Revue Sources

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Le professeur Phillipe Lefebvre donne ici les notes, « pas tout à fait achevées », d’un exposé qui fut d’abord oral. « L’état d’inachèvement, dû au manque de temps, fait entrer une part de silence dans ce texte et consonne de manière peu académique – donc, sans doute, intéressante – avec le sujet proposé », explique-t-il en préambule.

Pourquoi, lors de cette semaine interdisciplinaire, les auteurs ont-ils proposé une intervention sur le silence? Je suppose que plusieurs raisons les ont guidés. Ces jours nous ramenaient à la présence humble et mystérieuse de trappistes pour qui le silence était le registre essentiel de leur existence; un silence conçu non tant comme l’absence d’un excès de discours et de bruit, que comme une attention à une parole venue de plus loin.

Ce silence ouvrait aussi l’espace où ces moines entraient en communication – en communion – avec ceux qui les entouraient. Des Occidentaux au milieu de Maghrébins, des Chrétiens au milieu de musulmans, des célibataires au milieu de familles, des ressortissants d’une nation colonisatrice parmi des gens qui furent naguère colonisés… Les aléas de l’histoire et de la religion, les traumatismes, les impasses, les incompréhensions qu’elles engendrent, tout cela ne peut se résoudre au moyen de quelques explications, d’alternances de plaintes et de repentances. Il faut du temps pour simplement cohabiter, dire des mots quotidiens à ses voisins ou ne rien dire du tout, mais être là, joyeusement. Le silence comme accueil, comme offrande de soi aux autres qui vivent à l’entour, rend possible cette cohabitation fondamentale sans laquelle rien, à vrai dire, même les plus subtiles théories, ne peut s’enraciner.

Et puis le silence a entouré, jusqu’à ce jour, les circonstances de l’assassinat des moines à Tibhirine. Qui a fait quoi et pourquoi? Il est encore malaisé de donner des explications concernant cette affaire. Comme bien souvent, les victimes sont entourées d’un silence qui voudrait ensevelir la mémoire et les mots; en fait il devient à terme le terreau d’une parole plus profonde et d’un mémorial qui n’a pas fini de susciter vocations multiples et gestes éloquents.

Le silence des femmes ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté

Parler du silence dans la Bible, c’est renouer d’une certaine manière avec ces composantes du silence des moines qu’eux-mêmes ont reçues de la parole de Dieu, patiemment écoutée, incorporée.

Le sujet est immense: le silence dans la Bible! J’ai choisi, comme frère dominicain, de partir d’un verset qui me réjouit et me tient depuis quelques années: celui, dans l’évangile de Marc, où l’on dit que les femmes venues au tombeau, le matin de la résurrection, ne disent rien. Que la parole d’évangélisation soit née d’un silence inaugural obstiné me ravit. Ce silence inspire parfois des commentaires âpres ou méprisants: «bien sûr les femmes se taisent, apeurées et tremblantes qu’elles sont, alors qu’ils faudrait parler».

Chez Luc (24, 9-11), les femmes parlent aux disciples, mais ceux-ci qualifient leurs paroles de «radotage de femmes». Ainsi donc, qu’elles parlent ou se taisent, elles ont toujours tort. Quand on est accusé d’un délit et de son contraire, c’est toujours bon signe, si j’ose dire: une nouveauté tellement extraordinaire a lieu que les boussoles communes deviennent folles; ceux qui savent habituellement ne savent plus rien du tout, ne comprennent plus rien et s’en prennent indifféremment à qui leur parle et à qui ne leur parle pas.

Le silence des femmes nous retiendra donc comme le registre le plus adéquat de l’annonce. Ne rien dire parce qu’on est tremblant, égaré et rempli de crainte, c’est l’attitude juste pour se préparer à la parole – à la seule parole qui vaille la peine d’être annoncée. Dans un second temps et dans la continuité avec ce silence des femmes et l’accusation dont on l’accable parfois, nous effleurerons quelques aspects du silence abordés pendant ces journées d’études – tout particulièrement le silence des victimes.

Le silence des femmes

Dans l’évangile de Marc, il semble y avoir une première fin, qui aurait été complétée par une seconde. Je voudrais m’arrêter sur ce qui est réputé la «fin originelle» qui correspond désormais au verset 8 du chapitre 16. Les femmes sont venues au tombeau de Jésus avec des aromates, se demandant qui leur roulerait la lourde pierre qui en obstruait l’entrée («la porte» dit l’évangile). Or, elles trouvent la pierre roulée et rencontrent dans le tombeau un jeune homme, un neaniskos (un «nouvellement né»), enveloppé dans une robe blanche. Celui-ci les rassure, leur annonce que Jésus n’est plus dans ce lieu et les envoie auprès des disciples: ils verront Jésus en Galilée comme il le leur avait dit.

«Et, sortant, elles s’enfuirent du tombeau; en effet tremblement et égarement les avaient prises et à personne elles ne dirent rien. Elles avaient peur en effet» (Mc 16, 8).

Fin de l’évangile. Certains savants ont avancé l’hypothèse qu’une suite clôturait l’évangile, mais qu’elle a été perdue. D’autres, plus nombreux, pensent que telle était la fin et que, par la suite, on en a ajouté une autre pour terminer cet évangile d’une manière accordée à celles des autres évangiles.

Selon cette fin, devenue canonique, on nous dit que Jésus, la premier jour de la semaine, apparaît à Marie Madeleine, puis à deux disciples, puis aux onze qu’il envoie «dans le monde entier», puis Jésus est emporté au ciel où il siège «à la droite de Dieu»; l’ensemble fait 12 versets (9-20). Il existe aussi une version parallèle, une autre fin, courte, en deux phrases: les femmes apportent la nouvelles aux disciples et Jésus apparaît finalement à ceux-ci et les envoie en mission.

Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond

Revenons à la «fin initiale». Tout finit chez Marc par un silence: «elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur». Son petit livre que Marc intitule dès la première phrase «évangile», «annonce heureuse», se clôt donc par l’inverse d’une annonce: le silence de cette nouvelle que Jésus demandera aux siens (cf. Mt 28) d’aller disperser dans le monde entier.

J’aimerais explorer ce silence, parce que le texte nous donne plusieurs indices essentiels. On n’a rien dit quand on a dit «silence»: il faut encore examiner de quel silence il s’agit, de quoi il est riche, vers quoi il tend.

1. Des femmes silencieuses dans le monde ancien

Il faudrait longuement parler du silence où les femmes sont souvent confinées dans les sociétés anciennes (?) régies par les hommes. Ce sont les hommes qui y parlent, y débattent, y décident. La Bible se fait l’écho de cet état de fait, non sans le remettre ironiquement en question.

A bien des reprises quand la parole des hommes fait défaut devant l’inattendu ou l’urgence d’une situation, des femmes se lèvent et parlent. Parmi les multiples passages que l’on pourrait invoquer, je citerais Judith, l’héroïne du livre deutérocanonique qui porte son nom.

Cette jeune veuve, pieuse, effacée, silencieuse, intervient publiquement avec véhémence le jour où elle apprend que les Anciens de sa cité, Béthulie, ont fixé un ultimatum à Dieu: si, dans les cinq jours qui suivent, le Seigneur n’a pas sauvé la ville de la menace que font peser les Assyriens, ils se rendront à ces ennemis.

La taciturne Judith sort alors de chez elle et invective ces nobles personnages: «Ecoutez-moi, chefs des habitants de Béthulie. Vraiment vous avez eu tort de parler comme vous l’avez fait devant le peuple et de vous engager contre Dieu, en faisant serment de livrer la ville à nos ennemis si le Seigneur ne vous portait secours dans le délai fixé!».

Plus loin elle les apostrophe ainsi: «Vous ne comprendrez donc rien, au grand jamais. Si vous êtes incapables de comprendre les profondeurs du cœur de l’homme et de démêler les raisonnements de son esprit, comment pourrez-vous pénétrez le Dieu qui a fait toutes ces choses…». Et après un discours long et corrosif, elle entre à nouveau dans le silence qui lui est habituel: «Quant à vous, ne cherchez pas à connaître ce que je vais faire. Je ne vous le dirai pas avant de l’avoir exécuté!».

Judith alors reprend la parole, mais devant Dieu, avant de partir réaliser son plan extrêmement audacieux. Il faut lire tout le chapitre 8 (la harangue contre les chefs du peuple) et tout le chapitre 9 (la prière au Seigneur); c’est la plus longue prise de parole de femme dans la Bible. Cette parole éclot du silence où Judith a vécu pendant près de trois ans et demi, dans l’intimité de Dieu.

la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler

Le silence des femmes, cela fait longtemps que Dieu l’habite bien souvent et y fait germer des paroles de connaissance et des projets vivifiants. Les femmes dont parle l’évangile de Marc s’inscrivent dans une tradition selon laquelle le mutisme des femmes fait sortir tôt ou tard les mots vigoureux et le dessein intrépide dont tout le monde a besoin. On est donc bien inspiré, si on lit la Bible parfois, de ne pas immédiatement conclure qu’un silence de femmes est ou bien le seul signe de leur sujétion, ou bien la marque attendue de leur incompétence.

2. Signes et causes du silence: tremblement, égarement, peur

Trois mots souvent en interaction dans l’AT pour désigner une intense expérience de la présence de Dieu, de son action, dont résulte une perception nouvelle de la réalité qui laisse d’abord sans voix. J’évoquerai ici surtout la Septante, la traduction grecque de la Bible hébraïque commencée au 3ème s. avant notre ère, qui a fourni aux auteurs du NT une partie de leur vocabulaire;

«Egarement» (ekstasis). Ce terme est inauguré dans la Septante dans deux passages essentiels. En Genèse 2, Dieu fait tomber sur Adam «une torpeur»: c’est la traduction habituelle que l’on donne au terme hébreu tardémah, un terme que la Septante traduit par ekstasis. Ekstasis, cela désigne en grec «le fait de se trouver (stasis) hors (ek) de soi». Adam, à qui Dieu prélève une côte pour la «bâtir en femme» (Gn 2, 22), ne coïncide plus avec lui-même: au sens propre, quelque chose de lui (une côte) a été enlevé hors de lui; bientôt une femme, une «aide» amenée par Dieu, va lui être présentée; par elle, placée «en face de lui» (cf. Genèse 2, 18 et 20), il va se dire pour la première fois (Gn 2, 23). L’eskstasis est une expérience intense de révélation, de nouveauté radicale qui nécessite que l’on perde ses repères antérieurs — comme le disait Paul Beauchamp, lors de la création de la femme, «Adam perd connaissance».

On retrouve cette expérience en Gn 15. Dans ce chapitre, Abram rencontre Dieu en une expérience particulièrement intense. «Au coucher du soleil, une ekstasis (hébreu: tardémah) tomba sur Abram, et voici qu’une grande peur obscure tomba sur lui» (Genèse 15, 12). Dieu fait alors une indéfectible alliance entre lui et Abram et il lui annonce une descendance abondante, alors qu’Abram est vieux et que sa femme est stérile. Cette ekstasis est une «veille paradoxale[1]»: la conscience s’ouvre à du neuf comme on le constate avec Abraham

«Tremblement» (tromos). C’est aussi un trouble spécifique de l’approche de Dieu. Il est pénible pour les méchants qui pensaient accomplir leurs forfaits dans l’impunité; il est mêlé à l’exultation chez ceux qui s’ouvrent à la joie de la présence: «Servez YHWH avec crainte, soyez dans l’allégresse en tremblant» dit ps 2, 11. Un des termes hébreux qui désignent le tremblement est aussi traduit en grec par ekstasis: c’est le cas en Gn 27, 33. Isaac a donné sa bénédiction à Jacob en pensant qu’il s’agissait d’Esaü. Quand il s’aperçoit de sa méprise, il est agité d’un grand tremblement (ekstasis), mais il ne revient pas sur son geste de bénédiction; il comprend qu’un Autre était mêlé à cette affaire et a guidé les événements pour qu’ils aboutissent à la bénédiction de Jacob.

«Peur», «avoir peur» (phobos et verbe phobeïsthaï). Ce verbe est très lié aux termes précédents avec lesquels il apparaît régulièrement. La peur est une disposition complexe: devant Dieu, le même mot désigne la terreur qui fait fuir (Adam au jardin en Gn 3) ou bien ce que l’on rend par «crainte»: la crainte de Dieu, cette conscience profonde qu’un Autre est là et qu’il faut compter avec lui. Cf. Pr 1, 7.

3. Le silence nécessaire au commencement

Ces manifestations physiques intenses indiquent depuis les débuts de la Bible que Dieu agit. Il est là, de manière inattendue, et va faire passer ceux dont il s’approche, dans un tout autre registre de réalité: une réalité dans laquelle il se manifeste comme présent, vivant et vrai.

Les femmes en ce matin de Pâques éprouvent donc tous les troubles qui indiquent la présence et l’action divine – en elles, notamment. En ce matin du premier jour de la semaine, on aurait bien tort d’entendre ces indications sans activer la mémoire biblique, en ne procédant que par banalités humiliantes («les femmes ont peur de tout» etc.). Dans le tombeau vide dont la pierre a été roulée, en présence du «nouvellement né» qui leur parle, elles entrent dans un nouveau régime de vie.

Comme Adam, comme Abram, comme Isaac, elles se vident (un sens que suggère ekstasis, «le fait d’être hors de soi») de leurs normes habituelles, elles entrent dans un silence dans lequel tout doit être recomposé, reconfiguré, redit d’une manière nouvelle.

Leur peur, leur tremblement, leur «extase», leur silence ont formé le terreau où l’évangile s’est implanté. En terminant l’évangile, elles invitent le lecteur à entrer dans ce grand tremblement qui va faire tomber d’eux ce qu’ils croyaient savoir, qui va les expulser de leurs habitudes et de leur paresse, qui va les laisser sans voix pour qu’une Parole autre, venue de plus loin, puisse avoir sa chance.

4. L’enseignement de Jésus: d’abord se taire

Dans l’évangile de Marc, on le sait, Jésus répète un refrain qu’aucun autre évangile ne souligne à ce point: «Ne dites à personne ce que vous avez vu». Que ce soit aux démons qui crient qu’ils connaissent Jésus, aux gens qu’il guérit miraculeusement, aux apôtres qui l’ont vu transfiguré, Jésus enjoint – avec parfois des paroles dures – de ne rien dire pour l’heure[2]. Rien de ce que fait le Christ, rien de ce qui se manifeste de lui ne saurait être l’objet d’une information. Il ne suffit pas d’avoir vu «quelque chose» et de pouvoir le redire à d’autres pour que l’on puisse parler d’évangile, de transmission, de parole.

Le témoin véritable doit plonger d’abord dans le mystère du Christ, dont le baptême est la figure liminaire de l’évangile de Marc: le corps immergé réapparaît et Celui qui parle alors et fonde toute parole à venir est le Père (Mc 1, 9-11). Il est des disciples qui apprennent ce cheminement de fils, dans le silence fécond; il est aussi des gens, venus d’on ne sait où, qui l’ont déjà appris – tout spécialement des femmes en Mc; ce sont des muettes, dont on ne reparlera plus, mais qui plongent l’action décrite dans le silence fécond qui laisse voir une autre réalité.

5. Le silence des femmes: cadre d’une compréhension nouvelle

Les femmes qui viennent au tombeau sont aussi celles qui ont suivi les événements de la passion: elles regardaient de loin le Christ crucifié (Mc 15, 40-41; 47); elles regardaient où l’on avait déposé le corps. Auparavant, au début de la semaine sainte, juste avant le dernier repas, Jésus et ses disciples ont été les hôtes de Simon le lépreux. C’est là qu’une femme est venue lui donner l’onction d’un parfum très précieux, suscitant l’accusation des convives et la parole de Jésus: «Partout où l’évangile sera proclamé, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté e mémorial d’elle» (Mc 14, 9).

Or, cette femme anonyme et sans voix apparaît en contre-point d’une autre, juste avant le discours eschatologique de Jésus en Mc 12: la veuve du temple qui «donne sa vie tout entière» (Mc 12, 41-44), et cela sans que personne la remarque – sauf Jésus – et sans dire un mot. Le récit du dernier repas et celui de la passion sont donc intimement tissés avec ces passages sur des femmes silencieuses qui donnent le sens, sans mot dire, de ce qui se joue. Sans ces femmes dont il faudra faire mémoire «dans le cosmos tout entier» on n’entre pas tout à fait dans le mystère eucharistique et dans celui de la passion. Selon un paradoxe courant dans la Bible, le silence des personnages épisodiques dévoile l’essentiel que l’on ne peut recevoir qu’en nous mettant à leur école de silence et de dépossession.

La Bible est pleines de «blancs», de «trous»

Pour vraiment dire quelque chose, il ne faut plus rien avoir à sauver, à prouver. La figure des femmes égarées et tremblantes ruine toutes les nobles représentations du savoir, du savoir-faire et du savoir-vivre. Leur silence est la figure irreprésentable, «irrécupérable», du lieu d’où une parole vraie viendra qui vient jusqu’à nous.

II.- Le silence dans la parole

La réflexion de ces jours derniers sur les moines de Tibhirine a mis en lumière des thèmes clés qui engagent à explorer le silence – la richesse de ce que le mot silence recèle et dont on ne prend conscience qu’en la sondant silencieusement.

1.- Le silence de la victime

On peut se méprendre facilement sur le silence des femmes au matin de la résurrection. Ce qu’elles éprouvent – peur, tremblement, ekstasis – est souvent interprété comme une fragilité de leur part, un manque, une mécompréhension. Or, nous venons de le dire, c’est exactement l’inverse qui est vrai: elles sont en gestation d’un sens qui vient de plus loin. La Bible ne se fait pas faute, à l’occasion, de signaler la lecture erronée que font certains, des expériences de femmes avec Dieu.

Quand Anne la stérile par exemple se lève au temple de Silo pour aller demander un fils au Seigneur, elle parle en remuant les lèvres, mais sans faire sortir de son: «Anne parlait dans son cœur» (1 S 1, 13). Or le prêtre Eli se méprend complètement; il croit qu’elle est saoule et lui lance sans ménagement: «Va cuver ton vin!» (1 S 1, 14). Le prêtre de Dieu ne comprend pas ce qu’avec Dieu une femme est en train de vivre dans le silence!

Erreur de discernement assortie d’une violence infligée à cette femme. Comme ce sera le cas chez les femmes que Marc évoque au matin de Pâque, Anne partage dans le silence un secret avec Dieu: ce fils qu’elle implore et qu’elle concevra quelque temps plus tard, il s’esquisse pour l’heure dans le mystère sans voix de sa demande. Anne répond, respectueusement mais fermement, au prêtre qui l’insulte, sans lui révéler pourtant la nature de sa prière muette.

La parole sortie de ceux qui ne parlent pas

Ces textes, dont on pourrait trouver d’autres exemples dans la Bible, me semblent mettre en scène le propos de la Bible elle-même: faire entendre une parole venue du silence, mais aussi montrer combien le silence est souvent bafoué, mal compris, méprisé. Les commentaires goguenards abondent sur les femmes qui «ne disent rien à personne» en Mc 16, 8. Pourtant, d’un bout à l’autre de cet évangile, des femmes «sans voix» disent l’essentiel (depuis la belle-mère de Pierre en Mc 1, 30-31 jusqu’à la veuve du temple (Mc 12) et à la femme au parfum (Mc 16); dans «la forge subtile[3]» de leur chair, elles façonnent les mots auxquels nous nous abreuvons encore et nous donnent une idée du cheminement de la parole au fil duquel s’est élaboré ce que nous appelons la Bible.

D’une certaine manière, la Bible nous fait écouter le silence de ceux qui ne peuvent parler en suggérant qu’elle-même découle de leur mutisme inaugural. Ce n’est pas pour rien que Dieu choisit Moïse pour porter sa parole, cet homme qui dira d’emblée au Seigneur, dans la scène du buisson ardent, qu’il n’est pas un «homme à paroles» et ne peut donc s’adresser ni au peuple d’Israël, ni à Pharaon (Ex 4, 10). Mais dans l’atelier silencieux de sa tente – la Tente de la Rencontre -, Dieu va l’éduquer[4] et Moïse, le taiseux, deviendra la bouche d’une parole tout à la fois venue de Dieu et forgée dans sa chair d’homme. Le dernier livre du Pentateuque, le Deutéronome, qui est réputé parole de Dieu chez les Juifs et les Chrétiens, commence par ces mots: «Voici les paroles de Moïse».

Celui qui avait de son propre aveu «la langue pesante et la bouche pesante» (Ex 4, 10) et qui était condamné à une existence taciturne est devenu le chantre de la Parole. Dans son cantique final, un peu avant le récit de sa mort, Moïse s’exprime ainsi: «Ciel, prête l’oreille, et je parlerai! Terre, écoute les paroles de ma bouche! Que mon savoir se déverse comme la pluie, que ma parole coule comme la rosée…» (Dt 32, 1-2). Voici que le silencieux parle comme Dieu au commencement, convoquant le ciel et la terre et y faisant résonner son verbe!

On pourrait donc dire, en contemplant Moïse l’aphasique, que la Bible nous invite à écouter le silence de ceux et celles qui ne peuvent parler: ce qu’ils vont pourtant nous dire vient de plus loin qu’eux et transitent en eux par des chemins qui ne sont pas ceux d’une expertise, d’une compétence – pour employer les termes fétiches du monde universitaire actuel.

Donner la parole à ceux qui sont réduits au silence

Que la Bible donne la parole aux silencieux, bien plus: qu’elle donne elle-même une voix parlant dans le silence qui leur fut imposé, d’autres textes pourraient le monter à l’envi. Un passage m’a arrêté depuis longtemps: le chapitre 19 du livre des Juges. Il serait trop long de le commenter ici; j’en ai esquissé un commentaire dans une parution fribourgeoise[5].

Ce chapitre terrible raconte comment une femme anonyme, la concubine d’un lévite, est violée à mort par les hommes d’une ville d’Israël, Guibéa dans la tribu de Benjamin, avec la complicité de son compagnon et de son hôte d’un soir. Le corps de cette femme est ensuite dépecé en douze morceaux, chacun étant envoyé à une des douze tribus d’Israël. Le récit est long et les deux chapitres qui le suivent et clôturent le livre des Juges racontent les conséquences mortifères de ces abus inqualifiables.

Dans les livres suivants, les deux Livres de Samuel, Guibéa est à nouveau mentionnée: elle devient la capitale du premier roi messie d’Israël, Saül, issu de la tribu de Benjamin: le lieu où une innocente a été violentée devient la cité du messie. Or, juste après son onction, alors qu’il doit fédérer les forces d’Israël pour partir en guerre contre des ennemis qui assiègent une ville d’Israël, Saül, sous l’inspiration de l’Esprit de Dieu, dépèce ses bœufs et en envoie les douze morceaux aux douze tribus. Le geste rappelle le démembrement de la femme de Guibéa; il produit d’ailleurs le même résultat, exprimé par la même expression: l’immédiat rassemblement des douze tribus «comme un seul homme» (Jg 20, 1 et 1 S 11, 7).

Bien plus tard, alors que Saül est mort, sa concubine Riçpah vient se tenir pendant des semaines à Guibéa aux pieds des fils qu’elle a eus de Saül et qui y furent injustement exécutés, ainsi qu’aux pieds d’autres hommes de la descendance légitime du roi défunt (2 S 21). Ces passages insistants et liés les uns aux autres ressurgissent dans les évangiles. Il faudrait bien entendu montrer tout cela patiemment – je l’ai fait en d’autres parutions[6]; je voudrais simplement souligner ici que le geste eucharistique du Christ qui fractionne le pain pour les Douze en le présentant comme son corps se situe dans la lignée de cette femme au corps partagé entre les douze tribus.

Le corps fractionné fait paradoxalement l’unité du corps de l’Eglise, unifiée «comme un seul homme». Les paroles de Jésus donnent une voix à cet antique corps de femme, silencieux, humilié et disloqué sans parole. Quant au nom de la cité criminelle, Guibéa, il est adapté en lettres grecques, dans la vieille traduction de la Bible hébraïque (la Septante), sous la forme Gabaa ou Gabatha.

Or, on s’en souvient, c’est au lieu-dit Gabatha que Jésus recevra sa sentence de mort de la bouche de Pilate (Jn 19, 13). Tout de suite après, il sera mis en croix avec sa mère à ses pieds, selon une scénographie qui rappelle celle où Riçpah était aux pieds de ses fils mis à mort à Guibéa-Gabatha (2 S 21). Celle qui n’a pas eu de parole et qui a été privée de tout lieu, son corps ayant été démembré, trouve désormais des mots et un asile dans les dernières paroles et derniers lieux du Christ. La femme réduite au silence parle, avec bien d’autres victimes, dans les paroles du Christ répétées dans son Eglise, et par Lui, avec Lui et en Lui fait advenir son corps, le corps qui unifie.

La convocation des silencieux

La parole des humiliés silencieux, leur présence envers et contre tout, ne constituent pas seulement les restes d’une mémoire enfin sauvée d’un complet oubli; ils sont convocation.

Les victimes convoquent tout un chacun et intiment à chacun de se situer par rapport à la violence qu’elles ont subie, au mutisme auquel elles ont été réduites. La croix du Christ me semble alors le lieu perpétuel de la convocation: le Christ mort, silencieux, suspendu à la croix, interpelle ceux qui s’approchent. «Where you there when they crucified my Lord?» chante un negro-spiritual.

La question est au sens propre cruciale: où es-tu quand l’innocent est bafoué et exécuté? Qui l’assiste, qui meurt avec lui? Qui s’enfuit et ne veut entendre parler de rien? Qui est agent du meurtre inique? Quand le Christ crucifié agonise puis meurt, nous sommes paradoxalement dans un des passages le plus «agités» des évangiles; chacun vient, passe, parle, crie, insulte, prend partie, le ciel et la terre qui tremble participent à l’émoi général.

2.- Le silence: l’autre nom de ce qui m’échappe

Devant l’autre qui m’approche, le silence s’impose d’abord. Une présence s’instaure: «Silence, toute chair devant le Seigneur car il s’éveille hors du séjour de sa sainteté» (Za 2, 17).

Intimement lié à la parole, le silence serait, dans l’expérience, dans la parole elle-même, la part de ce qui m’échappe. Cet autre que je ne comprends pas tout à fait, ou pas du tout, le sens des mots qu’il emploie…
L’intimité silencieuse de Moïse et de Jéthro (Ex 2-18). Dans cette ambiance et à proximité des lieux de cette coexistence silencieuse: la rencontre de Moïse avec Dieu (Ex 3-4). Un Dieu qui sort de son silence.

1 R 17: comment Dieu parle-t-il aux femmes? Dieu a annoncé à Elie qu’il avertirait une femme de Sarepta – une étrangère – de l’accueillir et de le nourrir. Pourtant cette femme ne semble pas du tout connaître Elie et ne rien savoir d’une parole de Dieu. Mais, accueillant Elie chez elle, alors qu’elle même doit subvenir aux besoins de son fils dans une période de famine radicale, elle manifeste qu’elle a entendu une voix, plus profonde qu’un simple avertissement que Dieu lui aurait transmis. Elle est à l’écoute de cette voix qui demande l’hospitalité de qui la demande, même quand on est soi-même à toutes extrémités. Dieu a bel et bien parlé à cette femme dans le silence de son cœur attentif, non dans la superficialité d’une information donnée ou d’un service demandé.

3.- Le silence dans la Parole

La Bible est pleines de «blancs», de «trous». La recevoir telle quelle. La Parole est accompagnée, enveloppée de silence. Ce qui se dit de Dieu, de Dieu avec nous, doit être écouté, expérimenté longuement, silencieusement. Le bruit déplacé vient quand on fait dire à la Parole ce qu’elle ne dit pas, quand on parle à sa place.

«Dieu regarda les fils d’Israël et Dieu sut» (Ex 2, 25). Que sut il? Le texte en reste là. Il est lisible aux savant de corriger le texte comme cela est abondamment fait pour «produire un sens»; Recevoir le texte comme il est – et peut-être même s’il est le résultat d’une erreur quelconque de transmission manuscrite – c’est faire droit à ce silence dans le texte qui n’est pas sommé de faire ses preuves à tout moment, de nous donner des informations claires. Le Seigneur regarde et sait: on peut vivre longuement, silencieusement avec ces quelques mots.
L’exemple de 2 S 11: David, Bethsabée et Urie ou comment on peut faire parler abusivement un texte silencieux.

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 Phillipe Lefebvre, op Professeur d’Ancien Testament à la facutlé de théologie de l’université de Fribourg.

 


Eléments de bibliographie

Colin Claire & Cornillon Claire (dir.), Ce que le récit ne dit pas. Récits du secret, récits de l’insoluble, Presses universitaires François Rabelais, Tours, 2015.

Corbin Alain, Histoire du silence. De la renaissance à nos jours, Albin Michel, 2016.

McCulloch Diarmaid, Silence: A Christian History, 2014.

Mouchard Claude, Qui si je criais…? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, éditions Laurence Teper, 2007.

Picard Max, Le monde du silence, PUF, 1954.

Sarah Robert (Cardinal), La force du silence. Contre la dictature du bruit, Fayard, 2016.

Steiner George, Langage et silence, Seuil, 1969.

[1] Jean-François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose? éditions de minuit,

[2] Voir Mc 1, 25, 34, 43-44; 3, 12; 5, 43; 7, 36; 8, 26; 9, 9.

[3] Je reprends ici le titre superbe d’un recueil du regretté Pierre Lartigue qui reprenait lui-même ce nom d’un lieu en Normandie près duquel il séjournait! La «forge subtile» devient chez lui une manière d’évoquer le travail poétique (La forge subtile, éditions Le temps qu’il fait, 2001).

[4] Voir par exemple les versets liminaires du Lévitique et des Nombres où Dieu convoque Moïse dans sa tente pour lui enseigner les paroles qu’il aura à transmettre au peuple.

[5] Philippe Lefebvre, «Les temps de la-chair-avec-Dieu. L’exemple de la concubine de Guibéa (Juges19)»,Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 54 (2007) 1/2, p. 5-15.

[6] Voir en particulier: «Ristpah, la dame du Lithostrôton (2 Samuel 21; Jean 19)» in Philippe Lefebvre, Brèves rencontres. Vies minuscules de la Bible, Paris, Cerf, 2015.

 

Passionnant!

Comme toujours, je suis fascinée par ces innombrables correspondances que vous découvrez dans la Bible, cher Frère Philippe! Merci!

Marie France Celier


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