Revue Sources

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Le langage n’est jamais neutre. Pourquoi notre époque préfère parler de « l’intérêt général » plutôt que du « bien commun » alors qu’on semble vouloir désigner la même chose par ces deux expressions?

Bien commun et intérêt général

On pourrait, sans grand inconvénient, utiliser la notion « d’intérêt commun » ou celle de « bien général », car ces deux adjectifs permutables renvoient à une sorte de transcendance du social par rapport à l’individu. Ce qui est commun ou général, par définition, n’est point particulier. Car, même pour les sociétés qui ne sont plus holistiques (où l’individu est assigné à une place déterminée par la totalité dans laquelle il s’insère), mais individualistes (où le tout est au service de l’épanouissement individuel), une tension irréductible demeure entre ce qui est bon pour tous et ce qui est bon pour quelques-uns. Ainsi, il est rare qu’une expropriation liée à un projet collectif nécessaire à tous (nouvelle voie routière ou ferroviaire, barrage, aménagement urbain, etc.) ne heurte pas de plein fouet les situations particulières, ne déstructure pas les modes de vie de plusieurs individus. Sauf pour les doctrinaires de l’ultralibéralisme, la somme des intérêts particuliers ou des biens individuels ne s’identifie pas avec la construction d’une société qui se veut harmonieuse, s’élevant au-dessus des volontés de chacun, et cela parce qu’est reconnue une instance supérieure permettant précisément la coexistence apaisée des individus.

Jean-Jacques Rousseau, avec son concept de volonté générale, formellement distincte de l’addition des volontés particulières, atteste la nécessité de cette distinction dans le champ de la philosophie politique.

C’est naturellement la différence de perception entre les notions d’ « intérêt » et celle de « bien » qui est instructive. Sur le terrain de la philosophie politique et dans le discours du personnel politique, « l’intérêt » général est le plus souvent invoqué, non le « bien » commun. À cela, deux raisons.

Bien commun ou biens marchands?

Parler de « bien », c’est inévitablement se référer à la sphère morale et celle-ci, souvent renvoyée à la vie privée des individus, à leurs préférences singulières, non seulement semble avoir perdu sa prétention à l’universalité, mais est soupçonnée d’orchestrer un retour à la société holistique qui interdirait à l’individu d’occuper une autre place que celle qu’une hiérarchie sociale prétendument anhistorique lui désignerait. C’est aussi en ce sens que l’on parle d’ « ordre moral ». Plus gravement, l’idée du bien commun serait le masque d’une idéologie tellement totalisante qu’elle en deviendrait totalitaire, ce qui s’est hélas! vérifié parfois dans l’histoire.

C’est en raison de ce soupçon que l’anthropologie de l’utilitarisme (selon lequel l’utile est le principe de toutes les valeurs) a imprégné nos manières de penser et, en particulier, l’économisme et le consumérisme ambiants. L’utilité renvoie aux intérêts. Le Bien a été remplacé par le bien-être, le bien commun par les biens marchands. Et c’est seulement dans la mesure où le marché, c’est-à-dire le libre jeu des intérêts privés, peut nuire à la préservation de l’intérêt général que ce dernier sera défendu plus ou moins efficacement par l’instance politique. Mais, dans ce contexte, nul ne remet en cause que l’infrastructure économique soit la base essentielle de la société, comme le voulaient aussi bien les théoriciens d’un marxisme pétrifié que les hérauts d’un capitalisme débridé.

Force et faiblesse de l’individualisme contemporain

Prenons acte de l’irréversibilité du mouvement de l’histoire: l’individu ne peut plus être identifié au rôle et au statut que le groupe lui attribuerait. Dans nos sociétés, du moins dans leur version occidentale en voie de mondialisation, les individus sont logiquement premiers par rapport au tout social dans lequel ils choisissent librement et contractuellement de s’inscrire et la construction des droits de l’homme est l’héritière directe de ce renversement de paradigme puisque ces droits expriment désormais la possibilité de recours contre les abus des pouvoirs. Renversement auquel le christianisme n’est pas étranger. En effet, sa fonction historique d’unification sociale dans l’empire romain et l’univers médiéval ne doit pas occulter que la sécularisation de la notion chrétienne d’âme a engendré le « moi » des modernes, l’espace du sujet singulier, la référence à cette réalité ultime qu’est l’individu.

L’individu moderne est plus angoissé qu’il ne veut bien l’avouer devant la nécessité permanente de s’inventer un destin.

Sans nullement revenir aux sociétés antérieures, il nous faut bien admettre que la trajectoire de l’individualisme contemporain n’est certainement pas achevée et qu’elle attend d’être réorientée, d’une part parce que l’individu moderne est plus angoissé qu’il ne veut bien l’avouer devant la nécessité permanente de s’inventer un destin et, d’autre part, parce que la société qui résulte de la recherche incessante des jouissances privées, pour parler comme Benjamin Constant, engendre des effets sociaux dont l’action en retour sur l’individu lui-même est imprévisible. Or, des questions demeurent en suspens et elles peuvent recevoir des réponses différentes: situation féconde et stimulante pour l’intelligence et le débat politique. Signalons ici simplement trois pistes.

Questions en suspens

D’abord, cessons de récuser en bloc l’individualisme. Le sens péjoratif que le mot véhiculait exclusivement il y a encore quelques décennies n’est pas le seul possible. « Mon individu » n’est pas uniquement « la forteresse d’égoïsme que j’érige tout autour pour en assurer la sécurité » qu’il faudrait opposer à la personne qui, elle, « risque par amour au lieu de se retrancher » (Mounier en 1935). L’individu aujourd’hui, c’est aussi celui qui assume sa responsabilité sans s’abriter derrière l’évidence d’un statut conféré de l’extérieur, revendique ses droits contre les pouvoirs oppressants, demeure apte à entrer en relation avec autrui dans des modalités nouvelles qu’autorisent les moyens de communication modernes, est souvent désireux de participer à l’édifice politico-social en affirmant sa citoyenneté.

Ensuite, la notion de « bien commun » que quelques théoriciens laïques du XIXème siècle ne répugnaient pas à utiliser et que l’on rencontre encore, certes parcimonieusement, dans les discours de politiciens contemporains, mérite assurément d’être revitalisée. Car la notion d’ »intérêt général » qu’on lui préfère souvent reste trop imprégnée par les seules valeurs de l’utile; et la déconnexion moderne entre l’économique, le politique et la morale est largement illusoire. Une nouvelle morale qui ne dit pas son nom s’est substituée à l’ancienne et elle correspond exactement à cette volonté de déconnexion. On peut l’appeler « libérale-libertaire » et Paul Valadier a même parlé d’un « nouvel ordre moral libertaire ». Pour le dire rudement, elle est encore morale, la visée qui impose à la société de servir l’individu dans ses intérêts, ses penchants et ses désirs. Curieuse conception qui, d’une part exige une séparation radicale de l’individu et de la société et, dans le même mouvement, revendique une société à son service. Il conviendrait d’accepter de porter le débat à ce niveau qui oppose des visions morales entre elles au lieu de prétendre qu’il y aurait, d’un côté, une vision moralement engagée et, d’un autre, une perspective moralement neutre. Cela se repère dans la société qui résulte du « fantasme de l’homme auto-construit », selon l’heureux sous-titre d’un livre intitulé significativement Une folle solitude (Olivier Rey, Seuil, 2006).

Enfin, lorsque les philosophes de l’Antiquité, en particulier Aristote et ses continuateurs du Moyen Âge, expliquent que l’état naturel de l’individu est d’être en relation avec autrui et le corps social, ils ne craignent pas de parler de bien commun et il est instructif de méditer un philosophe contemporain, François Flahault (Où est passé le bien commun? Mille et une nuits, 2011) quand il rappelle l’importance de ces « biens communs fondamentaux », comme les échanges non marchands, la confiance ou la qualité de vie, qui échappent aux critères économiques de l’utilitarisme. Le contractualisme et le libéralisme économique ne sont donc pas notre seul horizon.

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Jacques Ricot

Jacques Ricot

Jacques Ricot, agrégé et docteur en philosophie, est chargé de cours de bioéthique à l’Université de Nantes.

 

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