sait pas très bien où il nous conduit, que de ressasser un langage usé», dit Frère Bernard-Joseph Samain, de l’abbaye cistercienne d’Orval, en Belgique.

Le miracle d’être au monde

Si la poésie m’amène sur des chemins intérieurs, c’est qu’elle prend en compte le mystère du monde: elle l’approche, le fait pressentir, voire toucher du doigt; elle lui fait écho, le restitue dans toute son épaisseur. Pour reprendre le titre d’un recueil de Jean-Pierre Lemaire, elle fait place. Elle donne à entendre le murmure du monde.

A la moindre des créatures, au plus petit d’entre mes frères, donner noblesse.

La poésie célèbre l’être au monde: «Dans le flux du temps, s’arrêter et percevoir par tous les sens le miracle d’être au monde», dit Colette Nys-Mazure dans «La chair du poème». Sans cesse «à l’affût des merveilles à engranger» (préface de Daniel Gélin in «Le for intérieur», Le Dé bleu, 1996), le poète donne à voir, à sentir, à vivre. Etonné face au mystère de l’existence: la nôtre, celle des autres, celle de Dieu.

Pour le dire avec les mots du moine poète Jean-Yves Quellec, prieur de l’abbaye Saint-André de Clerlande, à Louvain-la-Neuve: «Simplement, je me sais au monde avant d’avouer d’autres appartenances aux affinités. Le miracle d’exister me tient en haleine» («Une descente au berceau», Publications de Saint-André, Cahiers de Clerlande, 2011).

Fécondation mutuelle

C’est que la poésie pose sur la vie un regard neuf, inédit, qui lui donne dignité, dit Frère Bernard-Joseph: «A chaque chose, à chaque instant, à chaque visage, donner noblesse ». A la moindre des créatures, au plus petit d’entre mes frères, donner noblesse. N’est-ce pas là l’œuvre par excellence du poète, qui pose sur le réel un regard de respect, qui s’exerce à voir le caractère précieux de toute réalité ?

Les mots deviennent des sources, des fenêtres sur l’invisible, des échos de plus grand que nous. Pour celui qui avoue se lever «dans la nuit pour se livrer à l’heureuse tâche de réciter des poèmes!», prière et poésie ne cessent de se féconder. Avec lui la prière devient poésie et la poésie devient prière. Elles sont sœurs, avancent main dans la main. La matrice de la prière chrétienne n’est-elle pas un recueil de poèmes, le psautier? N’y a-t-il pas, dans l’alliance de la prière et de la poésie, saveur d’Evangile? Poésie et prière s’allient pour un vivre en profondeur.

La poésie bouscule aussi des pages très connues des évangiles (l’Annonciation, les disciples d’Emmaüs, le fils prodigue, …) et nous aide à les relire d’un œil neuf. Elle nous offre un chemin unique et foisonnant pour accéder au texte biblique. La Bible a du goût, la poésie en témoigne! Les poètes ont le don de l’élargir et de l’approfondir.

Résistance

« Qu’est-ce qu’un poème dans la marche du monde?», s’interroge Colette Nys-Mazure dans «L’Eau à la bouche» (Desclée de Brouwer, 2011). Car il faut bien repartir, se remettre en route après avoir accueilli en soi les mots du poète. C’est vrai qu’elle est ténue, la poésie, comme un brin d’herbe. Et pourtant! C’est elle qui nous apprend à cultiver la gratuité et la beauté. Et puis, elle est obstinée: elle redit sans se lasser qu’il y a dans ce monde un autre monde, tout aussi réel, mais plus vaste. Elle transfigure l’ordinaire.

Les mots de la poésie, dit Colette Nys-Mazure, «permettent de tendre une main et de traverser la nuit sans mourir». Ils ne font pas cesser les guerres, ils nous travaillent à l’intime, nous relèvent, nous mettent en route, nous relient. Par eux nous résistons. Par eux nous interrogeons et portons le monde et ses misères, les hommes et leurs souffrances.

Gilles Baudry, moine poète de l’abbaye bénédictine de Landévennec, en Bretagne, s’interroge ainsi dans un poème intitulé «La nuit sur Kigali» et sous-titré «aux victimes de tous les génocides.»: «Avec quels fils/suturer les plaies de l’histoire?» («Versants du secret» (Rougerie, 2002). La poésie, parfois, s’élève comme un cri en écho à la violence de l’histoire, rempart de mots contre tout ce qui abîme l’homme. Elle ne résout rien. Mais elle ne s’absente pas de l’actualité, elle porte sur elle un regard qui interpelle et fait réfléchir.

Un regard de résurrection. Elle révèle ce qui affleure, ce qui sous les apparences est force de germination. Le regard poétique enchante le monde. Et s’il s’agissait d’habiter le monde en poète?

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Geneviève de Simone-Cornet est journaliste à l’hebdomadaire familial chrétien «Echo Magazine» à Genève. Après un stage à l’Agence de presse internationale catholique (Apic) à Fribourg, elle travaille comme attachée de presse du diocèse de Sion, puis à la rédaction de la revue missionnaire «Bethléem», de la Mission Bethléem Immensee, dont elle assume la responsabilité pour la partie francophone. Elle est engagée en paroisse et membre de l’équipe d’animation des fraternités marianistes de Suisse.

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Gilbert Vincent, prêtre en état de poésie https://www.revue-sources.org/gilbert-vincent-pretre-en-etat-de-poesie/ https://www.revue-sources.org/gilbert-vincent-pretre-en-etat-de-poesie/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:42:30 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=328 [print-me]

Gilbert Vincent, prêtre retraité du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, alerte octogénaire, a beaucoup d’amis dans le milieu des artistes et des poètes, avec lesquels il partage tout naturellement une quête de sens et de vie. Monique Bondolfi, membre de notre équipe rédactionnelle, l’a rencontré.

Gilbert Vincent a passé une enfance heureuse dans la campagne vaudoise, à Savigny, sur les hauts de Lausanne, auprès de ses grands-parents maternels, au contact de la nature et dans la simplicité.

Vers 14 ans il tombe sur les Illuminations de Rimbaud. Bien qu’ébloui, il ne comprend pas encore que le poète veut changer le monde. Qu’importe, puisque la poésie a désormais pris place au premier rang de ses nécessités vitales. Lecture suivante: les Ecrits de Gustave Roud. Profonde émotion, visites à Carrouge, entretiens confiants avec le poète et sa sœur Madeleine. Finalement, Roud suggère au jeune homme d’aller « voir chez les catholiques ».

Tout en exerçant son métier à l’imprimerie, il consulte tel ou tel curé… Sans résultat! La vie continue et voilà qu’au gré d’un cours de répétition, il rencontre un camarade de service militaire, Jean Jobin, séminariste sur le point de devenir prêtre. Celui-ci lui donne enfin l’image d’un catholicisme vivable.

A 25 ans, il s’en va étudier la philosophie à Lyon. Quatre années de bonheur, suivies de cinq autres plutôt blêmes, consacrées à la théologie, à Fribourg, où on lui reprochait de « penser par lui-même… »

Prêtre depuis l’été 1967 il a sans cesse vécu simultanément dans les quatre paroisses vaudoises où on l’a envoyé en compagnie de ses proches: écrivains, peintres et amis des arts.

Quels sont ceux qui vous nourrissent en particulier?

Les poètes d’ici et d’Europe qui expriment une expérience humaine majeure, y compris ceux qui ne correspondent pas entièrement à ma sensibilité comme, entre autres, Ramuz et Claudel.

Mais si vous voulez, vous trouverez une part de ce qui m’est nécessaire dans deux livres inoubliables: L’Âme romantique et le rêve d’Albert Béguin et De Baudelaire au surréalisme de Marcel Raymond. Ce sont les traductions de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet qui m’ont permis d’entrer dans l’univers spirituel allemand – Hölderlin, Novalis, Trakl, Rilke, notamment. Et c’est encore à Roud que je dois d’avoir aimé très jeune la poésie mystique: François d’Assise et Hildegarde de Bingen au XIIe siècle, Jean de la Croix au XVIe siècle.

Le croyant, comme le poète, ne parle pas d’abord de ce qu’il sait, mais de ce qu’il expérimente.

Beaucoup plus tard, vers 1980, allait apparaître, après d’autres, Gérard Manley Hopkins, poète anglais du XIXe siècle, en qui la Nature bataillait pour donner naissance au Dieu caché. Enfin, Maurice Zundel. Fut-il poète? Au XXe siècle il a en tout cas vécu en « état de poésie » comme disait Haldas et, dans le sillage de François d’Assise, il fut le chantre incomparable de la Pauvreté.

A quelques-uns qui me « nourriront », jusqu’au bout, tant de leur œuvre que de leur amitié (mon amitié pour Crisinel a commencé après sa mort), les circonstances ont voulu que je consacre quelques pages. Dans l’ordre, je crois: Roud, Crisinel, Zundel, Lossier et Gaberel. D’autres poètes me sont également chers. Je n’ai rien écrit à leur sujet. Rien sur Georges Haldas (qui m’a souvent évoqué dans ses livres). Sans doute parce qu’au fil de nos rencontres, fréquentes, pendant des décennies, à Genève et au Mont, nous avons pu nous confier ce qui nous tenait à cœur. Rien non plus sur Philippe Jaccottet, peut-être parce que son exigence indéfectible à discerner contre la mort, malgré l’incertitude, l’illimité dans le plus infime me touche trop et m’intimide.

La poésie, expression d’une expérience?

Selon Gérard de Nerval, la vie du poète doit être celle de tous, ce qui le met en demeure d’avoir à délivrer une parole universelle, à partir de ce qu’il vit dans la nature et dans sa relation au monde des hommes.

Tous vibrent aux formes, aux couleurs, aux frémissements d’une nature recueillie dans leurs corps; tous s’enchantent de la beauté des âmes, quand elles sont belles; tous revivent à la noblesse des comportements, quand ils apportent la paix. Mais tous sont confrontés à leur mort, celle de leurs proches, aux charniers de l’Histoire, à l’usure des civilisations et à la vulgarité de leur époque. Ecartelés entre la vie et la mort, il leur faut trouver une façon d’exister. Laquelle?

Chacun élabore sa réponse dans la peine, compte tenu de son expérience propre. A titre d’exemple en voici trois. Hölderlin assignait à la poésie la tâche surhumaine de préparer le retour des dieux enfuis, y compris celui de Jésus. Il le fit au prix de sa raison. Leopardi, traversé par la révélation du Néant, au temps de son adolescence, savait que tout était perdu. Mais soutenu par les beautés éphémères du monde, il célébrait la dignité humaine, en attendant la destruction. Roud, « admis vivant à l’éternel » lors d’une expérience unique et fasciné par le chant franciscain de « notre sœur la mort corporelle » aspirait à la proximité de ses morts: sa mère, des amis, sa sœur. Des mois après le décès de celle-ci, il éprouva sa présence « libérée et joyeuse comme l’infirme miraculée par la mort. » Dans l’Egypte ancienne, on envisageait la mort comme un retour à la maison.

La poésie, une échappée vers Dieu?

La poésie, une échappée vers l’illimité. Chez les poètes que j’aime, la poésie s’enracine dans leur capacité de voir, au moins l’instant de la vision, dans les réalités temporelles et spatiales, une autre réalité: indépendante du temps qui finit et de l’espace qui définit. A les entendre, cette vision de l’âme des êtres et des choses tient à une émotion initiale, source du poème qui viendra ou qui ne viendra pas. Cette émotion – d’ordre spirituel, me semble-t-il – le poète peut la désirer, mais pas la provoquer, parce qu’elle est toujours donnée. Sur ce point essentiel deux poètes aussi dissemblables qu’Haldas et Jaccottet se rejoignent dans un parfait accord.

Pour illustrer le phénomène de la vision poétique, voici l’exemple de Zundel. Il est au repos dans la chapelle des Médicis. Soudainement la beauté objective des allégories de Michel-Ange s’anime en une ronde majestueuse qui emmène notre homme, désormais oublieux de ses propres limites. Il est dans la beauté et la beauté est en lui. C’est tout. Il faut aux poètes les mots les plus justes pour nous offrir le dedans du monde.

Dans la mesure où la vie d’un poète est devenue celle de tous, il offre à tous son univers.

Le croyant, comme le poète, ne parle pas d’abord de ce qu’il sait, mais de ce qu’il expérimente. « Je ne sais rien de Dieu, j’essaie de le vivre. » Ou encore: « Je ne conçois rien, je témoigne… » écrira Zundel.

(L’abbé Vincent a bien connu l’abbé Zundel, poète et mystique, une figure qui en intimidait plus d’un, mais avec lequel il avait une relation plus simple que beaucoup, car nous dit-il, « je le faisais rire… ». Il a récemment évoqué sa relation avec l’abbé Zundel, dans le cadre des conférences du Centre Catholique à Lausanne, ce qui a donné lieu à une petite plaquette.[1. Cf Maurice Zundel, le rayonnement d’un mystique, à paraître en automne 2014 aux éditions Ouverture, au Mont sur Lausanne.])

Dieu caché, Dieu présent?

Au début de son Evangile Jean rapporte l’entretien de Jésus avec une femme de Samarie. Dieu est une intimité pure. A la lecture de ce passage, on s’aperçoit que Dieu a changé d’adresse. Il n’habite plus au temple, Il réside, désormais, au fond de la personne humaine, charge à elle d’en reconnaître la Présence.

En outre, à la fin du même Evangile, on constate que l’identité traditionnelle de Dieu a, elle aussi, radicalement changé d’allure. Au lieu d’un roi des rois, seul sur son trône et revêtu de tous les pouvoirs imaginables, Jésus parle de trois personnes qui vivent en communauté d’amour: le Père, le Fils et l’Esprit, dont l’unité repose sur le don spontané et sans faille de chacune d’Elle aux deux Autres. Du coup, le pouvoir de dominer a disparu, au profit du pouvoir de se donner tout. C’est une belle occasion de réentendre ce que Sénèque avait déjà deviné: « Dieu n’a rien, Dieu est nu. »

En conséquence on sent bien que l’intimité divine, dans l’éternelle pureté de ses relations, ne peut se communiquer qu’à une autre intimité: celle de quiconque, lorsqu’elle se fait accueillante. Sinon, dans les grands fonds, Dieu se destine à attendre en aimant et à souffrir de n’être pas encore aimé.

Je crois discerner une similitude entre les expériences divine et poétique, en ce que toutes deux procèdent d’une nécessaire émotion initiale. Mais tandis que le poète tient la sienne du monde, qu’il transfigure en un poème ouvert sur le mystère de ce qu’il voit, celle du croyant lui vient de son Dieu encore caché, qu’il lui faut reconnaître pour Le laisser transparaître dans sa vie, en une Présence souvent silencieuse et toujours rayonnante.

Les deux expériences ne sont pas contradictoires, puisqu’on les trouve réunies chez beaucoup, par exemple François d’Assise, Jean de la Croix et Gérard Manley Hopkins, notamment.

La poésie, peut-elle être un chemin de foi?

Telle que je l’entends, foi en ce que le monde ne se réduit pas au monde: oui, certainement. Foi en Dieu, tout dépend de l’expérience propre de chaque poète. Je m’explique. Hopkins et Jaccottet sont également bouleversés par la beauté des fleurs. Or, un jour qu’Hopkins croit n’avoir jamais rien vu de plus beau que la jacinthe qu’il regardait, il conclut: « Par elle, je connais la beauté de Notre-Seigneur. »

A regret, Jaccottet ne peut pas adhérer à la conclusion de l’Anglais. Cependant, la beauté est bien là, elle lui parle à lui aussi, en silence, au ras du sol, toute fleurie, à la manière d’une rosée de lumière sur une feuille. Que lui dit-elle? Elle l’invite simplement à s’avancer « dans un espace qui pourrait être de plus en plus ouvert (…), hors des plus sombres labyrinthes. »

C’est ainsi qu’à la suite de Novalis, les poètes recueillent, chacun comme il le peut, les signes du paradis épars sur toute la terre.

Gilbert Vincent, vous êtes à la fois un ami qui écoute et un homme de parole…

Au commencement était la relation, écrivait Gaston Bachelard. Et la relation s’inaugure dans une écoute attentive, puisqu’il s’agit d’entrer sans effraction, si possible, dans l’intimité de ceux et celles qui me parlent de vive voix ou par écrit dans l’intimité des choses aussi et dans celle de Dieu évidemment. Après beaucoup d’écoute, j’ose risquer une parole. S’il me faut prêcher sur un texte, j’y pense toute la semaine et je dis ce qui vient. De même pour une personne défunte, j’écoute longuement la famille, les proches, avant d’en faire mémoire.

La poésie, une parole qui relie?

Dans la mesure où la vie d’un poète est devenue celle de tous, il offre à tous son univers. Y entrent les personnes à qui cet univers parle: condition de la relation. Mais comme la poésie procède de la plus haute exigence spirituelle, en touchant les grands fonds des personnes qui l’accueillent, elle relie à soi, aux autres et au monde.

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Zundel : Le Poème de la sainte Liturgie https://www.revue-sources.org/zundel-le-poeme-de-la-sainte-liturgie/ https://www.revue-sources.org/zundel-le-poeme-de-la-sainte-liturgie/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:38:15 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=326  

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En 1925, Maurice Zundel publie un petit ouvrage intitulé Le Poème de la sainte Liturgie, sous le pseudonyme de Fr. Benoît. Il a alors 28 ans. En 1934, sous son propre nom, il en publie une nouvelle version, corrigée et augmentée. Elle eut un grand succès et connut sept éditions, la dernière en 1954 (c’est cette édition que je vais citer)[1. Aux éditions St-Augustin, St-Maurice (Suisse).]. Le Père Dieudonné Dufrasne réalisa une adaptation de cet ouvrage selon le missel de Paul VI. Elle fut publiée en 1991 avec une préface très élogieuse du cardinal Danneels[2. Coédition Mame – Editions du Moustier]. De ce fait, le Poème continue d’être diffusé et lu encore aujourd’hui.

La vie révèle une capacité d’infini

Dans la préface, Maurice Zundel, parlant de l’Eglise, écrit: « Elle est la Mère, dont la prière jamais lasse se dépense à toute heure, en louange, en appel, vers la très pure Beauté, qui peut seule rassasier de gloire notre âme, avide de grandeur. A la lumière qui éclaire son visage, au rêve de Beauté que reflètent ses traits, ce livre voudrait faire reconnaître en Elle: la demeure de l’Esprit et l’Epouse du Seigneur. » (p. 9)

La divine Liturgie (c’est ainsi que Zundel aime à nommer l’Eucharistie, à la manière de nos frères et sœurs orthodoxes) est le moment par excellence où l’homme, la communauté, l’humanité même expriment leur élan vers la Beauté avec des mots, des gestes, des rites, des choses. C’est pourquoi, elle est, elle doit être un poème, enchâssé dans le silence et la lumière, parce que chaque élément est plus que lui-même et craque vers l’infini de Dieu. Il en est ainsi, parce que, pour Zundel, la nature même de l’homme le requiert. « La vie nous révèle à nous-mêmes comme une capacité d’infini », écrit-il tout au début du Poème (p. 13).

La liturgie comme poème a mission de nous introduire à la face intérieure de choses

La liturgie nous fait toucher à l’infini, en elle-même certes, mais aussi à condition qu’elle soit vécue avec art et recueillement, comme un poème où se dessine en filigrane le visage du Dieu d’amour. « Notre regard s’insère au centre le plus intime des choses et s’épanouit du dedans au dehors suivant le mouvement de la source – saisissant ce dehors même dans la lumière du dedans, épelant la pensée divine dans l’alphabet glorieux des signes. La plus humble réalité luit à l’horizon de l’âme comme un ostensoir, et chaque rencontre ajoute une note nouvelle, en nos cœurs, au Cantique du Soleil. » (p. 21)

L’enjeu est immense et requiert l’attention de tout l’être. Et son ouverture, et sa béance vers l’infini. L’art liturgique, la symbolique des choses, promeuvent ce mouvement où l’homme voit se décliner quelques chemins pour son accomplissement. Zundel était très sensible à cela et manifestait sa tristesse, quand la liturgie se trouvait réduite à une sorte de récitatif unidimensionnel, plat, verbeux et banal.

Le Cantique du soleil

Le modèle de base, si j’ose m’exprimer de façon peu poétique, c’est le Cantique du Soleil de saint François d’Assise, que Zundel reproduit d’ailleurs en entier dans le Poème (pp. 427-428). Dieu est loué avec toutes ses créatures. Et par toutes ses créatures. Notons ici un problème de traduction. L’italien porte « per il sole, la luna, etc ». Per veut dire à la fois pour et par. Certains ont traduit: « sois loué mon Seigneur pour notre sœur la lune », ce qui est banal. Bien meilleure la traduction, et beaucoup plus forte: « sois loué, mon Seigneur, par notre frère le vent ». À mon sens, cette préposition par ouvre à toute la dimension symbolique, si essentielle à la liturgie comme poème.

« Les limites s’effaçaient, la matière diaphane n’était plus qu’un voile de lumière, sur ce Visage ineffable ». Maurice Zundel

Prenons par exemple la strophe de l’eau: « Sois loué, mon Seigneur, par notre sœur l’eau, laquelle est très utile et très humble, précieuse et chaste ». L’eau loue Dieu par son être même; en particulier l’eau des sources, devant laquelle François faisait contemplation. Mais prise dans la conscience et l’action de l’homme, elle porte signification: utile, et humble, et chaste. Et même précieuse, ce qui dans le langage de François, indique qu’elle révèle quelque chose de Dieu. L’amour de Dieu, s’écoule avec fraîcheur et gratuité, comme s’écoule l’eau des sources.

C’est à ces profondeurs symboliques que l’eau, ainsi que tous les autres éléments doivent servir dans la liturgie. Et il importe de le donner à sentir. « Il n’est rien de ce qui est bon, aussi bien, qui ne puisse être investi par la bénédiction de l’Eglise du halo mystérieux de la tendresse divine. » (p. 31)

Comme l’alouette

Car la liturgie comme poème a mission de nous introduire à la face intérieure de choses, que nous pouvons évidemment percevoir par ailleurs. Mais la liturgie, pour Zundel, réalise un exhaussement symbolique des éléments pour leur donner de façon explicite de porter signification de Dieu, comme l’indique ce beau passage: « Comment la fleur répondrait-elle de sa beauté, qui passe avant elle, ne pouvant répondre de son être lui-même passager? (…) Au premier instant que vous admiriez, vous l’avez peut-être pressenti: Il n’y avait tant de plénitude en votre joie, qu’à raison de la rencontre, dans cette beauté, de la Beauté. Les limites s’effaçaient, la matière diaphane n’était plus qu’un voile de lumière, sur ce Visage ineffable. L’espace d’un éclair, vous avez vu la vraie face des choses, connu la joie de l’univers, et rencontré l’Infini. » (pp. 372-373)

Et la liturgie a encore comme mission de transfigurer le langage, ainsi que le geste et le rite. « Comment le langage humain tâcherait-il à exprimer cette Parole qui est le Verbe de Dieu, sans ressentir à chaque instant la blessure de ses propres limites, sans éprouver le besoin incoercible de ce coup d’aile qui emporte l’alouette dans le ravissement enivré d’un vol rapide, vers les régions plus voisines du soleil? Il est vrai que ce langage, pour devenir liturgique, a passé par le feu, qu’il a été immensément ouvert par le baptême de l’Esprit. » (p. 402)

Quelle exigence, dès lors, que l’acte liturgique. Zundel le vivait avec un recueillement impressionnant. Son Poème nous y invite avec force et douceur.

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L’Abbé Marc Donzé, vicaire épiscopal à Lausanne, est un zundélien de réputation internationale. Il a plusieurs publications zundéliennes à son acquis.

 

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Poésie et vie spirituelle https://www.revue-sources.org/poesie-et-vie-spirituelle/ https://www.revue-sources.org/poesie-et-vie-spirituelle/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:34:56 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=324 [print-me]

Dans une œuvre aussi importante et diversifiée, entièrement consacrée à la poésie et à la parole juste, que celle que Jaccottet a construite patiemment, de sa jeunesse à son grand âge, j’ai choisi deux thèmes: la poésie comme une forme de résistance et la présence en arrière-fond du protestantisme et sa recherche d’une dimension spirituelle.

«Ecrire, c’est tenir tête»

Philippe Jaccottet a vingt ans en 1945 et exprime dans Requiem (1947) l’horreur que lui ont inspirée les massacres du Vercors. A la guerre intra-européenne, déjà atroce et funeste, s’ajoutent le recours à la bombe atomique et la découverte progressive de la réalité des camps. Tout s’écroule, non seulement la pierre et le bâti, mais s’effondrent aussi Dieu, la civilisation, la chrétienté, la culture; les mots eux-mêmes n’ont pas été épargnés puisque, triomphants, ils ont servi aux dérives, aux mensonges et aux tromperies les plus cyniques.

Philippe Jaccottet propose, par sa parole poétique, une œuvre de résistance au monde tel qu’il s’est organisé sous ses yeux.

Jaccottet cependant garde son cap qui est d’écrire, misant tout sur la poésie, seule à ses yeux capable de rendre à la voix humaine sa dignité et sa responsabilité; d’où la nécessité de réapprendre à lire, de repartir de zéro, de mettre en doute toutes les constructions de l’esprit, y compris les constructions verbales, de soupeser les mots nouveaux comme les anciens, de se méfier de tous les effets dits poétiques, des élans et des envolées, de retrouver le parler vrai, la voix juste, proche de la prose et de la conversation, retenue, contenue.

Il propose, par sa parole poétique, une œuvre de résistance au monde tel qu’il s’est organisé sous ses yeux: opposer la beauté cachée du monde aux violences contemporaines, au matérialisme effréné, aux intégrismes surgis de toutes parts. Aujourd’hui, dans son grand âge, il persévère dans cette lutte contre la déshumanisation de l’homme et de la nature et voue toute son énergie à rassembler les forces de l’aube, de la lumière et du chant dans ses vers comme dans ses proses, lucides et clairs.

Jaccottet dit sa révolte contre l’église protestante, sèche et moralisante, sans grand souci de la beauté.

Il prend pour guide cette parole de Gustave Roud entendue en 1941, date porteuse s’il en est, qu’il reprendra dans son discours du Grand Prix Schiller en 2010 et intitulé Le Combat inégal :

«Qui n’a pas entendu (mais vous l’avez tous entendu, n’est-ce pas?) ce petit oiseau sur le bord de l’aube annoncer, ô dérision, le réveil d’un monde aussi pur que son chant…»

Dans «Dieu perdu dans l’herbe», il définit un art poétique lié à la nécessité :

«[…] c’est l’incertitude qu’il nous faut dire, la vie dans les ruines, sans pleurer sur des puissances détruites, sans nous échiner à les restaurer. Nous sommes d’un temps où ce qui compte, peut-être, c’est une fleur apparue entre des dalles disjointes, ou même moins encore. […] Quelques phrases seulement, aussi tranquilles et fermes qu’un regard où la peur n’entre pas. […] Un équilibre presque insensé, tel est le plus beau défi à l’imminence du Pire» (Eléments d’un songe, Pléiade, p. 327).

Deux images lui permettent de définir la poésie comme un acte; l’une, celle de la balance, formule l’exigence d’un équilibre singulier, toujours à recomposer, qui repose sur le seul goût et dont la portée est aussi bien éthique qu’esthétique:

«J’ai toujours eu dans l’esprit sans bien m’en rendre compte, une sorte de balance. Sur un plateau, il y avait la douleur, la mort, sur l’autre la beauté de la vie. Le premier portait toujours un poids beaucoup plus lourd, le second, presque rien que d’impondérable» (A travers un verger, Pléiade, p. 558).

Jamais les plateaux opposés de la balance ne se rapprocheront, jamais ils ne se confondront. La tâche du poète comme celle du lecteur est de veiller à maintenir l’équilibre précaire de la balance. Le veilleur qui guette le passage vers le jour et les premiers oiseaux saisit l’ébauche d’une espérance.

L’autre image, très proche de la première, est celle du «combat inégal», titre d’un poème de L’Ignorant (1957 ; Pléiade, p. 162) dont le distique final, mis entre parenthèse pour lui donner plus de relief et de hauteur, est :

« (Autant se protéger du tonnerre avec deux roseaux,
quand l’ordre des étoiles se délabre sur les eaux.)»

Jaccottet la reprend, en 2010, comme déjà dit, et refait son parcours ; il découvre qu’alors il y avait encore une commune mesure entre les adversaires, tels David et Goliath, tandis qu’aujourd’hui le gouffre est béant, le sol se dérobe sous les pieds ; Jaccottet alors s’adresse au jury, au public et à ses lecteurs :

« […] vous ne couronnez pas ici un vainqueur, venu proclamer, comme il le voudrait bien la toute-puissance de la poésie. […] Rilke avait déjà déclaré il y a bien longtemps qu’il n’était plus question pour nous autres de vaincre, seulement de “surmonter“: parole encore plus vraie maintenant, “quand l’ordre des étoiles se délabre sur les eaux“, dans nos maisons menacées, nos jardins dévastés.»

Mais il ajoute, «fantôme couronné»: « […] disons néanmoins qu’à ce presque fantôme restent peut-être quelque part une ou deux réserves de paroles qu’il rêverait lumineuses » (Pléiade, p. 1342-1346 ; ici la dernière page). Telle est, dans sa pure modestie et sa tournure paradoxale, la place fragile de l’espérance, long mot trop riche de sons pour dire la lueur, la trace, «le fil de rosée» qui donne le goût de vivre, d’exister.

Le protestantisme en arrière-fond

Pour nombre d’entre nous, la lecture des écrivains russes, Dostoïevski, Tolstoï, Tchékhov, à quelque âge que ce soit, est une suite d’expériences marquantes qui se poursuivent avec les auteurs modernes et contemporains, tels Soljenitsyne, Vassili Grossmann, Chalamov ou, particulièrement pour Jaccottet, Mandelstam.

Agnostique, mais d’éducation protestante, il raconte et commente les siennes dans un petit essai intitulé A partir du mot Russie (2002); là figurent les pages les plus explicites sur sa position spirituelle, sur sa manière d’interroger le mystère religieux, comme celui de la Résurrection, par exemple. Il dit sa révolte contre l’église protestante, sèche et moralisante, sans grand souci de la beauté, ayant laissé perdre le sens du sacr ; il lui oppose, à la lumière des textes romanesques, l’orthodoxie, telle qu’il la saisit dans les livres et telle qu’Olivier Clément l’a donnée a comprendre dès le début des années soixante (et que Jaccottet ne nomme pas) et telle que la communauté de Taizé l’a inscrite dans ces mêmes années par l’introduction d’une icône, chaude et lumineuse, dans sa petite église romane (qu’il ne mentionne pas non plus). Il est sensible à la parole des mystiques, et à la «prière du cœur» telle qu’elle s’est exprimée dans le recueil des pèlerins russes, parce qu’eux vivent sur l’intuition, non sur la déduction.

Jean-Marc Sourdillon, l’un des collaborateurs de la Pléiade, dans un entretien donné au Journal de l’Eglise protestante vaudoise, Bonnes Nouvelles (dans le supplément en ligne, mars 2014) explique très bien la dimension spirituelle de l’œuvre de Jaccottet.

La fascination des yeux ouverts, décidés à voir plus loin que le visible.

«Cette œuvre, dit-il, a une dimension spirituelle, dans la mesure où Philippe Jaccottet scrute attentivement, presque anxieusement “ce qu’il lui est permis d’espérer“, à l’intérieur de son travail poétique.» «L’expérience poétique naît, chez lui, poursuit-il, d’une forme de contemplation, le plus souvent à l’occasion d’une promenade dans la nature, près de sa maison, ou parfois aussi d’une relation suivie avec une œuvre d’art. Elle consiste à accueillir et à interroger des événements mi-sensibles mi-spirituels surgis d’une rencontre avec le monde extérieur mais avec un retentissement particulier dans la vie intérieure. Quelque chose se passe de l’ordre du sensible, d’à la fois fragile et très aigu. Une impression à la vue d’un fragment de paysage, à l’écoute d’un oiseau, d’un cours d’eau, d’une musique et qui se prolonge sous la forme d’une émotion, qui, elle, est d’ordre spirituel et qui donne une orientation à la vie intérieure dans la mesure où elle abrite la possibilité du sens, de l’invisible. La poésie ne va pas plus loin. Elle constate, elle recueille, elle cherche à dire une énigme et en la disant elle l’éclaire, mais elle ne l’explique pas, […]

Dans A travers un verger, Jaccottet reformule à sa manière sa position de poète ou de porte-parole des émotions vives qu’il cherche à traduire en mots et en rythmes, par crainte de les réduire à la banalité :

«Dire: nous ne sommes que des instruments, imparfaits, dont le plus haut usage est de faire circuler de la lumière – contre l’obscurité qui semble fatalement l’emporter […]» (Pléiade, p. 563).

Nombre de poèmes ou de proses descriptives, reprises en versets, allant du plus visible à l’invisible, au mystère, au sens caché, selon une recherche de clarté, lente, tâtonnante, parfois bégayante, suivent les détours ou les particularités qui lient le proche et le lointain, le haut et le bas, le grand et le petit, se fiant au rythme du pas ou à la fascination des yeux ouverts, décidés à voir plus loin que le visible. Ainsi est le texte intitulé «Fantaisie de mai», dans Beauregard, dont je cite ici la méditation finale:

«Les prés chantonnent à ras de terre contre la mort; ils disent l’air, l’espace, ils murmurent que l’air vit, que la terre continue à respirer.

Je n’ai jamais su prier, je suis incapable d’aucune prière.

Là, entre le jour et la nuit, quand le porteur du jour s’est éloigné derrière les montagnes, il me semble que les prés pourraient être une prière à voix très basse, une sorte de litanie distraite et rassurante comme le bruit d’un ruisseau, soumise aux faibles impulsions de l’air.

[…] ces prairies existent, dispersées. Il ne faut même pas les chercher. On les longe à la fin d’une journée, de n’importe quelle journée, quand la lumière se fait moins distincte, le pas plus lent, et c’est comme s’il y avait une ombre à côté de vous revenu et d’infiniment loin, alors qu’on ne l’espérait plus, et qui, si on se retournait pour la voir, ne s’effacerait peut-être même pas» (Pléiade, p. 709).

Avec cette discrète allusion biblique à la femme de Lot, qui met en circulation tout un monde, on voit comment poésie et vie spirituelle dialoguent chez Philippe Jaccottet, non pour trouver une issue mais pour partager les richesses qui sans cesse passent d’un univers à l’autre, du dehors au dedans, puis s’en reviennent par un autre chemin, comme il est dit dans la bible.

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Doris Jakubec

Doris Jakubec

Doris Jakubec fut directrice du Centre de recherches sur les lettres romandes de 1981 à 2003. Elle a largement contribué au rayonnement de la littérature romande, et ce bien au-delà de nos frontières, en particulier aux USA, au Canada, en Europe de l’Est et jusqu’en Chine. Après avoir dirigé la publication de l’œuvre complète de Ramuz en Pléiade elle vient de collaborer à celle de Philippe Jaccottet dans la même collection.

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Dômes du Silence https://www.revue-sources.org/domes-du-silence/ https://www.revue-sources.org/domes-du-silence/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:32:23 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=322 [print-me]

BROCANTE

Brocanteur
de petits bonheurs
Tu achètes des équivoques ébréchées
et tu vends
Des séries complètes de doutes
garantis et estampillés.

FRONDE

Heureux comme une pierre
quand l’enfant arme sa fronde
et la pointe vers le soleil

PERFIDE PRUDENCE

Q’un peuple à présent
se meure
ou qu’il patiente
dans le désespoir
toutes ardeurs perdues
dans l’eau profonde des prisons
sans vue et sans tombe
quel hurlement brisera
notre perfide prudence ?

COMPLICE

Le grand marronnier m’a dit
Te souviens-tu de ta promesse ?
Affolé j’ai cherché sans cesse
des jours et des nuits
Au fond d’une poche j’ai retrouvé
Un marron poli à l’âge ingrat
J’ai soudain tout compris
Depuis chaque matin le vieil arbre
Me jette un regard complice
Et je ferme le poing
protégeant le fruit promis.

Poèmes extraits de « Dômes du Silence », 1989

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Michel Floquet

Michel Floquet

Scientifique de profession, Michel Floquet a lu et écrit des poèmes depuis sa jeunesse. Il a publié deux recueils aux Editions l’Âge d’Homme: «Dômes du Silence» et «Clameur Bleue». Il a été encouragé par Georges Haldas.

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Pasteur et conteur https://www.revue-sources.org/pasteur-et-conteur/ https://www.revue-sources.org/pasteur-et-conteur/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:25:09 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=318 [print-me]

Le fou de Gadara – « Il y avait dans ce pays, un lac. Au bout de ce lac, une plage au pied d’une haute falaise. Et sur la falaise, des grottes.

Et ce soir-là, il y avait des gardiens de cochons. La pluie les forçait à mettre leurs troupeaux à l’abri, dans les grottes. Les animaux étaient nerveux, leurs grognements assourdissants. Quand tout à coup un des gardiens s’écrie: « Mais c’est à cause de lui, qu’ils sont nerveux, il est encore là! Regardez! »

L’homme se redresse, nu, le corps crasseux, les yeux effarés. Ce n’est pas un animal, c’est le fou de Gadara! On le frappe, il fuit hors de la grotte, grimpe sur un rocher. Il pourrait voir le lac, s’il n’y avait un rideau de pluie. La tempête résonne dans sa tête, les éclairs zèbrent le ciel et déchirent ses pensées incohérentes. Perché sur un escarpement, on dirait une gargouille monstrueuse qui orne les temples ou les châteaux. Il rit, il bave dans sa barbe informe, il crie au rythme du tonnerre, quand soudain retentit une voix puissante: « Silence, tais-toi! »

Dans sa tête, ces mots font l’effet d’un choc, d’autant plus fort que le vent cesse de rugir, les nuages se dissolvent, les vagues sur le lac s’abaissent, la tempête est apaisée! Le fou saute de son rocher, il court dans le sentier étroit, à travers la falaise jusqu’au bord du lac. Il se blesse aux rochers, ses chevilles déjà marquées de cicatrices saignent à nouveau quand il rejoint le groupe de pêcheurs qui viennent d’aborder et tirent leur barque sur la plage […]« 

Lecture et narration

Ce récit dont on ne lit ici que la première partie raconte la délivrance par Jésus du fou de Gadara (Marc 5) J’ai gardé le style oral, les répétitions qui heurtent la lecture, mais attirent l’oreille! C’est ma façon d’entrer dans ce texte, de le traduire à l’oralité, d’en faire une narration biblique.

Je fais une distinction entre la narration biblique et la lecture ou la déclamation. Dans le cas de la lecture, je vois le texte biblique brut, dans son état originel, il est comme une sorte d’écran placé entre les auditeurs et le lecteur, un écran d’encre et de papier. Dans mon expérience, lorsque je parle de narration biblique, il est question d’un rapport tout autre: le narrateur a fait un effort de création, après analyse de la trame d’un récit biblique. Il a développé une histoire, selon les procédés de l’oralité, usant de l’art des conteurs. Entre son public et lui, il y a moins un texte que des images mentales, « sa seule partition légitime et autorisée », dira un conteur! Il ne s’agit donc pas de dire un texte par cœur, ni le texte biblique tel qu’il est transmis. Dans la narration biblique, je raconte un souvenir: j’ai médité le texte. Littéralement, je me suis placé au milieu de la scène, pour imaginer le plus de détails possible, et raconter désormais, comme si j’en avais été témoin, comme un souvenir!

Créer une narration biblique, c’est d’abord perdre un certain confort.

Je n’ai jamais traversé le lac de Galilée, je ne me suis jamais rendu dans le pays de Gadara, je ne sais pas si le démoniaque de Mc 5 portait la barbe, mais tous ces détails sont plausibles. Ce qui m’a passionné dans cette scène, c’est de mettre en perspective le récit qui précède, la tempête apaisée (Mc 4:35ss) et ce fou dont le psychisme devait être en constante tempête aussi, puisque possédé par un esprit impur nommé Légion (Mc 5:9). L’ordre de Jésus retentissant au milieu des eaux déchaînées, « Silence, tais-toi! », peut avoir aussi trouvé le chemin des oreilles et du cœur du fou de Gadara!

L’art oral et la Bible

L’originalité de cette approche, consiste à appliquer au vaste patrimoine des récits de la Bible les techniques de l’art du conte oral (structuration du récit selon une logique narrative, enchâssement de récits, visualisation, développement du « film intérieur » de ce qui se passe, répétitions, redondances, jeux de langage et de tonalité de voix, rimes, allitérations, etc.). En effet, après dix années de prédications, j’ai eu l’occasion de revisiter ma pratique de la prise de parole en public, en suivant des formations pour découvrir les techniques de l’oralité qui font l’art du conteur.

Mais ose-t-on ainsi toucher à la Bible, déconstruire ces textes divinement inspirés, pour en faire des narrations répondant aux critères poétiques des contes de fées, des légendes et autres mythologies? Ce souci je l’ai entendu souvent, notamment auprès de catéchistes que désormais je forme aussi à la narration biblique. La Bible est plus qu’un livre qui transmet une tradition millénaire. C’est la Parole de Dieu, ses divers auteurs ont été inspirés par l’Esprit-Saint pour nous laisser le témoignage qui suscite la foi, nourrit l’être intérieur, oriente notre volonté, soutient notre espérance. Sa puissance suscite notre admiration, ses mystères éveillent notre inspiration. De tout temps les artistes, et notamment les poètes ont puisé dans les images, les symboles et les récits bibliques, sans jamais se lasser, tant ce recueil contient des ressources inépuisables! Il suffit de rappeler Victor Hugo, Paul Claudel, mais aussi Brassens! Que ce soit pour s’identifier à son message d’espérance, ou pour s’en distancer, les artistes, peintres, poètes et musiciens reviennent sans cesse aux textes bibliques. Et les conteurs ne sont pas en reste!

Je réagis au texte biblique avec les outils du conteur, comme le théologien, l’exégète ou le prédicateur le font avec leurs propres outils.

Quelle marge de liberté alors puis-je m’autoriser, face à ces textes sacrés? Selon les opinions religieuses et théologiques, mais aussi en fonction du projet que le narrateur se fixera (catéchétique ou artistique) la marge de manœuvre sera plus ou moins grande. J’imagine les récits bibliques comme l’ossature, la colonne vertébrale, à laquelle la chair de nos expériences et de nos vies pourra se « ligamenter ». En tant que conteur chrétien engagé, je ne me limite pas à raconter les récits bibliques tels que transmis: je les laisse résonner dans mon cœur, rayonner dans ma vie. Et c’est ce mystérieux mélange qui produira une narration biblique, qui sera la traduction de la Bible dans le langage de ma vie et de ma sensibilité de conteur.

Les théologiens qui construisent les modèles d’une réflexion cohérente, les prédicateurs qui composent des démonstrations à la rhétorique plus ou moins rigoureuse, tous traduisent la Bible avec leurs outils. Mais le texte biblique demeure inaltéré, source d’inspiration aux multiples expressions. Une bonne narration ne sera pas forcément fidèle au texte biblique de façon littérale. En tant que conteur, je recherche des angles de vue originaux, j’essaie d’enrichir un récit par des mises en perspective avec d’autres récits, je m’autorise des flash-back. Bref, je réagis au texte biblique avec les outils du conteur, comme le théologien, l’exégète ou le prédicateur le font avec leurs propres outils.

J’ai imaginé Marie, l’aveugle de Bethsaïda, Moïse…

J’ai imaginé Marie et sa famille, sur un chemin sec et poussiéreux, pressant le pas vers Capernaüm, pour y retrouver Jésus qu’on disait insensé, et le ramener à la maison. J’ai frémi avec elle en entendant Jésus affirmer dans la pièce sombre où grésillaient les lampes à huile et frémissait une foule serrée: « Qui est ma mère, et qui sont mes frères? Voici ma mère et mes frères: quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » (Mc 3:21ss)

J’ai imaginé l’aveugle de Bethsaïda guéri (Mc 8:22), arrivant à Jérusalem, le jour des Rameaux, louant Dieu de lui avoir rendu la vue. Le vendredi saint, il est prêt à s’arracher les yeux tant la scène de la crucifixion était une vision insoutenable! Je raconte finalement comment cet homme peut voir le tombeau du matin de Pâques, vide, ce qui fait naître en lui un regard nouveau, et qu’importe si ses yeux y voient ou pas, car désormais, ce qui compte pour lui, c’est le regard de la foi!

J’ai imaginé Moïse prosterné dans la tente de la Rencontre, au désert. Il entend gronder des voix plaintives et douloureuses, à l’extérieur: le peuple souffre des morsures de serpents (Nb 21). Dans son désarroi, dans sa prière, Moïse tend la main, et sur le sol trouve son bâton… les souvenirs défilent: les brebis de son beau-père, le serpent devant le buisson ardent, les grenouilles et les sauterelles sur les bords du Nil, la mer fendue sur le chemin de la liberté, l’eau sortant du rocher à Horeb, la victoire contre Amalek, le coup de trop sur le Rocher de Mériba… chaque fois ce bâton il le tenait ferme à la main. Moïse entend alors la voix fraîche de l’Eternel son Dieu: « Fixe un serpent flamboyant sur un bâton; quiconque aura été mordu, et le regardera, conservera la vie »!

Le conte biblique et l’icône

J’ai imaginé…. Je me demande parfois si on ne pourrait pas comparer l’art de la narration biblique avec celui de l’icône. La démarche serait-elle la même: méditer le texte biblique, et rendre cette méditation sous la forme de l’icône, tenant compte de donnés théologiques? Comme la méditation de l’icône passe par le regard, la méditation de la narration biblique passe par l’audition. Ainsi une narration biblique ne remplace pas le texte biblique, elle y prend sa source, et y ramène.

C’est pour moi comme une quête, un cheminement, jamais définitif; une démarche continuelle, aller à une rencontre. Un chemin intérieur surtout, à la rencontre de la Parole vivante et vivifiante (Hb 4:12; 1Pi1:23,25) qui n’est pas limité à l’encre et au papier!

Une quête d’images et de symboles: non pour se faire des représentations à adorer, c’est interdit! Une quête pourtant légitimée par les apôtres Jean et Paul: « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant la parole de vie… Nous l’avons vu… Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons… Afin que notre joie soit parfaite » (1Jn 1:1-4); « …sous vos yeux a été décrit Jésus Christ crucifié » (Galates 3:1).

Finalement, créer une narration biblique, c’est d’abord perdre un certain confort, accepter de mettre de côté (au moins pour un temps), ce que j’ai toujours cru ou compris à propos d’un texte. Ensuite, le laisser me parler, encore et à nouveau. Enfin, me laisser le loisir d’en percevoir les résonnances: quelles images viennent à la surface… car l’art du conte c’est l’art de l’image, évoquée par la sonorité des mots.

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Pasteur depuis vingt ans dans le milieu des églises évangéliques libres, Olivier Fasel a d’abord travaillé à Fribourg comme éducateur. Curieux de nature, il découvre l’art du conte de tradition orale et s’exerce aujourd’hui à cet art qu’il applique aussi aux récits de la Bible.

 

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Emmaüs: Variations poétiques https://www.revue-sources.org/emmaus-variations-poetiques/ https://www.revue-sources.org/emmaus-variations-poetiques/#respond Tue, 01 Jul 2014 09:22:40 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=316 [print-me]

Ils avaient rebouché le trou
à l’intérieur d’eux-mêmes
et quittaient Jérusalem
Quand l’inconnu les rejoignit
le soir sur la route
et leur parla des Ecritures
quelque chose en eux
remua profondément
A l’auberge il disparut
Comprenant enfin
ils s’aperçurent qu’en eux-mêmes
le trou était ouvert

Jean-Pierre Lemaire, [1.Jean-Pierre Lemaire est né le 18 août 1948 à Sallanches, en Haute-Savoie. Il a passé son enfance dans le nord de la France. Enfant, il préférait la musique aux mots: il a appris le piano, car il voulait devenir musicien. Jean-Pierre Lemaire a fréquenté l’Ecole normale supérieure et obtenu l’agrégation de lettres classiques avant de faire un stage dans la marine. A 24 ans, à la suite d’une crise spirituelle, il a pris conscience de sa foi catholique et commencé à écrire ses premiers vrais poèmes. Il est professeur de lettres en classes préparatoires littéraires au lycée Henri IV à Paris et à Sainte-Marie de Neuilly.] «Les marges du jour», La Dogana, 1981


A Emmaüs tu étrennais tes pas
tout neufs quand nous traînions les nôtres
sur le chemin de la déroute.
Leur battement dans notre cœur
abolissait le temps. La nuit tombait,
mais en nous tu remontais la mèche.
A mesure que s’étendait
l’obscurité, notre vision
se clarifiait. Ta voix lavait notre regard
dépoli. Dans une fraction de seconde,
nos yeux s’ouvrirent
sur une absence.

Gilles Baudry [2. Gilles Baudry est né à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, en Loire-Atlantique, le 27 avril 1948. Il a grandi à la campagne avant d’entrer au séminaire. Il a fait son service militaire dans la ville universitaire allemande de Tübingen, puis travaillé en usine. Il a fréquenté la communauté de Taizé. Il a enseigné deux ans au Togo avant d’entrer à l’abbaye bénédictine de Landévennec.], « Nulle autre lampe que la voix», Rougerie, 2006


La route est lourde d’ombres;
elle vient de la ville
où tout fut consommé 

et va vers la maison:
nous y rentrons bredouilles,
sans hâte ni jubilation.
Reprendre le collier:
était-ce là ton vœu de vie? 

Celui dont le pas résonne et nous rejoint
fête l’espérance.
Son geste de partage nous remet en partance. 

Colette Nys-Mazure [3. Colette Nys-Mazure est née le 14 mai 1939 à Wavre, près de Bruxelles, en Belgique. Elle vit à Tournai, au nord du pays. Elle avait sept ans lorsque son père, vétérinaire, est mort dans un accident; sa mère ne s’en est pas remise et l’a suivi quelques mois plus tard. «Une blessure irréparable, dira-t-elle, mais peut-être féconde», dont tout ce qu’elle fait porte la marque. Elle a étudié à l’Université catholique de Louvain de 1957 à 1961, obtenant une maîtrise de lettres. Elle a enseigné la littérature française de 1961 à 1999. Elle a été assistante  à l’Université catholique de Louvain de 1974 à 1980. Colette Nys-Mazure est mère et grand-mère. Outre la poésie, elle a écrit des essais, des nouvelles et des pièces de théâtre. Elle anime des sessions et des ateliers d’écriture et donne des conférences en Belgique et à l’étranger. Elle aime travailler en correspondance avec des artistes, notamment des peintres.] et Lucien Noullez, «Traces et ferments. Un dialogue à bible ouverte», l’arbre à paroles, 1998


Marchions fourbus
vers Emmaüs,
le profil bas
à reculons
avec nos pas
de feuilles mortes.

Marchions si las
clopin-clopant.
Le ciel aussi
boitait si bas
sans horizon.

Nous rejoignit
un inconnu
nous questionnant
sur nos tourments.

Le soir tombait
mais l’étranger
trouvait des mots
comme des lampes.

Ces mots si simples
et si immenses,
c’étaient des portes
à deux battants
qui nous ouvraient
les Écritures.

Or, parvenus
au carrefour,
à la pliure
du grand livre,

sans un détour
il fit semblant
de s’éloigner
nous laissant seuls
abasourdis
avec nos cœurs
meurtris, brûlants.

« Où irions-nous
si tu t’en vas ?
Reste avec nous !
Vois : l’ombre
gagne
sur nos jours.
Reste avec nous
quand tout
s’éloigne.

Sur le chemin
de la déroute
tu as des mots
qui nous éclairent
et qui dissipent
notre doute.
Voici l’auberge
où nous refaire.
Ta compagnie
nous avoisine. »

À peine entré,
notre invité
passa commande
à la serveuse,
et nous, ses hôtes,
vîmes le Maître
rompre le pain
avec un geste
rayonnant d’infinitude,
mais reconnu
il disparut
laissant la table
ouverte à tous.

Foi de disciples
à n’y pas croire !
C’était donc lui
notre Sauveur
et notre ami
encore tout frais
ressuscité
et nous restés
à nos tombeaux !

Gilles Baudry, Demeure le veilleur, 2013, p. 71-73

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Des truelles au paradis https://www.revue-sources.org/des-truelles-au-paradis-charles-peguy-poete-de-lincarnation/ https://www.revue-sources.org/des-truelles-au-paradis-charles-peguy-poete-de-lincarnation/#respond Tue, 01 Jul 2014 08:49:33 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=312 [print-me]

« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles, couchés dessus le sol à la face de Dieu » écrivait Péguy quelques mois avant de tomber, foudroyé d’une balle en plein front, aux premières heures de la Grande Guerre. Cent ans se sont écoulés depuis. Le lieutenant Péguy n’est plus. Le poète, lui, reste d’une actualité étonnante. Si ses écrits échappent à l’usure du temps, c’est qu’ils recèlent d’intuitions intemporelles, inépuisables – dont la plus essentielle, qui dirigea toujours plus explicitement l’entier de son œuvre: le mystère de l’incarnation.

Poète et paysan

Comme l’écrivait Paul Archambault, Péguy n’eut de cesse de « relier les plus hautes réalisations de l’esprit aux plus secrètes germinations de la terre ». Resituer l’infini dans la finitude de l’humus: c’est là sa quête incessante, son génie propre, qui plonge ses racines avant tout dans son expérience de vie.

Si Péguy fut normalien, il était d’abord paysan: « Je serais un grand sot de ne pas me laisser faire, de ne pas me laisser redevenir, reconquérir paysan » écrira-t-il au soir de sa courte vie (Victor Marie, comte Hugo). L’appel de la terre est resté profond chez lui et il est intimement lié au faubourg Bourgogne, qui l’a vu naître et grandir. De ce quartier aux portes d’Orléans, de cette « ancienne France » où la paysannerie gardait ses mœurs et son langage, Péguy a tout reçu. C’est là que palpitaient, enveloppées d’un peu de « pesanteur terrienne », toutes les virtualités de son inspiration. « Rien n’est aussi mystérieux comme ces sourdes préparations qui attendent l’homme au seuil de toute vie, écrit-il dans l’Argent. Tout est joué avant que nous ayons douze ans. »

« Le surnaturel est lui-même charnel ». Charles Péguy

Au cœur de ces années fondatrices, il saisit que la vie, simple dans la répétitivité de sa forme, est insondable dans son mystère – plus encore: son prosaïsme apparent est le lieu de l’incommensurable. Le faubourg Bourgogne et ses petites gens sont l’écrin de valeurs immenses, de mystères infinis: vie de la famille et du travail, potentialité du don et, ultimement, présence de Dieu.

C’est là une clé d’interprétation de son style si particulier. Si, à l’encontre des règles de français les plus élémentaires, Péguy ne craint pas les redites; si, au contraire, il les multiplie à souhait, c’est précisément parce que son style est lui-même la manifestation des humbles recommencements quotidiens dans lesquels se cache ce qui ne passe pas.

« Le surnaturel est lui-même charnel »

Un telle acuité l’a acheminé comme naturellement au mystère de l’incarnation qui fonde, résume et achève ses intuitions de jeunesse. D’aucuns pourraient croire que la vie de Péguy est faite de contradictions. Ils se trompent. Péguy est l’homme des longs murissements: un fil conducteur relie son dreyfusisme à sa foi, son engagement politique à son espérance.

Dans cette croissance homogène, son attachement au Christ, vrai Dieu et vrai homme, reste l’ultime déploiement de son génie poétique – et ce, dans une approche magnifiquement terrienne. Lorsque la foi s’invite dans son œuvre, c’est encore le paysan, le fils de rempailleuse, qui parle. Dans son « Ève », véritable aboutissement, Péguy ne sépare pas le paradis des plus humbles réalités humaines. « Dans le paradis, tel que je le montrerai, il n’y aura pas seulement des âmes, il y aura des choses. Tout ce qui existe et qui est réussi » (correspondance avec Daniel Halévy). Des cathédrales, par exemple, mais aussi tout le matériel que l’homme associe à son effort: truelles, marteaux, ou encore poignée de freines. Rien de ces humbles éléments n’échappe à l’exaltation…

[…] Car le surnaturel est lui-même charnel
Et l’arbre de la grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond
Et l’arbre de la race est lui-même éternel.
(Ève)

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Pierre PistolettiPierre Pistoletti, journaliste et théologien, est membre du comité de rédaction de la revue Sources.

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