Pierre Pistoletti – Revue Sources https://www.revue-sources.org Fri, 30 Nov 2018 15:13:09 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Gaudeamus omnes https://www.revue-sources.org/gaudeamus-omnes/ https://www.revue-sources.org/gaudeamus-omnes/#comments Thu, 08 Nov 2018 13:05:25 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2774 Je rédige cet éditorial ce matin pluvieux de Toussaint. Non pas en contemplant le paradis peint par Fra Angelico où dansent en ronde les anges et les saints, mais dans le clair obscur d’une ville qui n’est plus à la fête aujourd’hui depuis que Calvin décrocha les images de ceux et celles que nous appelons les élus de Dieu. Ce qui ne m’empêche pas de fredonner l’antienne latine du jour: «Gaudeamus omnes!». «Réjouissons-nous tous ensemble!».

Oui, réjouissons-nous avec cette cohorte de bienheureux qui nous ont précédés. Beaucoup de monde dans ce cortège disparate: des premiers de classe bien sûr, des grandes et belles dames, mais aussi des culs-de-jattes, des bouffons, des innocents, tous ceux que le monde juge «moins que rien». Et tous dans la joie, même au cœur des larmes, des trahison et des persécutions.

Notre dossier relève souvent l’épithète «paradoxale» pour qualifier cette joie singulière, quand il lui arrive d’ignore le rire, l’humour, la gaîté et bien sûr la gouaille. Une joie qui au dire de Jésus est un est un pur cadeau de sa part, offert à ses amis dûment auréolés, mais aussi à ceux qui ne figurent pas sur les listes ecclésiastiques officielles. Un calembours courait pendant mes jeunes années. Deux choses allaient m’étonner en entrant au paradis: la première était  celle de m’y voir et la deuxième de ne pas y rencontrer ceux que je pensais avoir tous les droits d’y pénétrer.

Ce dossier «joyeux» apporte aussi une note de lumineuse clarté après la grisaille des deux derniers dossiers consacrés, on s’en souvient, au mensonge et au doute. Nous aimerions finir l’année sur cette note à la fois grave et légère. Notre pensée va vers ceux qui souffrent, mais sans éprouver quelque apaisement du cœur. Mais aussi nous rendons grâce pour tous les autres qui sécrètent une «joie imprenable» au milieu de leurs tourments. Ils nous consolent et nous fortifient..

Dans la joie «paradoxale» du Noël qui vient. Entre un bœuf et un âne gris, un enfant pauvre nous sourit.

Fr.Guy Musy op 

]]>
https://www.revue-sources.org/gaudeamus-omnes/feed/ 2
Bienheureux! https://www.revue-sources.org/bienheureux/ https://www.revue-sources.org/bienheureux/#comments Thu, 08 Nov 2018 12:41:21 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2770 Le 8 décembre 2018, à Oran, les 19 martyrs d’Algérie seront proclamés bienheureux en cette terre où ils ont vécu et offert leur vie jour après jour jusqu’à ce qu’ils soient victimes comme des dizaines de milliers d’Algériens du terrorisme durant les années 90 que l’on appelle les «années noires».

Le sens de cette béatification a été explicité par les évêques d’Afrique du Nord qui ont souhaité que cette béatification se fasse en terre musulmane, pour mieux y associer tous ceux qui sont morts durant cette même période, atteints par la même violence.

Bienheureux… Au-delà de la formule et de l’acte solennel par lequel l’Eglise reconnaît une vie chrétienne exemplaire, il y a une réalité qui n’échappe pas quand on lit les écrits qu’ils nous laissent: c’est la joie qui les traverse. La joie des béatitudes apparaît au détour des lignes, la joie pascale, la joie imprenable mûrie à l’ombre de la croix.

C’est d’ailleurs par la joie que frère Christian de Chergé, fraîchement élu prieur par ses frères en 1984, commence ses chapitres[1] l’année suivante.

Au fil des Chapitres du prieur

Dans ses notes de lecture, frère Christian relève ce passage de l’homélie de Pâques 1985 donnée par Mgr Teissier :

« L’humanité est, chaque jour, plus consciente des responsabilités qui pèsent sur chacun et sur tous pour que le DROIT à la JOIE soit également partagé. Comme le printemps éveille la terre après le sommeil de l’hiver, notre JOIE de Pâques doit réveiller, ce matin, notre courage pour marcher vers cette terre nouvelle, et habiter, avec Jésus, cette humanité fraternelle[2]

Après en avoir fait son propre fil rouge pour sa prédication lors de la Semaine sainte, il va précisément reprendre ce thème de la joie dans ses chapitres du 15 avril au 28 juin 1985. En tout, ce sont 48 chapitres qui vont mettre en lumière ce thème de la joie dans la liturgie quotidienne, dans les Constitutions, dans la Règle de saint Benoît, ainsi que dans le Coran.

Le 17 avril, lisant les Constitutions 33,2, il reçoit pour lui-même un premier enseignement:

« L’Abbé porte le souci pastoral du troupeau qui lui est confié ; il manifeste à tous la bonté et la bienveillance du CHRIST, s’étudiant plus à être aimé que craint, s’adaptant au caractère de chacun et exhortant les frères à courir d’un coeur allègre et JOYEUX sur le chemin où Dieu les appelle. Une éducation à la JOIE (alacri et beato animo). Un enseignement qui doit libérer la JOIE, climat normal de l’exode, de la pâque.»

Le lendemain, il résume:

«Si l’Abbé est éducateur de JOIE, entraîneur, exemple… c’est une façon d’être le Christ parmi ses frères[3]

Pour cela, il faut donc entrer en imitation du Christ, se mettre à «l’école de la joie». De sa joie. Pas la joie qui vient des hommes comme celle décrite par les sourates qu’il égrène pour ses frères. La joie est

«un CONTENU qui a besoin d’un CONTENANT… le Corps du Christ. Jésus nous donne SA PAIX, mais il veut faire en nous le PLEIN de joie. La JOIE est à la PAIX ce qu’est la source au fleuve… ce qu’est le chant à la parole. Il veut trouver en nous le PLEIN d’une JOIE qu’il n’a pas retenue pour lui : de son coeur ont coulé des fleuves d’eau vive[4]

La source de cette joie apparaît immédiatement:

«Jésus surabonde de la joie que le Père déverse en lui. Le Père trouve toute sa JOIE dans le Fils : c’est du Père que la joie coule comme de source et elle trouve dans le Fils un « contenant » à sa mesure. Tout ce qui fait la joie du Père se trouve recueilli dans le Fils[5]

La joie, la vraie, elle est même pour le moine une vocation:

«Si le moine est spécialement voué à la JOIE, c’est bien parce qu’il est lié au Psautier. Son OFFICE : s’offrir comme Canal à ce fleuve de louange grossi à travers les âges par tant de torrents qui ont su puiser à la même source que le Magnificat[6]

Il explique:

«Entrer dans la prière comme les apôtres, à l’école des Psaumes… Se laisser transformer par les Psaumes pour aller chercher les hommes partout où ils sont et les conduire, à travers nous, là où Dieu les attend, les unit, les pacifie, dans sa JOIE. Nous sommes, à travers cette prière d’Église, des passeurs vers la JOIE dans l’Esprit[7]

La joie de Dieu cherche à se communiquer, mais elle ne peut le faire qu’à une condition :

«On l’a dit, la JOIE est un contenu qui a besoin d’un contenant : la JOIE de Dieu et la JOIE des hommes peuvent se donner rendez-vous une fois encore aujourd’hui, parce que nous sommes assez dépouillés de nous-mêmes et assez pauvres de joie vraie pour leur faire toute la place[8]

Les Psaumes engagent en fait sur le chemin d’une joie autre, celle de l’Espérance qui alimente

«cet instinct invisible qui nous dit que nous sommes faits pour la VIE et la JOIE[9]

L’Eglise toute entière vit de cette joie revenue de la tristesse et du tombeau, joie pascale victorieuse de la mort, dépositaire de la promesse de vie éternelle. 

Le devoir de la joie

Dans la vie chrétienne est donc inscrite le «devoir» de la joie. Pas comme un commandement reçu de l’extérieur, mais comme l’indice d’un plein intérieur, d’une parole reçue, d’une promesse crue, d’une vie à l’oeuvre indépendamment des remous de surface: le coeur battant du «peuple des béatitudes». Cette vocation commune à la joie nous glisse dans la vraie fraternité: reçue d’en haut, comme la joie.

C’est sans doute ce qu’ils ont vécu. Pas tout de suite… car la joie a dû se frayer un chemin. Mais la douceur en a été l’annonciatrice:

«Il y avait hier matin, au chapitre, une lumière très douce entre nous : nous étions « tout regard » à l’écoute les uns des autres : à l’écoute de toi[10]

 La joie: un climat de vie

La joie, c’est aussi le climat de la vie en Dieu:

«Un emprunt à Perfectae Caritatis 7 (les moines) « …vaquent uniquement aux choses de Dieu… dans la prière assidue et une joyeuse pénitence ». Il faut être la Mère Église pour accoler ainsi deux mots aussi apparemment contradictoires, la joie et la pénitence. Cela signifie que la JOIE chrétienne se conquiert, ou plutôt se reconquiert… et aussi que la pénitence n’est pas le « rabat-joie » qu’on imagine. Elle est effort de conversion, effort volontaire, donc librement consenti. La joie est alors le critère de cette liberté intérieure[11]

Frère Christian va réaborder ce thème dans l’un de ses derniers chapitres:

«Notre voie (tarîqa) à la suite plus rapprochée du Christ est donc « un chemin joyeux vers la plénitude de l’amour ». Et c’est par là même un chemin d’INCARNATION empruntant toutes les conditions d’humanité que le Christ a lui-même connues : rien de l’homme ne lui a été étranger, hormis le péché dont il nous a dit qu’il n’est pas « de l’homme », qu’il n’appartient pas à l’image et à la ressemblance. Joie et peine, souffrance et bonheur peuvent ainsi être étroitement liés, peut-être même imbriqués, conjoints à la façon dont saint Paul trouvait sa joie dans ses tribulations. Il ne nous revient pas de nous figer dans une attitude purement hédoniste (« tout est beau et bon ») ou, au contraire, dans une optique de type doloriste ne cherchant que la croix pour soi et pour les autres. Au moment même où elle se présente comme un choix d’ascèse et de privation, la voie monastique se veut chemin de paix et de liberté authentique conduisant à ce que Jésus lui-même a goûté en l’appelant la « joie parfaite». Ce qui compte c’est que TOUT soit reçu « d’humeur égale » comme DON du Père, et vécu pour la gloire de Dieu[12]

Hymne à la joie du frère Christophe

Comment ne pas mettre en relation cette citation avec ces lignes de frère Christophe écrites à ses parents ?

«L’avenir est incertain. Il y a pourtant en tout cela un bonheur, une paix, une joie d’Evangile[13]

Même tonalité dans ce poème:

«Naître (l’espérance qui m’arrive)
avec toi tout commence enfin
hier est dégagé, aujourd’hui est libre
dans l’ouverture se dessine un à-venir de lumière
ta ressemblance m’attire
dedans ta pâque je me suis glissé
et me laisse prendre entièrement à ta vie
ta résurrection m’envahit
par toi s’actualise le don
et tout s’éternise en joie[14]»

Dessin extrait de«Aime jusqu’au bout du feu»,
Monte Cristo, p. 154.

Dans son cahier de prière, on retrouve cette même joie étonnée d’une telle transfiguration du quotidien:

« On habite ensemble une terre d’espérance. On la travaille. On est les habitants de ta maison. On y vit. On y prie. On y demeure jusqu’à l’heure de mourir. Ensemble, on habite ta main. De ce bonheur ouvert qui pourrait nous déloger[15]

Joie de Noël et de Cana du frère Luc

Dans sa correspondance, frère Luc, le médecin, offre un même regard empreint d’une joie sereine:

La violence ici continue avec intensité et constance. Mais au-delà des violences et des angoisses, Noël apporte la Joie. Dans la mesure où nous accueillons le pauvre, le malheureux, avec Amour, nous trouvons Dieu et au-delà de nos angoisses nous lui confions notre vie. Comme le bon larron, il faut se donner à Dieu, sans arrière-pensée; en dépit de toutes les tristesses et incertitudes, la joie de Noël est en nous, sans attendre que cessent les violences. Priez pour moi que je meure dans la Paix du Christ et l’amour de tous les hommes[16]

Cette joie palpable chez chacun à sa manière, il la puisait dans l’eucharistie quotidienne vécue ensemble. L’eucharistie est le grand sacrement de la joie, nous dit frère Christian, « le signe d’une réalité pressentie… Toutes nos joies humaines y ont leur place pour devenir signes concrets de la JOIE où Dieu nous attire, celle du Fils. Mais il leur faut passer par les douleurs d’un enfantement :

Vous allez pleurer… votre tristesse se changera en Joie. C’est comme la femme sur le point d’accoucher !

Qu’est-ce à dire ? Rappelez-vous :

– Quand Dieu donne sa Joie, il y en a de RESTE comme dans la multiplication des pains.

– Quand Dieu donne sa JOIE, c’est la meilleure, celle de la fin, comme le vin à Cana.

– Quand Dieu donne sa JOIE, le corps tout entier est pur, comme celui du lépreux, comme dans le bain d’une nouvelle naissance.

– Quand Dieu donne sa JOIE, c’est celle du plus grand AMOUR : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai AIMÉS… je vous dis cela pour que ma JOIE soit en vous et que votre JOIE soit PARFAITE ! Pour que ma JOIE soit entre vous, et que tout en vous soit sacrement de mon Amour pour vous, de l’Amour du Père pour moi[17]

« Bienheureux…»

A Tibhirine, la joie est passée par la croix. Elle a eu le dernier mot: Résurrection! Alors la joie passe de proche en proche, du Ressuscité aux baptisés marqués par la joie pascale d’un alléluia délié par l’Esprit et sa puissance de vie:

«Habité par une langue de feu, chaque apôtre devient une torche vivante. La MISSION commence qui est de communiquer la JOIE de Dieu. Celle que le Christ a donnée, celle du Père se vidant Lui-même dans le Fils, Joie du Fils retournant sans cesse dans le sein du Père. Le micro-climat du Cénacle s’élargit aux dimensions du monde : tout l’univers peut rentrer dans le climat intérieur de la Trinité, là où le Verbe se profère dans le silence de l’AMOUR : Juifs et Grecs, Parthes et Élamites, Hébreux et Arabes, Caldoches et Canaques, monde de l’Est et monde de l’Ouest, gens du Nord et gens du Sud, chrétiens et non-chrétiens, croyants ou non. Et l’appel est là, différent pour chacun, qui nous sollicite vers cette extrémité du monde, vers cet extrême de notre coeur, vers cette unique catholicité d’au-delà[18]…»

Heureux… c’était aussi le premier mot de la prédication de Jésus sur la montagne:

«Ce premier mot qui dévale de la montagne jusqu’à nous. JOIE, notre maître mot. Un jaillissement permanent – créés pour cela – nous y sommes appelés, comme à la prière : « Venez à la prière, venez à la JOIE ! ». Heureux, du début à la fin… Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur [19]

La joie du Christ a présidé à la vie de la communauté:

«Rendons au Christ la primauté de [la] JOIE :

c’est sa joie bien à lui de révéler le Père ;

c’est sa joie tout à lui d’être le Prince et le principe de la Vie ;

c’est sa joie d’être entré à coeur ouvert dans le jeu de nos existences, et d’avoir affronté toutes nos morts pour nous en délivrer ;

c’est sa joie, vraiment, d’être le gage et l’artisan de toute résurrection ;

c’est sa joie vive de savoir parler le langage de l’homme, et de pouvoir faire tressaillir pour chacun la lettre des Écritures et le coeur des créatures ;

c’est sa joie secrète de demeurer parmi nous par son Esprit, et d’être pour les siens le pain d’aujourd’hui ;

c’est sa joie encore d’être ce Corps démultiplié à l’infini de l’espace et du temps où la communion avec tous peut se recevoir comme la vocation de chacun…

Cette JOIE qui est sienne, elle nous est tout entière communiquée. Il n’en retient rien pour lui. Et nul ne pourra nous la ravir[20]

C’est cette joie, qu’ils ont fait leur, qui nous rejoint donc aujourd’hui pour nous encourager sur notre chemin. C’est leur bonheur de s’offrir qui nous atteint. Et si nous osions comme eux risquer la rencontre, et sentir dans nos entrailles la joie née de la Visitation?

L’Eglise nous offre ce bain dans la foi, l’espérance et la charité des martyrs pour renouveler notre vie chrétienne. Bienheureux sommes-nous!


Marie-Dominique Minassian est doyenne de l’Institut de Formation aux Ministères à Fribourg, chercheur à l’Université de Fribourg et membre de l’équipe de rédaction de Sources. Elle a été chargée de l’édition systématique des écrits des moines de Tibhirine dans une nouvelle collection co-éditée par le Cerf, Bayard et les Editions de Bellefontaine. Le premier tome, qui rassemble leurs récits de vocation et qui s’intitule «Heureux ceux qui espèrent», vient de paraître.


[1] Ces enseignements quotidiens ont été publiés sous le titre Dieu pour tout jour. Chapitres du P. Christian de Chergé à la communauté de Tibhirine (1985-1996), Cahiers de Tibhirine, n° 1bis, Abbaye d’Aiguebelle, nouvelle édition revue et enrichie de nouvelles séries de chapitres, juillet 2006.

[2] Ibid., introduction, p. XIV.

[3] Chapitre de frère Christian du jeudi 18.04.1985, Dieu pour tout jour, p. 5.

[4] Chapitre de frère Christian du mardi 23.04.1985, p. 7.

[5] Chapitre de frère Christian du jeudi 25.04.1985, p. 8.

[6] Chapitre de frère Christian du samedi 18.05.1985, p. 20.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Chapitre de frère Christian du vendredi 24.05.1985, p. 23.

[10] Frère Christophe, 13.03.1995, Le souffle du don. Journal 1993-1996, Bayard 2012, pp. 171-172.

[11] Chapitre de frère Christian du samedi 21.11.1992, Dieu pour tout jour, p. 411.

[12] Chapitre de frère Christian du lundi 6.02.1996, p. 543.

[13] Lettre de frère Christophe à ses parents, 26.03.95.

[14] Frère Christophe, 29.05.1995, Le souffle du don. Journal 1993-1996, pp. 186-187.

[15] Frère Christophe, 7.05.1995, Le souffle du don. Journal 1993-1996, p. 178.

[16] Lettre de frère Luc à NB, 10.12.94.

[17] Homélie de frère Christian pour le Jeudi saint, 4.04.1985, L’autre que nous attendons, p. 152.

[18] Homélie de frère Christian pour la Pentecôte, 26.05.1985, p. 161.

[19] Homélie de frère Christian pour la Toussaint, 1.11.1981, p. 295.

[20] Homélie de frère Christian pour le jour de Pâques, 16.04.1995, L’autre que nous attendons, p. 461.

]]>
https://www.revue-sources.org/bienheureux/feed/ 1
Toujours dans la joie, vraiment? https://www.revue-sources.org/toujours-dans-la-joie-vraiment/ https://www.revue-sources.org/toujours-dans-la-joie-vraiment/#comments Thu, 08 Nov 2018 12:28:42 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2766 «Soyez toujours dans la joie», écrit saint Paul (Philippiens 4, 4). Et il insiste: «je le répète, soyez dans la joie[1]». Est-il possible de prendre son conseil au vrai, quand on regarde les pesanteurs qui traversent la vie des personnes et la vie du monde? Ou bien s’agit-il d’une hyperbole orientale, voire d’un enthousiasme sans proportion?

Je lisais ces jours-ci, sous une plume amie, ces propos qui frôlent les abîmes. «Qu’il fait sombre, parfois, dans nos existences. Tellement sombre. Trop sombre! Sombre au point que nous nous demandons si la lumière n’est pas qu’illusion, le bonheur que sujet à caution. Encagés dans nos douleurs, nous ne percevons plus rien que nos tourments. Nous ne voyons plus l’autre: tristement nos yeux se ferment sur la conviction que nous sommes condamnés à errer, aveugles et délaissés, dans les couloirs sordides et glauques d’un immense malentendu. En effet, si nous avions pu choisir, jamais nous ne serions venus au monde; non, nous n’aurions pas opté pour un chemin de souffrance qui, inexorablement et quel que soit le décor, ne conduit nulle part ailleurs qu’à la mort.[2]»

Ils m’ont fait penser à ce vers ténébreux de Virgile: «ils allaient obscurs, dans la nuit seule, à travers l’ombre».

Comment, dès lors, entendre la parole de Paul, en voyant s’égrener les nouvelles, en traversant un hôpital, en visitant une prison, en accompagnant un mourant? Comment l’entendre quand les eaux de la Méditerranée engouffrent tant de noyades? Pourtant, il faut l’entendre, puisque Paul l’a vécue, puisqu’il l’a écrite dans le souffle de l’inspiration.

Un autre sage peut nous ouvrir le chemin. Une main amie m’avait un jour calligraphié ce mot précieux: «la joie est en tout, il faut savoir l’extraire». Parole attribuée à Confucius. Elle nous met au défi de trouver les sources de la joie, même au milieu des heures d’ombre. Il se peut que le chemin soit long et étonnant

Nous pouvons commencer par les propos simples et sans émotion du dictionnaire. «Sentiment de bonheur intense, limité dans sa durée, éprouvé par une personne, dont une aspiration, un désir sont satisfaits», voilà la joie selon le Petit Larousse, qui ajoute qu’elle est liée à la gaïté et à la bonne humeur. Tant mieux quand elle advient; pourquoi bouderait-on son plaisir, pour autant qu’il ne soit pas au détriment du respect, de la justice et de l’amour? Festoyer à l’Oktoberfest, goûter un concert, réussir un exploit, faire une découverte, tomber en amour (comme disent les québécois), quel bonheur; et l’on peut en souhaiter des parcelles à chaque personne, mais elles sont limitées.

Le travail de l’émerveillement

Il existe un chemin plus constant, dont la pratique peut être quotidienne, c’est l’émerveillement. Partir à la rencontre des merveilles qui sont à la porte. Cultiver cette rencontre pour faire provision de joie. Les possibilités sont nombreuses; en voici quelques exemples: se réjouir de l’apparition d’Orion dans le ciel; détailler la finesse d’une fleur; feuilleter un livre d’art; écouter une musique; élargir ses connaissances; croiser le regard d’un enfant; partager la convivialité; contempler l’ineffable Mystère. Chacun peut trouver son chemin d’émerveillement et en vivre chaque jour un éclat de lumière. C’est même une nécessité. Et, en prime, cela peut être un acte d’amour. Voici ce que Maurice Zundel disait à des religieuses, mais qui peut s’appliquer à tout le monde: «Vous avez besoin de joie. Nous avons tous besoin de joie, et non seulement la joie est nécessaire à notre équilibre, mais elle est nécessaire à la communauté avec laquelle nous faisons corps. Si nous n’avons aucune joie, nous ne pourrons pas donner cette joie aux autres, et ce seront les autres qui porteront le poids de notre solitude et qui seront jetés dans notre désert. Il est donc nécessaire de découvrir chaque jour une source nouvelle, chaque jour il y a une certaine grâce qui se révèle à vous et qui vous permet de renouveler votre admiration et d’être en contact passionné et jeune avec Dieu.[3]»

L’enjeu de l’émerveillement – source de joie – est grand. Il requiert une ouverture de la personne: sortir de soi, aller à la rencontre. Il demande aussi une capacité d’accueil, pour laisser résonner en soi les harmoniques de lumière, d’amour, de beauté, de connaissance ou de joie qui, d’une manière ou d’une autre, peuvent accompagner la rencontre. Mais aussi, il nous enrichit. Il déploie notre personnalité. Il nous permet d’accéder avec finesse et profondeur à notre moi libre et ouvert.

Souvent, il est dit que l’émerveillement est l’élan spontané de l’enfant qui découvre une chose nouvelle qui l’enchante. C’est vrai, mais ce n’est pas assez. Il est aussi une tâche, joyeuse et légère certes, pour devenir homme. C’est même un travail d’enfantement, humble et confiant. Jour après jour, il peut devenir un habitus, un mode d’être qui donne couleurs à la vie. Au point que le Père Ambroise-Marie Carré, à 90 ans, put donner à un livre ce beau titre: Chaque jour je commence.

Il importe ici de souligner que l’émerveillement est possible même dans des situations difficiles. Etty Hillesum, au camp de transit de Westerbork[4], d’où l’on était embarqué pour Auschwitz, était capable d’admirer les lupins qui poussaient alentour du camp. Plus fort encore, elle savait voir, au-delà de la casquette nazie, la capacité d’humanité de certains Allemands. Et elle essayait d’apporter un peu de sourire et d’entraide dans le camp pour alléger l’horreur… et peut-être pour entrouvrir la fenêtre d’autres perspectives: celles d’une forme de résurrection. Autre exemple: François d’Assise, vers la fin de sa vie, alors qu’il était malade, presque aveugle, terriblement douloureux, composa le Cantique de frère soleil, hymne fraternel et joyeux à Dieu avec toute la création.

La conversion du regard

Pour s’émerveiller, il faut l’ouverture, la rencontre, l’accueil. Mais, par les temps qui courent, une autre attitude est encore requise. Je l’appelle conversion du regard. Les medias soulignent fortement les dysfonctionnements et les catastrophes; les conversations habituelles ne manquent pas de s’étaler sur ce qui ne va pas, ce qui menace, ce qui fait scandale. Ne serait-ce pas plus équilibré si l’on voyait aussi l’autre aspect, celui de la vie, de la beauté, de la générosité possible? Il ne s’agit pas de chausser des lunettes roses et de méconnaître les pesanteurs. Il s’agit de compléter le regard. Pour prendre un exemple très simple, un accident grave sur le pont du Mont Blanc à Genève va faire de grands titres et alimenter de grosses conversations. Mais qui porte attention aux 60000 voitures qui ont traversé la rade sans accident, avec tout ce que cela implique de respect des règles et d’exactitude dans la conduite? Compléter le regard, n’est-ce pas ce qu’a fait Etty Hillesum, en voyant l’autre face du camp, sans méconnaître une seconde la tragédie? La conversion du regard permet d’extraire de la joie dans les situations les plus diverses; Confucius n’avait pas tort.

La joie paradoxale

Mais est-ce bien de cette joie-là, dont parle Paul? N’y a-t-il pas une autre dimension encore? Car la joie, née de l’émerveillement, peut subir bien des éclipses dans les moments difficiles de l’existence. Et, pour faire écho à certaines préoccupations du pape François[5], elle a bien l’air d’être pélagienne, car elle semble être le fruit de notre propre effort d’ouverture et d’accueil des merveilles, même les plus secrètes.

En fait, je crois qu’elle est inspirée par l’Esprit saint, même s’il n’est pas nommé ou reconnu explicitement. Car c’est l’Esprit qui pousse à la recherche. C’est l’Esprit qui donne l’énergie d’aller à la profondeur du chant de la vie. C’est l’Esprit qui donne la joie, pour autant qu’il soit accueilli. C’est l’Esprit qui met en présence du Mystère ineffable, quelque nom qu’il lui soit donné.

Au fond de l’expérience, la joie prend son origine dans le chant de la Présence de Dieu au cœur de l’homme, dans le chant de la Source éternelle de la vie et de la création. N’est-ce pas cela qui animait Etty Hillesum, quand elle pouvait envisager autre chose que l’horreur nazie? Car cette Présence peut être plus forte que les avanies commises par les hommes. C’est ce que j’appelle la joie paradoxale. Les circonstances extérieures sont de malheur, mais au fond, plus tenace, reste le chant de la vie. Etty, d’ailleurs, osait cette parole, que d’aucuns ont pensée folle: «je crois que la vie est belle».

Saint Paul est plus explicite. Il parle de la joie dans le Seigneur. Finalement, la joie naît d’une rencontre avec le Seigneur. C’est cela seul qui peut la rendre constante. L’homme peut être versatile, traversé d’ombres, perclus de souffrances; mais le Seigneur est toujours là, donnant l’énergie de la vie, de l’amour, de la paix. Et donc la joie peut être toujours présente, même si parfois elle n’est pas perçue.

Joie paradoxale pour Paul, lui aussi. Dans tous les malheurs qu’il a subis pour le Christ et en Christ, il a toujours gardé la joie. «Attristé, mais toujours joyeux», écrit-il aux Corinthiens (2 Co 6, 10). Comment les a-t-il traversés? En accueillant la grâce, dont le Seigneur lui a dit qu’elle suffisait. La joie est une grâce, car elle est donnée.

Il est possible d’être plus précis encore. La joie est la présence d’une grâce de résurrection. Qu’elle soit implicite, comme chez Etty; qu’elle soit explicite, comme chez Paul ou d’autres, innombrables.

François d’Assise

Parmi eux, comment ne pas mentionner François d’Assise! Quand, au comble de la douleur, il rassemble ses dernières forces pour dicter à frère Léon le Cantique du soleil, il a déjà un pied dans le monde de la résurrection; il avait d’ailleurs reçu une grâce particulière dans sa prière: le Seigneur lui avait donné l’assurance de son salut. C’est ce même François qui expliqua à frère Léon ce qu’est la joie parfaite[6]. Elle n’est pas dans le succès, ni dans la réussite, fût-elle spirituelle. Elle est présente, si je peux supporter de n’être pas accueilli, de n’être pas reconnu, d’être laissé dehors dans le froid, de recevoir des coups de bâton et rester d’une humeur égale dans la présence du Seigneur. Car, en vivant cela, je partage le sort du Christ lui-même qui ne fut pas accueilli, ni reconnu et qui fut crucifié. Je partage son sort qui s’engouffre dans la Résurrection. La joie parfaite, c’est de faire route avec le Christ jusqu’au bout.

C’est à une même perspective qu’invite le pape François dans son écrit Gaudete et exsultate. Audacieux titre en vérité, citation de Matthieu 5, 11-12. «Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement toute sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux.»

«La plus belle prière, c’est la joie des autres»

La joie paradoxale, c’est donc faire route avec le Christ, quels que soient les obstacles; c’est faire route, même si cela doit mener à la Croix. Joie impossible en apparence, mais joie reçue par grâce. C’est le Christ qui la donne; juste avant de mourir, il le promet à ses disciples: «vous serez affligés, mais votre affliction se changera en joie» (Jean 16, 20).

Cette joie n’est pas le feu d’artifice d’une consolation personnelle. Elle permet d’apporter une part de lumière et d’espérance dans la vie des hommes. Le témoignage, qu’il soit silencieux ou parlé, de la vie en Christ est au service de la communion et de la joie. Il indique qu’au cœur de chaque personne et dans la communion des personnes, au-delà, au-dedans de tout, il y a le chant de la vie, la promesse d’un amour, l’espérance de la lumière. 

«La plus belle prière, c’est la joie des autres», cette parole de Maurice Zundel a été apposée sur l’église du Sacré-Cœur à Lausanne, où il vécut les 30 dernières années de sa vie. Toujours dans la joie, pour qu’elle se répande comme le chant fort de la vie.


L’Abbé Marc Donzé, prêtre, théologien, auteur spirituel du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg


[1] Cette pensée est constante chez Paul. On la retrouve déjà dans 1 Thessaloniciens 5, 16.

[2] Isabelle Perrenoud, Viens, vis, aime!, De l’errance au baptême, de la nuit à la lumière, éd. Saint-Augustin, Saint-Maurice (Suisse), 1994, p. 9.

[3] Maurice Zundel, Avec Dieu dans le quotidien, éd. Saint-Augustin, Saint-Maurice (Suisse), 1988, p. 107.

[4] Cf. Etty Hillesum, Une vie bouleversée, suivi des Lettres de Westerbork, Seuil, Paris, 1995, pp. 247-345.

[5] Cf. Gaudete et exsultate, chapitre 2.

[6] Je n’y fais qu’une allusion, puisqu’elle fera l’objet d’un autre article ans ce numéro.

]]>
https://www.revue-sources.org/toujours-dans-la-joie-vraiment/feed/ 1
Le paradoxe de la joie https://www.revue-sources.org/le-paradoxe-de-la-joie/ https://www.revue-sources.org/le-paradoxe-de-la-joie/#respond Thu, 08 Nov 2018 12:01:48 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2763 Pas plus tard qu’avant-hier un frère de ma communauté qui revenait de son pays d’Afrique me parlait de sa province d’origine de ce pays. Il l’avait visitée après quelques années d’absence. Elle est ravagée par la guerre civile. Il avait vu et entendu beaucoup de témoignages de gens sur place. Les atrocités qui se sont passées là-bas: viols de femmes, dépravation de jeunes gens forcés à rejoindre des milices armées, cruautés sans nom… Et tout cela dans l’indifférence générale de la plupart des européens qui ne veulent rien entendre de tout cela pour ne pas être dérangés dans leur bien-être.

Cette réalité, si on veut bien la regarder en face, ne laisse aucune place à la joie. Comment se réjouir en bonne conscience alors que, seules quelques heures de vol nous élpoigner d’une telle tragédie. En sa présence et face à ses larmes, a-t-on encore le droit à la joie? Car pour s’épanouir, la joie  a besoin d’un espace d’innocence, dégagé de soucis graves.

Mais après ces récits insoutenables, voici que je sors dans la rue. Des enfants sautent, rient, jouent. Une vraie fête de la vie. Une amie âgée me disait naguère que pour retrouver l’âme sereine elle sortait pour voir des enfants. Cela lui redonnait joie et courage. Je la comprends. Les enfants ont plaisir à courir, ils s’intéressent à tout ce qu’ils rencontrent, à la flaque d’eau qu’ils traversent en passant en son milieu, là où elle est  la plus profonde, uniquement pour jouir du plaisir de choisir un chemin inhabituel et poser leurs petits pieds dans l’eau. De leur voix enfantine, ils posent leurs questions inattendues, drôles et profondes à la fois (et que leurs parents n’entendent pas toujours, absorbés par leur smatphone). On ne se lasse pas de les regarder. Leur petite vie qui s’ouvre au monde ne peut que nous émouvoir et nous donner de la joie.

Fruit de l’Esprit

Le frère qui m’avait partagé les témoignages recueillis auprès des les gens de son pays meurtri, j’allais dire crucifié, par la guerre civile, me disait aussi qu’il avait entendu souvent dire: «Dieu nous a fait grâce d’avoir échappé au pire. Ces gens auraient pu mourir  de faim dans leur fuite, cachés dans la forêt, mais voici qu’ils avaient trouvé comme par miracle des criquets comm nourriture. Dieu a fait grâce! Saint Paul appelle la joie un fruit de l’Esprit, dans sa lettre écrite aux croyants de Galatie, en Asie mineure. Les neuf fruits de l’Esprit sont neuf grâces, c’est-à-dire des cadeaux de Dieu. Nous ne pourrions pas nous les procurer nous-mêmes. Voici donc ces neufs dons de l’Esprit Saint que l’apôtre place à côté et en supplément aux sept dons de l’Esprit du prophète Isaïe que la dévotion de l’Église a mieux soulignés: amour, joie, paix, générosité, bienveillance, bonté, confiance, douceur, maîtrise de soi.

On le voit, la joie vient en deuxième position, précédée de l’amour et suivie de la paix. Cette triade: amour, joie, paix emmène la procession formée par six vertus ou qualités d’âme alors que amour, joie et paix sont à la fois dans l’âme et au-delà de l’âme, dans la sphère qui entoure la personne, sphère sociale, sphère humaine, sphère spirituelle. L’amour trouve sa plénitude quand il est donnée et reçu, la joie déborde de l’un sur les autres, la paix fait consentir les uns aux autres dans le bien.

Inséparable du don de l’Esprit

A proprement parler, Paul n’emploie pas le pluriel «fruits de l’Esprit». Son expression est le singulier: le fruit de l’Esprit. Ne devrions-nous donc pas imaginer ce fruit comme une grappe formée de neufs raisins?  Mais surtout, le singulier « fruit de l’Esprit»  signifie que toutes les neuf  composantes du fruit, appelons les par exemple. parfum, beauté, forme, goût, couleur, grandeur, poids, attirance, provenance, sont inséparablment unies dans le fruit. On ne peut avoir ce fruit sans ses neuf qualités ensemble.

Les fruits sont une nourriture belle et attirante, «beau à  voir» disait Ève dans le jardin en regardant le fruit de l’arbre inaccessible à l’homme. Ils sont donc la meilleure nourriture puisqu’ils ne nourrissent pas seulement, mais ils plaisent à ceux qui s’en nourrissent. De plu,s les fruits ne sont pas des produits fabriqués par l’homme. Ils se forment indépendamment de lui. Ils mûrissent, certes, protégés et améliorés par l’industrie et le savoir-faire des jardiniers. Mais pour l’essentiel ils sont dûs aux forces de la nature que les hommes ne peuvent qu’accueillir des mains de la nature. Ils sont donc l’image de la grâce qui est don divin, non fabrication humaine.

Ainsi la joie est une nourriture attirante. Sans elle la vie perdrait vite non seulement sa saveur, mais un apport indispensable. La vie pourra peut-être continuer sans elle, au moins pendant un temps. Mais ce ne serit plus la vie véritable. Ce serait un semblant de vie. C’est pourquoi quand le Seigneur se donne à nous, dans les fruits de l’Esprit, il y inclut, juste après  l’amour, la joie.

Le paradoxe de la joie donnée

«On n’a pas le droit de refuser un privilège.» C’est un principe du droit de l’Élise. En effet, quand le pape ou une autre autorité supérieure accorde à une famille religieuse, à un diocèse ou à tout un pays un allègement des obligations à cause de circonstances spécialement dures, on aurait mauvaise grâce de refuser l’allègement octroyé. Ce principe repose sur la théologie de la grâce. Un don de Dieu s’accepte. C’est l’humilité qui l’exige. Comment faire le difficile devant une faveur qui nous est offerte par amour et par miséricorde?

C’est pouquoi c’est une grande grâce quand l’Esprit Saint allume en nous la lumière de la joie malgré l’impossibilité de la joie dans un monde comme le nôtre. C’est un paradoxe. Nous devons nous garder, avec un maximum de sérieux, de l’indifférence vis-à-vis du malheur, et du mal voulu et perpétré, qui règnent sur cette terre et plongent tant d’êtres dans des souffrances inimaginables d’atrocité. Nous ne devons jamais repousser ce souvenir, jamais perdre cette conscience, autant que cela nous est possible. Car l’indifférence appellerait sur nous la parole du Christau Dernier Jugement: J’avais faim j’avais soif, j’étais nu, j’étais malade, j’étais en prison, et vous ne m’avez pas visité. Allez-vous en dans le feu de la géhenne, avec Satan et tous ses anges.

Et pourtant le Seigneur nous ouvre la porte de la joie. Nous comprenons que c’est une joie réelle, mais grave, et remplie de reconnaissance pour avoir le droit d’être joyeux comme le sont les enfants dans leur ingénuité. Le Seigneur le veut ainsi. Le fruit de la joie ne nous est pas défendu. Nous en avons besoin.

Accueillons donc le Seigneur qui veut nous faire la grâce de la joie, par le deuxième fruit de l’Esprit Saint, et disons-lui avec le Psaume, tel que la Bible grecque et latine l’a lu: Conduis-moi sur ton chemin, et je marcherai dans ta vérité. Que mon cœur se réjouisse afin qu’il craigne ton nom!  … Car ta miséricorde est grande pour moi. (Ps 85,11 et 13; dans la Bible hébraïque 86,11 et 13).


Le frère Adrian Schencker, domininicain, professeur émérite de  sciences bibliques à l’université de Fribourg réside au couvent St-Hyacinthe de cette ville.

]]>
https://www.revue-sources.org/le-paradoxe-de-la-joie/feed/ 0
La joie parfaite ou la vraie joie https://www.revue-sources.org/la-joie-parfaite-ou-la-vraie-joie/ https://www.revue-sources.org/la-joie-parfaite-ou-la-vraie-joie/#respond Thu, 08 Nov 2018 10:02:52 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2759 Tout le monde cherche le bonheur, la réussite, la joie. Une chanson a fait le tour du monde entier: «I am happy». Cependant notre monde est caractérisé par le fait qu’aujourd’hui être heureux, avoir de la joie est de la responsabilité de l’individu.

Les librairies regorgent de livres de recettes pour y parvenir. Malheur à ceux qui n’y arrivent pas! Cette responsabilité peut être source d’angoisse voire de mélancolie, car si on n’y arrive pas, c’est qu’on a fait «tout faux», que l’on est un incapable voire un impuissant.

Le récit franciscain de la «joie parfaite»

Dans les sources de la spiritualité franciscaine, un récit fait référence dans ce domaine, celui dit de la joie parfaite ou de la vraie joie:

«1 Le même [frère Léonard 1] rapporta au même endroit qu’un jour, à Sainte-Marie, le bienheureux François appela frère Léon et dit :

– Frère Léon, écris.

2 Et lui répondit :

– Voilà, je suis prêt.

3 – Écris, dit-il, quelle est la vraie joie. 4 Un messager vient et dit que tous les maîtres de Paris sont venus à l’Ordre; écris : ce n’est pas la vraie joie. 5 De même, tous les prélats d’outremonts, archevêques et évêques ; de même, le roi de France et le roi d’Angleterre; écris : ce n’est pas la vraie joie. 6 De même, mes frères sont allés chez les infidèles et les ont tous convertis à la foi 5 ; de même, j’ai de Dieu une telle grâce que je guéris les malades et fais beaucoup de miracles : je te dis qu’en tout cela n’est pas la vraie joie.

7 – Mais quelle est la vraie joie ?

8 – Je reviens de Pérouse et, par une nuit profonde, je viens ici et c’est le temps de l’hiver, boueux et à ce point froid que des pendeloques d’eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent sans cesse les jambes, et du sang coule de ces blessures. 9 Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et après que j’ai longtemps frappé et appelé, un frère vient et demande : «Qui est-ce ?» Moi je réponds : « Frère François. » 10 Et lui dit : « Va-t’en ! Ce n’est pas une heure décente pour circuler ; tu n’entreras pas. » 11 Et à moi qui insiste, à nouveau il répondrait : « Va-t’en ! Tu n’es qu’un simple et un illettré. En tout cas, tu ne viens pas chez nous ; nous sommes tant et tels que nous n’avons pas besoin de toi. » 12 Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : « Par amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit ! » 13 Et lui répondrait : « Je ne le ferai pas. 14 Va au lieu des Croisiers et demande là-bas. » 15 Je te dis que si je garde patience et ne suis pas ébranlé, en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l’âme.[1]

Un chemin de croissance spiriuelle

Ce récit de style parabolique est très vivant. Il pose une question qui taraude l’humanité depuis la nuit des temps: la quête du bonheur. Cette question est aussi celle de François dans un moment difficile pour lui et celle qu’il pose à ses frères. Dans le récit, le jeu d’aller et retour de questions réponses tout en dénonçant les impasses, ainsi que les verbes de mouvement donnent une première clef de sens: déterminer ce qu’est la vraie joie est une recherche, un chemin, un déplacement. En ajoutant au mot joie l’adjectif «vraie» ou «parfaite», le récit nous montre qu’il ne s’agit pas d’un état mais bien d’un chemin de croissance spirituelle. Le dialogue relate aussi qu’il est plus facile de dire ce qu’elle n’est pas que ce qu’elle est.

Le second baiser au lépreux

Le récit nous fait entrer dans les profondeurs de l’âme sombre de François. Le propre des descriptions dans un récit est d’indiquer des valeurs et des états d’âme: c’est l’hiver, la boue, le froid, la nuit, le sang des blessures. François est démoralisé car ses frères ne sont pas aussi intransigeants que lui en matière de style de vie, de pauvreté. François en est affecté au point qu’il ne peut plus les voir. Le récit poursuit en décrivant son sentiment d’impasse. François frappe à une porte mais elle ne s’ouvre pas. D’un côté, il y a un homme, François, simple, qui n’est pas un lettré, il n’a fait que «l’école primaire» dans sa paroisse, un être blessé qui se présente comme un frère.

De l’autre côté, il y a le nombre «nous sommes tant et tel», beaucoup de frères, maîtres en théologie, prélats, archevêques, évêques, rois. François a beau être l’initiateur de tout cela, de ce nouvel Ordre «sous l’inspiration du Seigneur», les autres, ceux qui l’ont suivi ne le reconnaissent pas, ne veulent plus de lui. Ses frères n’ont plus besoin de lui. Ici ce n’est plus chez toi, c’est chez nous, disent-ils. Ce que tu as initié ne t’appartient plus. François apprend dans la souffrance la désappropriation radicale mais plus que cela encore la non-appropriation. Ses frères, son Ordre ne lui appartiennent pas. Il fait l’expérience de la pauvreté radicale. Rien ne lui appartient ni son projet, ses initiatives, ses réalisations, ses frères amis et ennemis.

Le frère hostile le renvoie à l’hôpital des lépreux tenus par les Croisiers. Pour François, cela signifie qu’il est renvoyé à son expérience fondatrice, celle de son baiser au lépreux. A la fin de sa vie, en relisant son parcours de vie dans son testament, François pourra revenir à cette expérience fondamentale qui l’a conduit à sa conversion, le baiser au lépreux, là où «tout ce qui était amer pour lui a été changé en douceur de l’âme et du corps». Ce lieu où l’amer devient grande douceur pour lui est celui de la rencontre du Christ dans ce corps à corps avec le lépreux, là où l’humanité se décompose. Mais il n’en est pas encore là.

Patience et confiance

Devant cette porte fermée et ce renvoi, François peut énoncer ce qu’est la vraie joie en deux expressions. «Si je garde patience…» Le mot latin a pour racine «passion-pâtir», tenir dans la souffrance, dans l’épreuve, traverser la difficulté, ne pas éloigner le calice de la volonté du Père, vivre la Passion du Christ. «Et ne suis pas ébranlé.» Croire ou mieux dit «faire confiance» comme le Fils fait confiance au Père, miséricordieux, créateur, souverain bien, source de tout bien, de toute vie. Faire confiance en Celui qui est capable par-delà la mort de ressusciter son Fils et nous aussi.

Par ces deux attitudes patience et non-ébranlement qui sont celles du Fils, nous sommes fils et filles de Dieu à son image capable de «vraie joie, vraie vertu et salut de l’âme». La vertu est d’abord une qualité de Dieu, elle n’est pas la force de l’être humain. C’est la force de Dieu en nous, le souffle, l’énergie de l’Esprit qui nous fait vivre en vérité. Le salut est l’immense don de Dieu qui écrit avec nous l’histoire de la libération, de l’alliance. Celui qui nous sauve, nous rend fils, frères et sœurs réconciliés, pacifiés en nous-mêmes avec Lui et avec les autres. Ce n’est pas le fruit de nos efforts mais le salut donné par un Autre.

Le long chemin de la non-appropriation

Revenons sur le chemin de la vie de  François. S. François n’avait pas l’intention première de fonder un Ordre. Mais son exemple a fait école. Après quelques hommes d’Assises, son Ordre est devenu florissant et de façon exponentielle. Non seulement en quantité, mais aussi en qualité: évêques, roi, maîtres de théologie, personnes de noble condition, etc. Pour s. François, cette situation est une tentation, une mise à l’épreuve: celle de la toute-puissance, de la supériorité de la science et du savoir, de la prétention d’être comme Dieu (convertir, guérir, faire des miracles…). On dirait aujourd’hui en entreprise, productivité, compétitivité, labellisation, nombre d’admirateurs, de like ou encore «créer de la valeur» pour les actionnaires.

Pour s. François tout cela, ce ne sont que fausses joies. Il a trop le sens du discernement évangélique pour ne pas prendre le succès, le nombre, comme unique critère du vrai et de l’authentique. La gloire et l’assurance que cela peut procurer n’est qu’un leurre. S. François rappelle à tous les frères de l’Ordre de se mettre en quête de la vraie joie, celle qui est en rapport avec la Source, le Père, à laquelle dans l’Esprit, on peut accéder par le Christ pauvre et crucifié.

François le rappelle en un temps très difficile pour lui. Il est démoralisé par le mauvais exemple des frères. Au début de sa vie, il voulait être chevalier, le Seigneur lui a montré une autre voie, celle de l’Evangile, mais son esprit d’ambition est resté le même: être un héros du Seigneur. Sa radicalité évangélique s’est transformée en intransigeance vis-à-vis de ses frères et surtout dans un esprit fusionnel, il voudrait que tous ses frères soient comme lui, il se sent «propriétaire» de son Ordre et même du for intérieur de ses frères. Dans la Compilation d’Assise, le Seigneur l’interpelle:

Je t’ai posé en signe au milieu d’eux

«112 [LP 86] C’est pourquoi à une époque, considérant et apprenant que certains frères donnaient le mauvais exemple dans la religion et aussi que les frères se détournaient du très haut sommet de leur profession, touché de douleur jusqu’au fond du cœur, il dit une fois au Seigneur dans la prière: « Seigneur, je te recommande la famille que tu m’as donnée. » Et il lui fut dit par le Seigneur : « Dis-moi : pourquoi t’attristes-tu tant quand quelque frère sort de la religion et quand les frères ne marchent pas par la voie que je t’ai montrée ? Dis-moi encore : qui a planté la religion des frères ? Qui fait se convertir un homme pour qu’il fasse pénitence en elle ? Qui donne la force de persévérer en elle ? N’est-ce pas moi ? » Et il lui fut dit en esprit : « Moi, je ne t’ai pas choisi comme un homme lettré et éloquent au-dessus de ma famille, mais je t’ai choisi simple, pour que tu sois à même de savoir – tant toi que les autres – que c’est moi qui veillerai sur mon troupeau. Mais je t’ai posé en signe parmi eux, pour que les œuvres que, moi, j’opère en toi, ils doivent les reconnaître en toi et les accomplir. Ceux qui marchent par ma voie, ils m’ont et m’auront en abondance; mais ceux qui ne veulent pas marcher par ma voie, ce qu’ils paraissent avoir leur sera enlevé. C’est pourquoi, je te le dis, ne t’attriste pas tant, mais fais ce que tu as à faire, accomplis ce que tu as à accomplir, car j’ai planté la religion des frères dans une charité éternelle. Aussi sache que je la chéris tant que, si l’un des frères, retourné à son vomissement 2, mourait hors de la religion, je remettrais un autre dans la religion pour qu’il ait sa couronne à sa place. Et à supposer qu’il ne soit pas né, je le ferai naître. Et pour que tu saches que je chéris naturellement la vie et religion des frères, à supposer que dans toute la vie et religion des frères ne restent que trois frères, pour l’éternité je ne l’abandonnerai pas. »[2]

La grâce et la joie de la  déposession

Le Seigneur lui révèle la racine de sa tristesse. Il y a un écart entre son projet de vivre selon le saint Evangile, humble, simple, être un fou dans le monde, être soumis à tous et ce qu’il ressent au fond de lui. Il doit faire un pas de plus. Ne pas s’approprier le bien que Dieu a accompli à travers lui, devenir totalement pauvre c’est-à-dire au-delà de la désappropriation entrer dans le chemin de la non-appropriation, autrement dit, de demander la grâce de déposer son Ordre. Reproches, louanges de la part des frères, recherche de gloire, bien et mal réalisé par les frères, etc. tout ce qui lui arrive, s. François reçoit la grâce de le déposer est ainsi être libéré et vivre libre. Au cœur de son épreuve, cette liberté le fait entrer dans le dynamisme de la donation et la joie l’envahit, celle de la conformité avec le Fils. Cette joie n’est pas le résultat d’un effort personnel, de quelque méthode de développement personnel ou d’ascèse de spiritualité, ni non plus de sublimation d’un désir refoulé, mais l’attestation de l’authenticité de l’accomplissement qui nous est promis par le Père.

Une apologie de la souffrance?

A première lecture, le récit de la vraie joie pourrait être compris comme une apologie de la souffrance, les souffrances méritoires. Eclairé par d’autres passages des écrits de s. François, il n’en est rien. Le mot clef qui permet de comprendre la position de s. François est le terme de «restitution» en latin «reddere». S. François restitue à son père, Pierre Bernadone son argent et ses vêtements, car pour lui il tout ce qu’il possède vient de Dieu. A la fin de sa vie, il comprend que ce geste n’est qu’un début de ce qu’il doit comprendre et intérioriser. Dieu est le bien, origine de tout bien, celui qui nous rend capable de faire le bien. S. François ne doit rien s’approprier et donc surtout ne pas s’approprier son Ordre florissant, mais plus encore, il ne doit pas non plus s’approprier la lettre de l’Evangile, mais la redonner par la prédication et l’exemple. Plus profond encore, il ne doit pas s’approprier le mal qui pourrait être opéré par un frère. Sommet de la restitution, comme il le dit dans l’Admonition XI:

«QUE PERSONNE NE SE LAISSE CORROMPRE PAR LE MAL D’AUTRUI: 1 Au serviteur de Dieu, rien ne doit déplaire, excepté le péché. 2 Et de quelque manière qu’une personne pécherait, si, à cause de cela, le serviteur de Dieu se troublait et se mettait en colère – non par charité –, il thésaurise pour lui une faute. 3 Ce serviteur de Dieu qui ne se met pas en colère ni ne se trouble pour personne mène une vie droite, sans rien en propre. 4 Et bienheureux est-il, car il ne retient rien pour lui, rendant à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu»[3]

Cette admonition est un conseil, une interpellation et non une menace. Elle est bien d’actualité aujourd’hui en un temps où trop de gens s’approprie à leur profit les faux pas des politiciens, des criminels ou des ministres d’Eglise dénoncés à juste titre pour perversité et abus. Il ne s’agit donc pas de justifier de quelque manière le mal perpétré comme le dit le Lévitique 19,17-19: «17 N’aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n’hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d’un péché à son égard; 18 ne te venge pas, et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple; c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est moi, le SEIGNEUR.» Cependant dénoncer le mal n’est pas s’arroger un droit de propriété sur la faute de l’autre comme s’il s’agissait d’un capital à notre disposition.

En restituant le bien pour le mal, comme le propose Paul en Rm 12,17, François ne cherche en aucun cas à faire l’apologie du mal et encore moins de la souffrance mais il cherche et trouve un sens à sa douleur, son épreuve, sa souffrance dans la conformité avec le Fils qui donne sa vie. Jésus, ce Fils, est capable de recevoir totalement l’amour du Père. Il remplit sa mission en coulant sa volonté dans celle du Père jusqu’à aimer ses ennemis et donner sa vie. Comme le dit l’Admonition IX:

Aimez vos ennemis

«DE L’AFFECTION. 1 Le Seigneur dit : Aimez vos ennemis, [faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient]. 2 En effet, il aime vraiment son ennemi, celui qui ne s’afflige pas de l’injustice que celui-ci lui fait, 3 mais qui est brûlé par le péché de son âme, à cause de l’amour de Dieu, 4 et qui lui montre par des actes son affection.».[4]François conformément aux groupes évangéliques de son temps opère un retour à l’Evangile. Jésus lui parle au présent, il lui dit qui il est et ce qu’il faut faire. L’Admonition rappelle un des messages centraux du Sermon sur la Montagne: «aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent». En se conformant à ce faire «extra-ordinaire» qui est accomplissement de toute la loi, en réalisant la volonté du Père, ce qu’Il a voulu en édictant la loi, l’amour inconditionnel du prochain au point d’être responsable de la responsabilité de l’autre, nous sommes fils de Dieu

Une bonne nouvelle pour aujourd’hui

La joie dont parle l’Evangile et s. François nous rend libres face à la psychologie positive actuelle garantissant un soi-disant bonheur, alors qu’elle risque subtilement de nous rendre dociles, de nous asservir aux valeurs de ce monde. La vraie joie est l’objet d’une révélation. Elle n’est pas conforme aux critères de notre monde. Pourtant elle peut être vécue comme une libération dans notre société occidentale touchée par les maladies de l’autonomie du sujet livré à lui-même, en manque d’appartenance forte, en quête de renforcement de lien et de reconnaissance, en proie à l’angoisse de la non-réussite voire à la mélancolie. En effet notre société a été dite «dépressive» suite à la perte de l’illusion de l’idée du développement des trente glorieuses (pollution du Torrey Canyon, Tchernobyl, explosion de la navette spatiale, etc.). Mais aujourd’hui, il faudrait plutôt parler de mélancolie. Ce sentiment surgit au fond de l’être par l’impuissance ressentie devant la perte (le réchauffement climatique, les guerres, la possibilité toujours présente de génocides, le terrorisme, etc.). Cette perte projette son ombre sur l’être du sujet.

Dans ce contexte, la «vraie» joie, celle sur laquelle on peut s’appuyer, est l’assurance d’une appartenance de Fils au Père dans l’Esprit. Le salut est l’œuvre de Dieu. Créatures non nécessaires, croyant que nous sommes fils et filles de Dieu, nous devons remonter à la Source, à ce Père qui nous tient dans l’être et y trouver la racine de tout désir de «re-connaissance». Cette reconnaissance a bien une origine mais il ne s’agit pas de s’arrêter en chemin, car il s’agit de prendre conscience que le «re» de reconnaissance remonte à la Source. Elle est en Dieu. Cette assurance est le fondement de l’espérance qui nous fait croire que l’impossible est possible. Dans la joie éprouvée par cette conviction, l’espérance nous enjoint à ne pas baisser les bras mais à œuvrer dans le sens de ce que Dieu veut pour notre terre. Témoigner de cette espérance est le plus grand don que nous pouvons faire à notre société. Car en effet, notre contexte assez sombre pourrait nous paralyser, bloquer notre agir ou en tout cas nous interroger sur le sens de ce que nous faisons. Notre société suit une direction, celle du système libéral économique. Ce système génère tant d’inégalités dans le monde. Libres, mais aussi affectés nous-mêmes par la souffrance des autres, la joie de l’Evangile nous engage à la libération des hommes et des femmes dans notre monde même si l’on n’en voit pas les fruits immédiatement. Agir selon l’Evangile n’est pas sans effet, il pousse notre monde dans une direction autre, celle de la communion, de la fraternité. Car Dieu, le Père est le fondement de toute communauté fraternelle. C’est ce que prie s. François dans la première règle (1Rg 23,8-9):

«8 Aimons tous, de tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit,
de toute notre vertu et toute notre force, de toute notre intelligence, de toutes nos énergies,
de tout notre effort, de toute notre affection, de toutes nos entrailles, de tous nos désirs et volontés,
le Seigneur Dieu,
qui nous a donné et qui nous donne à tous tout notre corps, toute notre âme et toute notre vie, qui nous a créés, rachetés
et qui nous sauvera par sa seule miséricorde,
qui, à nous misérables et miséreux, putrides et fétides, ingrats et mauvais,
nous a fait et nous fait tant de bien.

9 Ne désirons donc rien d’autre, ne veuillons rien d’autre,
que rien d’autre ne nous plaise et ne nous délecte
que notre Créateur et Rédempteur et Sauveur,
le seul vrai Dieu,
qui est plein bien, tout bien, tout le bien, le vrai et souverain bien,
qui seul est bon, pieux, aimable, suave et doux,
qui seul est saint, juste, vrai et droit,
qui seul est bienveillant, innocent, pur,
de qui et par qui et en qui est tout pardon, toute grâce, toute gloire
de tous les pénitents, de tous les justes,
de tous les bienheureux qui se réjouissent ensemble dans les cieux.»[5]

Cette prière rappelle que Dieu est le bien, source de tout bien, que sans Lui, nous ne pouvons rien faire. Elle rappelle aussi que la création a un sens, qu’elle est promise à un accomplissement (cf. Ep 1). Le chrétien croit qu’en dernier ressort, c’est Dieu lui-même qui interviendra pour cette terre. La Jérusalem céleste descend du ciel, elle n’est pas une pure et simple construction humaine (cf. Ap 21).

Pour conclure

Les deux clefs pour saisir le sens de ce qu’est la vraie joie sont la conformité au Fils et la non-appropriation. Elle est plus que la joie du contentement ou de l’émerveillement. Elle dépasse la simple désappropriation, elle est consentement à ce que nous avons reçu, la filiation, à être fils, fille de Dieu dans le Fils. Cette identité donnée est un appel. Elle nous enjoint à aimer, à continuer à aimer l’autre même si l’autre nous est hostile. Cette joie est la joie de Pâques, la joie de la force du salut gratuit de Dieu, ce Dieu qui est don et qui nous demande à son image de donner jusqu’à l’abandon du don. C’est alors que conformés au Fils, du fond notre être, une joie profonde, discrète et vraie peux éclater un chant de louange avec le psalmiste:

«Moi, je compte sur ta fidélité:
que mon cœur jouisse de ton salut,
 que je chante au SEIGNEUR pour le bien qu’il m’a fait!» Ps 13,6


Le frère Marcel Durrer, bibliste, superviseur pastoral, est franciscain de la branche capucine de cette famille. Il dirige l’Hôtellerie franciscaine de Saint-Maurice en Suisse.


[1] Les textes des sources franciscaines sont tirés de: François d’Assise, Écrits, Vies, témoignages (édition du VIIIe centenaire), J. Dalarun (dir.), Paris, Le Cerf/Éditions franciscaines, 2010, p. 392-393.

[2] Id, p.1388-1390.

[3] Id, p. 289

[4] Id, p.288

[5] Id, p. 225-226

]]>
https://www.revue-sources.org/la-joie-parfaite-ou-la-vraie-joie/feed/ 0
A la rencontre d’un amour qui jamais ne se reniera https://www.revue-sources.org/a-la-rencontre-dun-amour-qui-jamais-ne-se-reniera/ https://www.revue-sources.org/a-la-rencontre-dun-amour-qui-jamais-ne-se-reniera/#respond Thu, 08 Nov 2018 09:54:55 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2756 «De la joie
Le don de ta vie connaît des heures graves,
mais il est avant tout une joie infinie.
Tu es partie sans savoir où tu allais,
vers des sentiers inconnus,
à la rencontre d’un amour qui jamais ne se reniera.

O la joie de l’Esprit Saint en toi
comme en Marie, la Mère du Seigneur!

O l’étincellement de Dieu
dans les vases de terre,
et la perle de grand prix
pour récompense!

Hier, aujourd’hui, demain,
passés tout entiers en d’autres mains:
merveille!

Sois joyeuse,
toi à qui une grâce a été faite.
Souviens-toi de ce jour où,
comme un arbre balancé par le vent,
Jésus lui-même frémissant de joie.
entonnait son cantique:

Je te loue Père du ciel et de la terre
de ce que tu as caché ces choses
aux sages et aux intelligents
et de ce que tu les as révélées
aux tout-petits».


Sœur Myriam, diaconesse de Reuilly, extrait de la Règle de Reuilly

]]>
https://www.revue-sources.org/a-la-rencontre-dun-amour-qui-jamais-ne-se-reniera/feed/ 0
La joie en psychiatrie https://www.revue-sources.org/la-joie-en-psychiatrie/ https://www.revue-sources.org/la-joie-en-psychiatrie/#respond Thu, 08 Nov 2018 09:50:30 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2752 Aujourd’hui, à la cafétéria de l’hôpital (en psychiatrie), une rencontre commence par ces quelques mots : «J’en peux plus, je veux juste mourir, si seulement je pouvais. Rien n’a de sens. J’ai tout perdu, j’ai plus rien…»

Les larmes aux yeux, le silence pesant, les cigarettes qui s’enchaînent et pourtant dans le moment présent, dans un instant, la joie peut aussi se lire sur le visage de cette personne rencontrée.

Elle distribue alors des spéculoos aux moineaux sur la terrasse et dit à sa voisine (sa petite-fille de cœur comme elle aime l’appeler) «Fais-moi un sourire»(qui lui est donné) et elle de répondre: «Moi je t’en fais un tout nu»du fait qu’elle n’a plus d’appareil dentaire, et on se met toutes les trois à rigoler!

Cette rencontre, comme de multiples autres dans ce lieu singulier, est marquée par l’expression de la souffrance, de la solitude, de l’injustice et pourtant le rire et l’humour y sont aussi présents.

Vivre la joie en profondeur

Depuis le début de son mandat, le pape François ne cesse de nous lancer un appel à nous tous chrétiens d’annoncer la joie de l’Evangile, comme une Bonne Nouvelle pour aujourd’hui aussi! Comment l’annoncer si nous ne sommes pas nous-mêmes remplis de cette joie, en tant qu’aumôniers, patients ou simplement comme chrétiens?

« Tout est joie. Mais nous les chrétiens, nous ne sommes pas tellement habitués à parler de joie, d’allégresse. Je crois que, très souvent, nous aimons davantage les plaintes ! Qu’est-ce que la joie ? La clef pour comprendre cette joie est ce que nous dit l’Évangile : “Élisabeth fut comblée du Saint-Esprit”. Ce qui nous donne la joie est le Saint-Esprit »[1].

Vivre de la joie profonde. Tel est le défi de ces chrétiens qui sont là, à l’hôpital dans le contexte de la psychiatrie. Ils ont un message à nous donner, à nous tous chrétiens. C’est une joie qui n’est, par conséquent, pas une simple joie humaine, du fait même qu’elle arrive à exister malgré l’angoisse, la maladie et les épreuves.

Cet article est une occasion, en quelque sorte, de leur donner la parole. Sur la base de ces rencontres, nous allons essayer d’entendre cette joie qu’ils arrivent à vivre au cœur de leur réalité. Qui pourrait mieux témoigner de cette joie à laquelle Dieu nous invite? Tout comme Paul lorsqu’il écrit «réjouissez-vous sans cesse» (Phil 4,4) alors qu’il se trouve en prison…

La joie et la logique du don

Un point qui surgit régulièrement lors de ces rencontres dans le cadre de l’aumônerie à l’hôpital psychiatrique, c’est bien un certain malaise d’être comme projeté dans cette vie, que nous n’avons pas choisie et dont nous ne savons pas quoi faire. Vie, qui de plus, n’est pas épargnée de toutes sortes d’épreuves.

En effet, nous n’avons rien demandé mais la vie nous est donnée. Le simple fait de fêter notre anniversaire pourrait nous rappeler que notre vie est un don, un cadeau pour nous et ceux qui nous entoure. Et pourtant le premier défi se trouve peut-être bien là: dans le fait d’accueillir la vie qui se donne.

La joie s’inscrit dans cette logique du don. La joie est un fruit de l’Esprit comme nous le rappelle Paul (Ga 5, 22), nous ne pouvons la rechercher pour elle-même. Cencini, prêtre et docteur en psychologie, présente la joie comme étant « une surprise… non prévue… donc non recherchée, puis perçue comme non méritée; et elle est une surprise justement parce qu’elle n’est pas survenue de façon intentionnelle et se situe donc toujours au-delà des attentes (et des mérites) du sujet[2]

La joie et le bonheur, tout comme la vie ne peuvent pas être considérés comme un dû mais seulement comme un don (don de Dieu dans notre perspective chrétienne).

Steffens, professeur agrégé de philosophie, nous invite, lui, à nous «déposséder du désir de posséder pour accueillir ce qui se donne sans cesse[3].»

Le premier mouvement auquel nous pouvons donc être attentif est de recevoir ce qui est, ce qui nous est donné. «Le drame de l’homme n’est pas de manquer: c’est de ne pas recevoir pleinement ce qu’il a[4]

Il nous faut aussi pour ça reconnaître et accepter cette image du Dieu donateur sans conditions: «Nous ne savons pas recevoir: nous ne croyons pas à la gratuité du don [5]» «Toujours, nous croyons qu’il faut payer ou faire payer: éternelle logique du sacrifice[6]

Le Christ est venu une fois pour toute abolir cette dette pour chacun d’entre nous. Notre façon de répondre à ce don serait simplement de l’honorer en le recevant pleinement.

La santé est un cadeau

Steffens, nous lance une interrogation qui peut valoir la peine de se poser: « Goûte-t-on assez la santé?» Tous les soirs, quand je sors de l’hôpital, je me le redis. Quelle chance de pouvoir rentrer chez moi. Cette conscience-là, est un vrai cadeau, reçu de par la rencontre avec toutes ces personnes. Ils me rendent présente à mon présent, qui est de pouvoir envisager ma santé comme une vraie ressource, que j’ai à ma disposition aujourd’hui, par grâce.

Effectivement, la joie nous fait entrer dans cette logique du don, dans laquelle nous devons apprendre à recevoir. Mais la joie ne s’arrête pas là. La joie nous remet perpétuellement dans une dynamique en mouvement, en avant. Le Seigneur lui-même nous a enseigné et nous pouvons l’expérimenter qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir. En demandant à une patiente ce qu’elle aimerait recevoir pour son anniversaire, elle m’a répondu: «c’est moi qui aimerait offrir quelque chose!» Voilà sans doute une belle illustration.

Accueillir la vie  qui se donne

Accueillir la vie qui se donne, nous projette nécessairement dans une zone de tension: «…tension impossible entre le bonheur d’être et la conscience du malheur des hommes…[7]» Plus que jamais les personnes dans le contexte de la psychiatrie sont confrontées de façon violente au malheur des hommes. Ils voient et entendent en plus du leur, le malheur de ceux qui se trouvent aussi hospitalisés. Quelles sont les stratégies pouvant aider à vivre de la joie ? Laissons-nous guider par les rencontres vécues en hôpital psychiatrique pour illustrer cet « art d’aimer la vie »…

Le chant et la louange

Ainsi, une personne requérante d’asile, qui a traversé tant de difficultés et qui continue de chanter. Elle connaît par cœur tant de chants de louanges qui se sont comme incarnés dans sa vie. Son chant qui retentit dans la chapelle de l’hôpital est à la fois cri de détresse et louange.

Elle nous redonne là une clé: «dans le chant, les contradictions s’abolissent: le chant a toujours quelque chose de la réconciliation, même quand il s’agit, comme en de nombreux psaumes, de moduler un cri de désespoir…[8]» Ainsi, la louange a cette capacité de tenir ensemble la réalité difficile de ce que peut être nos vies tout en laissant la possible expression de la joie de vivre: «Quand je poussais vers lui mon cri, ma bouche faisait déjà son éloge» Ps 65,17. Et comme nous le dit également le Pape François, la louange nous décentre de nous-même et nous amène à vivre la gratuité dans le tempsen nous apportant de l’espace : «Louez-vous Dieu ? Ou demandez-vous seulement à Dieu et rendez-vous grâces à Dieu ? Mais louez-vous Dieu ? Cela, signifie sortir de nous-mêmes pour louer Dieu, perdre du temps en louant. (…) Si tu adoptes cette attitude de la joie, de la louange à Dieu, cela est beau. Du reste, voilà ce que sera l’éternité : louer Dieu. Mais cela ne sera pas ennuyeux, ce sera très beau. Cette joie nous rend libres [9]

A l’école du rire et de l’humour

Une autre clé se trouve dans le sens de l’humour toujours possible, L’humour a une place de choix en psychiatrie. D’ailleurs, dans son exhortation apostolique Gaudete et exsultate[10], le pape François intitule «Joie et sens de l’humour» l’une des cinq caractéristiques de la sainteté dans le monde actuel. Et même si nous avons pu dire précédemment que la joie est comme une surprise qui ne se commande pas, la bonne nouvelle est que «la joie est quelque chose qui s’apprend »[11]. Nous pouvons ainsi développer notre capacité de se réjouir, de dire merci, en s’exerçant à la louange ou encore en développant son sens de l’humour le tout en souriant. Autant d’éléments qui nous amèneront à laisser toujours plus de place à la joie dans nos vies.

Aimer la vie est donc bien le fruit d’un travail sur la manière dont on accueille les choses mais aussi sur notre capacité à se réjouir. Pour cela, le Père Boisson nous suggère d’introduire un nouveau commandement: «La joie tu pratiqueras[12]

La joie découle de la certitude d’être aimé

Comme nous le rappelle Paul VI dans l’exhortation apostolique sur la joie, nous ne pouvons pas parler de cette dernière sans repartir de la base, à savoir la charité: «réaliser sans tarder la justice et la charité pour un développement intégral de tous! (…) Même si ce n’est pas directement le thème que nous abordons ici, que l’on se garde bien d’oublier ce devoir primordial d’amour du prochain, sans lequel il serait malséant de parler de joie [13]

La joie de croire découle sans doute en tout premier lieu de cette assurance d’être aimé. C’est ce que nous redit si bien le Pape Françoisen ces termes:«Il y a des moments difficiles, des temps de croix, mais rien ne peut détruire la joie surnaturelle qui « s’adapte et se transforme, et elle demeure toujours au moins comme un rayon de lumière qui naît de la certitude personnelle d’être infiniment aimé, au-delà de tout ». C’est une assurance intérieure, une sérénité remplie d’espérance qui donne une satisfaction spirituelle incompréhensible selon les critères du monde [14]

La joie se vit en communion

La joie est cette émotion qui demande à être partagée. Elle nous met en lien, elle est décuplée par la joie rencontrée chez l’autre. «La joie est toujours liée à la nature relationnelle de l’homme, à sa relation à Dieu et aux autres.»[15]

Concernant Dieu, il s’agit de la rencontre avec un Dieu qui se veut être en relation et qui se veut être proche: «Je ne vous laisserai jamais seul, je vous enverrai l’Esprit Saint[16].Concernant non seulement la relation à Dieu, mais aussi les rencontres interpersonnelles, nous pouvons faire référence à l’évangile de la Visitation (Lc 1, 39-45). La joie naît de la rencontre : Marie visite sa cousine Elisabeth et Jean-Baptiste dans le ventre de sa mère déjà tressaille d’allégresse. La joie de Noël est proche. « Heureuse es-tu Marie ». Pourquoi Elisabeth la considère comme heureuse ? Parce qu’elle a cru, nous dit Elisabeth, que « ce qui a été dit de la part du Seigneur s’accomplira ». Marie a vécu ce que nous sommes tous appelé à vivre à savoir Dieu vivant en notre chair. La Bonne Nouvelle, c’est que : «le ciel et la terre se rencontrent et communiquent. Dieu, l’Éternel, entre dans le temps [17].» Dieu veut unir sa vie, la communiquer à tous les hommes. Dieu veut parler, entrer, en dialogue avec nous. Lorsque nous disons: «Parole de Dieu», nous sommes tellement habitués à cette expression que nous ne percevons plus ce qu’elle peut avoir d’insolite. Dieu nous parle à travers les Ecritures et nous rejoint dans les événements de notre vie, par les personnes qu’il met sur notre route. Il nous parle au travers des choses de notre vie qui nous portent vers la paix, vers la joie.

La joie, c’est ce cadeau qui est fait au cœur de la rencontre. La joie est alors comme un révélateur pour nous dire si la rencontre a eu lieu.

La joie est une œuvre de l’Esprit, et comme nous le rappelle St Paul, tout don de l’Esprit Saint est donné pour être au service de la communauté.La joie est reçue, et par le fait même d’être reçue, elle place le récepteur en position de pouvoir redonner, comme si elle se trouvait au commencement de tout et à la fin de tout[18]. Le fait d’avoir reçu, pousse à entrer dans cette dynamique du Don. C’est comme ça que la joie donne forme à la communauté: le don circule. La «joie qui se vit en communion» [19].

La joie du salut d’un peuple

En effet le fait de se retrouver régulièrement, de s’éprouver en tant que peuple, est à l’origine d’un certain plaisir spirituel: la joie d’être un peuple. D’autant plus que nous pouvons, de par le fait même de se rassembler, exercer et améliorer notre capacité à se réjouir:

«L’amour fraternel accroît notre capacité de joie, puisqu’il nous rend capables de jouir du bien des autres : « Réjouissez-vous avec qui est dans la joie » (Rm12, 15)[20]

La joie d’être un peuple signifie aussique : « Je ne dois pas porter seul ce que, en réalité, je ne pourrais jamais porter seul. La troupe des saints de Dieu me protège, me soutient et me porte».C’est ce que nous dit Benoît XVIau moment de son intronisation en tant que Pape[21]. Si souvent nous pouvons entendre dire à l’hôpital: «Heureusement que nous sommes tous ensemble ici! ».

Enfin, le pape François nous rappelle aussi que, du fait même de notre identité de chrétien, nous appartenons à un peuplequi a fait ensemble l’expérience du salut : «Le bon vouloir de Dieu a été que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel ; il a voulu en faire un peuple ». Le Seigneur, dans l’histoire du salut, a sauvé un peuple. Il n’y a pas d’identité pleine sans l’appartenance à un peuple. C’est pourquoi personne n’est sauvé seul, en tant qu’individu isolé (…)[22]

Peuple de Dieu renvoie à la notion de fraternité qui renvoie elle-même à une certaine filiation et à une paternité fondamentale. Nous ne pouvons pas en rester seulement à un niveau fraternel, la joie ouvre aussi une racine personnelle: recevoir la bonne nouvelle pour sa propre vie. Même si la joie nous donne de nous éprouver en tant que peuple elle vient aussi nourrir notre identité individuelle et peut nous aider à nous structurer en tant que personne.

La joie critère de notre identité

La joie peut être perçue comme un révélateur de qui on est profondément: «Si tu veux savoir qui tu es, ce que tu portes en ton cœur, ce qui est devenu important pour toi, où réside pour toi le sens de la vie, interroge-toi sur tes joies[23].» Le pape François nous invite à considérer les béatitudes[24] «comme la carte d’identité du chrétien»[25].

Aussi, dans son exhortation sur la sainteté, François nous donne de comprendre que la sainteté ne nous rend pas moins humain, qu’elle ne nous enlève pas notre identité, ni nos forces, ni notre liberté, ni notre joie «C’est tout le contraire, car tu arriveras à être ce que le Père a pensé quand il t’a créé et tu seras fidèle à ton propre être. Dépendre de lui nous libère des esclavages et nous conduit à reconnaître notre propre dignité[26].» Devenir ce que nous sommes là est bien notre joie profonde. Être heureux ici et maintenant est bien notre vocation.

Si nous reprenons les mots de Christian de Chergé prieur de Tibhirine, nous voyons qu’un passage est nécessaire pour devenir ce à quoi nous sommes appelés: «(…) cette Pâque qui nous dépossède au passage de tout ce que nous avons reçu pour que nous devenions ce que nous sommes (…) [27]»

La joie et la croix

«Comment l’Église peut-elle parler de bonheur avec toutes ses interdictions, ses pénitences et le symbole qu’elle s’est choisi, la croix[28]

C’est justement cette expérience paradoxale et pleinement pascale que le Christ nous appelle à vivre avec lui à sa suite: «La joie chrétienne inclut en son sein la croix» [29]. Comme nous le rappelle le Père Boisson, ce n’est pas du dolorisme, ni le refus des joies humaines, «mais c’est une existence capable d’unir, dans la joie de la résurrection, les souffrances et les joies quotidiennes». Nous devons combattre la souffrance, mais pour ce qui est de la souffrance invincible, si nous la portons avec le Christ elle devient source de joie et de paix.

La liturgie a pour première tâche de nous ramener sur ce chemin pascal ouvert par le Christ, où l’on consent à mourir pour entrer dans la vie. Consentir signifie que, chaque fois que dans nos vies, nous entrons dans cette œuvre de mort, nous pouvons spirituellement, en étant enracinés dans la vie chrétienne, faire le passage vers la vie, vers Dieu et donc la joie.

La joie doit trouver en nous un passage

Steffens, dans son traité sur la joie, insiste sur l’importance de pouvoir consentir à la vie, d’en arriver jusqu’au point de pouvoir dire «tout est bien». «Non seulement le consentement libère l’énergie pour affronter le cours des choses mais, de plus, il a cette étrange vertu de créer de la liberté à rebours, de révéler le sens de ce qui n’en avait pas. En renonçant à corriger mon passé, je le transfigure[30] Le chemin ainsi parcouru est source de joie profonde et fait de notre histoire, une histoire «sainte», permettant de trouver ou de créer de l’ordre dans le désordre apparent de ce qui constitue notre vie. Nous faisons alors une véritable alliance et accueillons la vie comme un don.

Le pape François, reprend les mots de Jésus à ce sujet alors qu’il est lui-même dans cette période qui précède son arrestation, les derniers moments qu’il passe avec ses disciples: «Jésus nous donne une assurance : « Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie […]. Je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie, et votre joie, nul ne vous l’enlèvera » (Jn16, 20.22) « Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète » (Jn15, 11)[31]

Le fait même de retrouver la joie, qui est toujours menacée dans le quotidien de nos vies, est une expérience de liberté, de résurrection, une pâque, un passage. La joie doit trouver en nous un passage[32].

Ce passage, le Christ nous appelle à le vivre au quotidien, peu importe les épreuves que nous pouvons vivre. La Bonne Nouvelle et la joie que l’Evangile nous propose est justement là, au cœur de nos vies. Vivre des kairos[33], une vraie rencontre qui nous fait vivre un instant d’éternité.

Rester les bras ouverts

Dans l’encyclique Spe Salvi, Benoit XVI relie sans cesse ce thème de la joie «comme composante ou conséquence de l’espérance[34].» En effet cette louange pascale est portée par un dynamisme profond, celui du combat de l’espérance. La louange repose elle-même sur la mémoire des merveilles de Dieu dans l’histoire du salut.

Voilà un vaste défi que de rester en tout temps les bras ouverts, attitude qui rejoint, comme nous le dit Steffens, la nature même de la prière, qui « demande l’impossible, qui n’est pas d’avoir une autre vie, sans aspérité, sans souffrance (car il faudrait alors ne plus aimer, et la chose serait réglée). L’impossible qu’elle demande, c’est de continuer d’aimer dans l’épreuve. Jésus dit bien: «Qui demande obtiendra» mais ce dont il parle alors, c’est de l’Esprit Saint, c’est de cette force au-delà de nos forces qui vient à leur soutien et nous donne de garder les bras ouverts là où toutes les bonnes raisons du monde conspiraient à nous les faire baisser[35]

La vie en rose

Un patient un jour m’a interpellée : «ce qui me manque ici à l’aumônerie c’est la joie, la fête, pourquoi on ne le vit pas ici?». Une question m’a dès lors taraudée: est-ce qu’on doit mettre comme objectif pastorale de vivre la joie?

La joie est multifactorielle, elle se conjugue toujours au présent, que Dieu y a une part première et fondamentale, et qu’elle s’entraîne grâce à de bonnes habitude (ap)prises.

Pour conclure, écoutons les mots d’une patiente en psychogériatrie qui répondait à ma question: «qu’elle est le secret de votre joie ?» «Dans la malchance j’ai toujours eu le bonheur, dans la vie, y’a des hauts, des bas, des secousses et des re-secousses. Dans le temps présent, il faut prendre la vie en rose, dans le bon côté.»

Elle a en effet choisi la bonne couleur liturgique: le rose, celle de la joie. Et même si la joie se reçoit et entre dans cette dynamique du don, cette patiente nous rappelle qu’il en va de notre responsabilité de sourire à la vie. Elle met aussi en évidence que le Royaume est pour aujourd’hui, que c’est dans l’instant présent que nous devons mettre en œuvre la joie de l’Evangile et la joie d’être ensemble dans les lieux où nous vivons. La première chose que nous avons à communiquer, c’est la joie, comme nous le rappelle le pape François, pour communiquer ce qui nous habite.

Devant cet enjeu, si présent à l’hôpital, peut-on apprendre à être heureux? Le Christ répond qu’il nous donne sa joie. Et notre bonheur dépend du temps que nous accordons chaque jour à la joie. Alors si nous devions retenir trois verbes pour entrer dans cette dynamique de la joie: souriez – priez –  aimez


Marie Romeuf est une agente pastorale en fin de formation à l’Institut de formation aux Ministères de Fribourg. Psychologue de formation initiale, elle nous partage son expérience de la joie en institution psychiatrique.


[1] https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/cotidie/2013/documents/papa-francesco-cotidie_20130531.html

Vu le 3 octobre 2018. Méditation matinale en la chapelle de la maison sainte Marthe, 31 mai 2013, Pape François.

[2] Cencini, Amedeo, Choisir la joie sel de la vie, Editions des Béatitudes, Clermont-Ferrand, 2014, p. 23.

[3] Steffens, Martin, Petit traité de la joie. Consentir à la vie. Editions Salvator, Paris, 2011, p. 66. Lauréat du

prix Humanisme chrétien 2013, prix qui a pour but de promouvoir toute forme d’action touchant l’éducation et les applications de l’enseignement social-chrétien.

[4] Steffens, idem, p. 69.

[5] Thérèse d’Avila, citée par Steffens p. 68.

[6] Steffens, p. 68.

[7] Steffens, p. 154.

[8] Steffens, p. 155.

[9] Idem, Pape François,31 mai 2013.

[10] Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, Rome, le 19 mars 2018.

[11] Cencini, p. 24.

[12] Boisson Benjamin,  Pour l’humour de Dieu,, Editions des Béatitudes, Nouan-le-Fuzelier, 2009.

[13]Pape Paul VI, Exhortation Apostolique Gaudete in Domino, Rome, le9 mai 1975, § 11.

[14] Pape Francois, 2018, § 125.

[15] Cencini, p. 14.

[16] Jn 14 cité par le Pape François, 2018, § 122.

[17] Frère Antoine de l’Abbaye de Tamié, Homélie pour le 4ème dimanche de l’Avent 2013, https://www.histoiredunefoi.fr/meditations-bibliques/1886-homelie-pour-le-4eme-dimanche-de-lavent-a-tamie

[18] Cencini, p. 58.

[19] Pape François, 2018, § 128.

[20] Pape François, 2018 § 128.

[21] Pape François, 2018, § 708.

[22] Pape François, 2018, § 6.

[23] Cencini, p. 28.

[24] Mt5, 3-12 ;Lc6, 20-23.

[25] Pape François, 2018, § 34.

[26] Pape Francois, 2018, § 32.

[27] Frère Christian de Chergé, L’invincible espérance, Bayard Edition, Montrouge, 2010, p. 264.

[28] Cencini, p. 10.

[29] Idem, Boisson, p. 170.

[30] Steffens, p. 40.

[31] Pape François, 2018, § 124.

[32] Frère Christian de Chergé, 2010, p. 266.

[33] En grec ce mot signifie «le moment opportun, propice»

[34] Cencini, p. 11.

[35] Steffens, p. 55.

]]>
https://www.revue-sources.org/la-joie-en-psychiatrie/feed/ 0
Médecins et suicide assisté https://www.revue-sources.org/medecins-et-suicide-assiste/ https://www.revue-sources.org/medecins-et-suicide-assiste/#respond Thu, 08 Nov 2018 09:40:47 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2746 Dans certains cantons suisses, comme celui de Vaud ou de Zurich, les médecins sont autorisés à prescrire les doses létales entraînant la mort de personnes qui ont fait recours aux organisations de type Exit ou Dignitas. Moyennant bien sûr des conditions restrictives  bien établies.

Les partisans du suicide assisté voudraient désormais élargir le cadre de cette permissivité en allégeant les conditions qui l’autorisent. Comment un médecin doit-il répondre à une demande de suicide assisté? A partir de quels critères peut-il accorder une ordonnance pour une potion létale? Dans ses directives médico-éthiques sur “L’attitude face à la fin de vie et à la mort”, l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) propose d’assouplir les critères actuels. Promulguées en mai 2018, les directives de l’ASSM seront soumises le 25 octobre 2018 à la fédération faîtière des médecins suisses (FMH) qui les  entérinera ou les rejettera.

Notre revue publie trois documents sur ce sujet « vital ». D’abord une interview du philosophe fribourgeois François Gachoud, réalisée par le journaliste Maurice Page et publiée par cath.ch le 09.10.20118, avec l’autorisation de  la direction de la rédaction de ce site. Suivra l’avis de la Commission de bioéthique de la Conférence des évêques suisses et enfin la décision de la FMH émise ces derniers jours d’octobre.


 François Gachoud interpelle les médecins

François Gachoud

Pourquoi ces nouvelles directives de l’ASSM sont-elles si inquiétantes ?
François Gachooud: En Suisse, le choix de se donner la mort, avec une assistance est possible selon l’art. 115 du Code pénal. Dans la pratique, ce choix était réservé aux seuls patients en fin de vie et qui souffraient d’une maladie incurable. Ce double critère garantissait l’objectivité fondant la pratique de l’assistance au suicide. Cette pratique relevait de l’exercice d’une expertise médicale. Le médecin posait des garde-fous qui ne sont pas requis par la loi mais par les codes de déontologie.

Mais depuis que les Associations Exit et Dignitas ont réussi à élargir l’assistance au suicide aux “polypathologies invalidantes”, le patient n’est plus nécessairement en fin de vie et sa maladie n’est pas nécessairement incurable. L’ASSM emboîte clairement le pas et va même plus loin. 

Le motif avancé est celui de l’autodétermination du patient. En quoi cela pose-t-il problème?
Ne prendre en compte que l’autonomie du patient et sa souffrance subjective, c’est prendre le risque de méconnaître le caractère souvent équivoque de la demande d’assistance au suicide. L’ASSM n’hésite pourtant pas à privilégier ce seul critère: “Il n’existe aucun critère objectif pour évaluer la souffrance en général, ni le degré de souffrance supportable”. Mais ce n’est pas parce qu’une souffrance est toujours en effet vécue subjectivement qu’on doit en déduire l’exclusion d’un critère objectif définissable.

Pour vous il s’agit d’un fâcheux laxisme. Il suffit au fond de dire : “Je me déclare fatigué de la vie et je suis capable de discernement. Donc je puis m’autodéterminer à choisir le suicide quand je veux puisque je trouve ma souffrance insupportable.”

L’ASSM propose certes à l’appui un principe éthique reconnu important : celui du droit à l’autodétermination du patient. Il ne s’agit pas de le nier, mais de considérer toute la gravité de son application. Car c’est ici la vie elle-même qui est remise en cause. L’ASSM prend le risque de mettre les médecins dans une situation délicate, même difficile, car comment mesurer et évaluer une souffrance subjective déclarée insupportable.

Il en va là d’un euphémisme fort douteux pour exprimer la banalisation du suicide. Après tout, n’avons-nous pas été un jour, vous et moi, des “fatigués de la vie” ? A cause d’une maladie qui a fait beaucoup souffrir, d’un burn-out difficile à vivre, d’un divorce douloureusement traversé, d’un chômage de longue durée ou de toute autre épreuve jugée à un moment donné insupportable? L’idée d’en finir nous a peut-être même effleurés. Mais nous avons réussi à surmonter l’épreuve. Pourquoi? Parce que nous avons en nous une faculté de résilience en vertu d’une foi en la vie plus forte que l’instinct de mort. Mais aussi et surtout parce que nous avons trouvé auprès d’autrui une écoute attentive, une aide, un encouragement, une empathie active, une compassion qui nous a touchés.

Le suicide n’est donc pas une question seulement personnelle?
L’Académie ne voit pas que, si nous sommes des êtres évidemment vulnérables, nous sommes aussi des êtres de relation qui avons besoin des autres. C’est notre condition d’être humain vivant en société. L’isolement et la solitude sont le terreau fertile de l’enfermement sur soi et l’on sait que celui-ci est une des causes principales des tentatives de suicide. Il ne suffit pas de s’en référer à la seule détermination lucide du patient pour lui octroyer le droit de gagner sa mort assistée si facilement. Le patient en souffrance a besoin de tout autre chose: de retrouver le goût de vivre

Chacun a néanmoins droit à son autonomie personnelle.
Nous vivons dans une société qui, depuis quelques décennies, a érigé l’individualisme en absolu. Chacun n’est responsable que de lui-même. Ce qui veut dire que chacun est finalement considéré isolément, livré en effet à sa seule référence subjective. Nul n’est plus responsable de la détresse des autres. Combien de gens, surtout des jeunes, sont fragiles et manquent de repères qui leur donneraient des raisons de vivre? Combien de gens sont vulnérables et seuls enfermés dans leur détresse en quête d’un salut souhaité? Va-t-on offrir à ces gens-là l’assistance au suicide parce qu’ils ressentent une souffrance jugée insupportable?

Autre point inadmissible pour vous: le fait de rendre ces directives également applicables aux enfants et adolescents.
On côtoie ici l’intolérable. Car quel enfant ou adolescent de 12 à 16 ans est réellement capable de discernement à un âge largement reconnu comme fragile, fluctuant, instable et susceptible de retournement complet? Ce dont ces enfants et adolescents ont un urgent besoin, c’est d’une aide attentive pour les accompagner et leur donner des raisons de vivre et non pas l’examen de leurs raisons de mourir! Là se trouve très concrètement le lieu où l’on voit combien notre société est malade.

L’ASSM continue pourtant de défendre l’optique que “l’aide au suicide ne fait pas partie de l’activité médicale car elle est contraire aux buts de la médecine.”
Oui, mais que dit-elle un peu plus loin? “Si le patient persiste dans son désir (de suicide), le médecin peut, sur la base d’une décision dont il endosse personnellement la responsabilité, apporter une aide au suicide, sous réserve de cinq conditions” Comment ne pas constater une contradiction? C’est cautionner ainsi, quelles que soient les conditions édictées par précaution, que le médecin est partie prenante du processus organisé par les associations d’aide au suicide comme Exit ou Dignitas.


François Gachoud

Né à Fribourg en 1941, François Gachoud s’est spécialisé en philosophie moderne et contemporaine, il a consacré bon nombre de travaux à Hegel. Enseignant de philosophie, au Collège du Sud à Bulle, il a participé régulièrement à des émissions à la Radio Suisse Romande et sur France Culture. Il a également été chroniqueur pour divers journaux. Il est l’auteur de diverses publications.


Les évêques inquiets

La commission de bioéthique de la Conférence des évêques de Suisse souhaite exprimer sa vive inquiétude à voir l’abandon par l’ASSM, de toute référence objective en matière d’éthique médicale, dans son texte adopté le 18 mai 2018 « Nouvelles directives éthiques ».

En effet, alors que jusqu’à présent, elle maintenait au cœur de sa philosophie du soin, le fondement de sa mission, à savoir, ne pas nuire, protéger la vie de tout être humain, promouvoir et maintenir sa santé, apaiser les souffrances et assister les mourants jusqu’à leur dernière heure (Code de Déontologie de la FMH, art. 2.), rappelant aussi clairement (2004 et 2013) que l’aide au suicide est contraire aux buts de la médecine, cet abandon fait désormais éclater ce fondement en priorisant l’autonomie et le sentiment de subjectivité. Devant une thématique aussi sensible que l’assistance au suicide, l’ASSM, renforce inutilement le concept d’autonomie au dépend de la bienveillance, qui permet d’équilibrer et de mieux contextualiser les situations (environnement – famille – soignants…).

La commission de bioéthique de la CES est parfaitement consciente de la réalité des situations complexes de fin de vie et respecte profondément le principe d’autodétermination. Elle sait que dans certaines de ces situations où le patient exprime son désir d’être aidé à mourir, la décision éthique personnelle du médecin peut le conduire à transgresser sa mission. Cette transgression possible ne doit pas pour autant, infléchir le fondement objectif du prendre soin ultime de l’autre dans le respect de la vie jusqu’aux derniers instants. Dans ce contexte difficile, la commission de bioéthique de la CES, souhaite rappeler que seule la démarche des soins palliatifs permet de maintenir une cohérence dans le prendre soin ultime de l’autre jusqu’aux limites de sa vie. C’est dans cette priorisation du soin ultime que pourra s’exprimer le mieux la mission de la médecine : prendre soin de la vie, ni dans l’excès, ni dans le retrait.

En s’ouvrant à l’assistance au suicide, l’ASSM déplace non seulement la tension légitime déjà existante au cœur de l’agir soignant mais porte désormais atteinte à la nature même du prendre soin ultime de l’autre.

Ce texte élaboré par le frère Michel Fontaine dominicain a été proposé le 15 septembre 2018 à la Commission de bioéthique de la Conférence des évêques suisses. Après l’avoir accepté le 26 septembre 2018, cette Commission l’a fait parvenir à la FMH.  NDLR


Communiqué de presse de la FMH

La FMH, fédération faîtière des médecins suisses qui représente plus de 40.000 membres et fédère plus de 90 organisations médicales n’a pas suivi les directives  de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) préconisant une facilitation de l’aide au suicide par le corps médical. Son communiqué daté de Berne le 25 octobre 2018 est clair et explicite :

 « La FMH ne reprend pas les directives de l’ASSM «Attitude face à la fin de vie et à la mort» dans son Code de déontologie. Les nouvelles directives médico-éthiques «Attitude face à la fin de vie et à la mort» de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) ont suscité une vive discussion sur la nouvelle réglementation de l’aide au suicide devant la Chambre médicale. »

Décision définitive ou disposition provisoire ? Vu la vivacité des discussions, nous ne serions pas surpris d’une reprise prochaine des débats. Affaire à suivre. NDLR

Si aujourd’hui l’aide au suicide est uniquement autorisée en fin de vie, elle devra selon les nouvelles directives répondre au critère de «souffrance insupportable». Or cette formulation renvoie à une no- tion juridiquement indéterminée, qui apporte beaucoup d’incertitude pour le corps médical.

Au terme d’un débat animé, la Chambre médicale a décidé à une nette majorité de ne pas reprendre les directives révisées de l’ASSM «Attitude face à la fin de vie et à la mort» dans le Code de déonto- logie de la FMH.

En Suisse, l’aide au suicide est uniquement réglementée dans le Code pénal et non par une législa- tion spécifique comme c’est le cas par exemple dans les pays du Benelux. C’est pour cette raison que le Code de déontologie de la FMH revêt une importance particulière dans ce domaine.

Les directives de l’ASSM de 2012 «Prise en charge des patientes et patients en fin de vie» font partie intégrante du Code de déontologie de la FMH en vertu de la décision de la Chambre médicale du 23 avril 2013. Suite à la décision d’aujourd’hui, elles conservent donc leur validité pour la FMH même si l’ASSM les a supprimées en juin 2018.

Renseignements:

Charlotte Schweizer, cheffe de la division Communication

Tél. 031 / 359 11 50, courriel: kommunikation@fmh.ch

La FMH est l’association professionnelle des médecins suisses représentant plus de 40 000 membres. Pa- rallèlement, la FMH fédère plus de 90 organisations médicales. La FMH s’attache en particulier à ce que tous les patients de notre pays puissent bénéficier d’un accès équitable à une médecine de qualité élevée dans le cadre d’un financement durable.

]]>
https://www.revue-sources.org/medecins-et-suicide-assiste/feed/ 0
J’ai comme un doute… https://www.revue-sources.org/jai-comme-un-doute/ https://www.revue-sources.org/jai-comme-un-doute/#respond Wed, 29 Aug 2018 13:18:56 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2735 Je «doute» en effet que nos lecteurs manifestent un intérêt exceptionnel pour le sujet du dossier que leur présente ce numéro. Me voilà donc en train de «douter» du succès d’une réflexion sur le «doute», alors que cette activité mentale est universelle.

Elle caractérise d’abord les intellectuels qui assortissent d’un bémol leurs assentiments, se gardant bien de qualifier de définitives leurs affirmations, tant l’accès à la vérité leur paraît long et difficile, pour ne pas dire impossible. Le doute peut donc retarder l’engagement, générer l’immobilisme et l’impasse ou la sortie de scène.

Le doute tuerait-il la foi ou, au contraire, viendrait-il la conforter?

Paradoxalement, le doute profite à l’accusé, lui évite une condamnation et lui permet de conserver toutes ses chances. Le doute est l’ennemi de l’absolu, des certitudes péremptoires et emblématiques. Bien sûr, il se moque des discours de cantine et s’amuse des promesses électorales. Il oblige aussi à travailler, à analyser les comportements et même les traits des visages. Le douteur ne saute pas au cou du premier ou de la première venu, il ne se contente pas de goûter aux fruits appétissants qui ornent le devant du plat; il veut encore vérifier la saveur de ceux qui se cachent au fond de la corbeille. Méfiance! Méfiance! cri du cœur des ruraux de mon pays, à qui «on ne la fait plus».

Le douteur serait-il un rabat-joie qui met son grain de sel ou sa poignée de poivre dans les soirées exubérantes? Ou alors, est-il simplement «réaliste», plus proche de la vérité que ses compagnons naïfs et euphoriques? On n’en finirait pas de bénir ou de maudire le doute, sous toutes ses facettes.

Notre dossier n’a porté son regard que sur une seule facette du doute. Celle où il intervient dans le champ du croyant. Le doute tuerait-il la foi ou, au contraire, viendrait-il la conforter? Les avis divergent, comme les expériences qui les fondent. Notre dossier présente donc des témoignages pas forcément convergents ou concordants. Mais on ne peut mettre en doute l’honnêteté de ceux qui les expriment. Et puis, le parcours de la foi est à ce point personnel que l’on ne peut imaginer qu’une seule trajectoire qui conduit à s’approcher mystère du divin.

Nos lecteurs porteront peut-être leur attention sur les rubriques qui accompagnent ce dossier. Là précisément où la foi est mise en doute ou en valeur. Un frère dominicain rentré de Centrafrique témoigne de la survie de l’espérance au milieu d’un amas de décombres et de désillusions. De même, une céramiste de chez nous met son art au service de notre foi eucharistique. Grâce à ses dons particuliers, une porte de tabernacle n’est pas signe d’absence et de fermeture, mais rayonne de la présence lumineuse de Celui qui habite sous cette tente.


Guy Musy

]]>
https://www.revue-sources.org/jai-comme-un-doute/feed/ 0
De la vérité et du doute https://www.revue-sources.org/de-la-verite-et-du-doute/ https://www.revue-sources.org/de-la-verite-et-du-doute/#comments Wed, 29 Aug 2018 12:55:57 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2728 Dans le but de préparer ce dossier dont l’objet est le doute, le frère Guy Musy, rédacteur responsable de la revue SOURCES, a réalisé une enquête auprès de 90 amis et amies. Il leur a posé les questions ci-dessous. Quelques uns ont donné leurs avis dont on lira des extraits, tout en respectant leur anonymat.

La question: Le doute est-il une étape nécessaire sur le chemin qui conduit à la foi? Thomas, l’apôtre, n’avait-il pas raison de mettre en doute les affirmations si peu rationnelles de ses collègues jusqu’à ce qu’une expérience – personnelle – le mette à genoux? Le doute méthodique ne nous fait-il pas progresser vers la découverte de la vérité? Qu’en pensez-vous?

Le douteur fait figure de soupçonneux, de méfiant, de rabat-joie, de perturbateur de l’enthousiasme collectif. A l’opposé, le croyant, avec ses prétendues certitudes, fait preuve de fermeture et finalement de fragilité. La foi qui n’a pas passé par le feu du doute a peu d’assise. Elle risque de s’évanouir au premier obstacle rencontré sur son chemin. Qu’en pensez-vous?

Les réponses:

Foi et doute: des compagnons

Oh que oui. J’abonde tout à fait dans ton sens. La foi et le doute ne sont pas des opposés, des antinomies, mais des compagnons de route. Je doute et je crois. Et croire n’est pas « certitude », mais s’accrocher, dans le doute, à ce qu’on ne voit pas et qu’on ne peux pas prouver.

Jusqu’au vertige!

Il m’arrive de douter jusqu’au vertige. Il m’arrive de douter parce que c’est trop grand, c’est trop beau. J’écoute les athées, les agnostiques et je les comprends. L’un disait l’autre jour: penser qu’un Dieu créateur de l’univers s’intéresse à nos moindres faits et gestes, quelle prétention! Mais oui, on peut penser cela. Mais j’écoute aussi les croyants: certains m’irritent avec leur foi qui ne doute de rien, certains m’édifient parce que leur vie est cohérente, les uns sont de grands savants assez humbles pour reconnaître ce qui les dépasse, les autres sont de simples gens qui font confiance au Bon Dieu et sont accueillants pour tous. Je pense à Jacques Loew assistant dans sa jeunesse à des offices liturgiques où une quarantaine de moines venaient plusieurs fois par jour chanter le Seigneur. Il s’est dit: ou bien ces hommes sont fous mais ils n’en ont pas l’air, ou c’est moi. Finalement, il mit en doute son propre doute. Toujours le mystère pascal: quelque chose doit mourir ici dans l’ordre intellectuel pour accéder à la vérité entrevue et surprise. Quand elle se dévoile, elle est si cohérente que l’intelligence s’en trouve bien.

Technique du doute

Quand j’ai redécouvert la foi, j’ai toujours eu la « technique du doute »: tant que je n’étais pas convaincu, je n’avançais pas, mais je ne fermais pas la porte complètement. Lorsque qu’une bonne explication me montrait la cohérence de la chose, alors l’élément de foi devenait sûr et acquis. Je ne sais pas si j’ai quitté cette approche…Voilà mon expérience du doute.

Le doute devient grâce

Voici un texte de Bertrand Piccard tiré du livre «Changer d’altitude» . Je m’y retrouve bien.

Le doute comme un moment d’ouverture qui crée la conscience? Cela nécessite de définir quelque peu ces deux termes.J’aimerais préciser que lorsque je parle de doutes, je n’entends pas «hésitations». Les doutes ont mauvaise presse lorsqu’ils sont compris comme tergiversation, des réflexions sans fin, qui paralysent nos décisions. Je valorise au contraire le doute comme une attitude d’ouverture à une question sans réponse, à un point d’interrogation, où nous pouvons nous dire: « Je suis sûr de mes doutes et je doute de mes certitudes ». Là, on peut devenir comme un artiste devant une toile blanche. Si ce dernier veut remplir sa toile avec tout ce qu’il a déjà appris, avec tout ce qu’il a déjà fait, il n’arrivera à produire que la pâle réplique de quelque chose d’autre. S’il accepte au contraire dans un premier temps de ne pas savoir ce qu’il va peindre, s’il accepte d’observer sans a priori ce qui va apparaître, il peut réaliser un chef d’oeuvre. En fin de compte, il nous appartient de faire exactement la même chose avec la vie: accueillir la morsure de l’inconnu ; ignorer totalement ce qui va se passer, ce que nous allons rencontrer sur la suite de notre chemin, et en profiter pour créer notre chef-d’œuvre personnel. Il est fondamental de valoriser les questions sans réponses en raison de l’effet qu’elles produisent sur nous. Accepter ce risque nous offre des moment de rupture par rapport à la routine. Des moments qui vont nous rendre plus vivants. Paradoxalement, une telle expérience peut être perçue par certains comme un risque inacceptable. Le face à face avec ce que nous sommes vraiment engendre dans ce cas non plus un moment de grâce mais un début de panique. C’est pourquoi je trouve tellement important de construire en nous le désir d’explorer, de devenir les aventuriers de notre existence. Si nous y sommes parvenus, il est alors de notre devoir d’accompagner dans cette rupture ceux qui nous entourent,

de les aider à passer du moment où ils lâchent une certitude à celui où le doute se transforme en grâce. Non pas en proposant des explications, mais en donnant de la confiance. Je ne crois pas que nous puissions vivre des moments de grâce sans rupture avec notre fonctionnement quotidien. La rupture est fondamentale. C’est elle qui réveille, qui aiguillonne, qui interroge, qui remet en question, qui ouvre le coeur et l’esprit. (…) Dans l’existence, les questions sans réponse, les moments de rupture, de doute, de perte de contrôle, de crise, sont inévitables. A nous de les transformer en moments de grâce.

Debout sur mes deux pieds

Pour croire en Jésus Sauveur deux pieds me sont nécessaires. Le premier est l’expérience des rencontres indicibles avec le Seigneur. Le deuxième est mon intelligence qui raisonne, qui cherche des arguments. Et c’est là qu’intervient le doute, remise en cause de mes certitudes, en voyant par exemple tant de souffrances dans certaines vies, certains pays comme le Bangladesh. Je pose alors mes questions au Seigneur. A certain moment j’ai des éclaircissements, parfois inattendus. Et si le doute se prolongé je m’appuie davantage sur mon premier pied.

Un sujet redoutable

Voilà un thème redoutable à aborder. On parle plus souvent de foi que de doute! D’abord de quel doute s’agit-il? Que Dieu existe? Que Dieu soit réellement présent en chacun et pour toujours? J’imagine que c’est de ce doute-là dont on veut parler.

J’ai de la peine avec ce verbe douter, qui me paraît avant tout provenir du registre purement intellectuel, celui d’un concept philosophique valorisant le fait de rester humble et de se méfier de toute certitude. Une attitude qui me semble par ailleurs tout à fait sage et opportune. Personnellement, je n’ai jamais expérimenté ce doute «primaire». J’ai douté en revanche que le Dieu dont j’entendais parler à certaines occasions était Celui que j’avais envie de rencontrer.

Douter de Dieu tout court, n’est-ce pas continuer à «penser» Dieu intellectuellement, comme s’il était extérieur à soi? Ou alors ce peut être déjà une manière d’admettre son existence: la personne qui se dit agnostique exprime plus volontiers un «je ne crois pas» plutôt qu’un «je doute». Oui, la démarche de la foi me semble être une prise de risque qui ne laisse pas place à la raison ni à la prudence… «Et si c’était vrai?», dit la chanson….

Maintenant, il faut se résoudre à une réalité: Mère Theresa de Calcutta a déclaré qu’elle a passé plusieurs décennies à douter. Et bien d’autres pourraient faire cette déclaration, j’en ai le sentiment. Mais ne devrait-on pas parler plutôt d’une forme de détresse spirituelle ou d’un découragement? Il est dit dans la Bible que Dieu habite nos entrailles (Sophonie 3,17) et pourtant, malgré cette promesse d’intimité profonde, il nous arrive de douter de son existence au quotidien, ou à douter d’être aimé de Lui. Certainement parce que nous ne sommes pas ou plus capables d’en faire l’expérience. Des événements comme la maladie, la dépression, ou d’autres épreuves nous déstabilisent et nous coupent du lien avec le Vivant qui nous habite.

Des clefs en main

J’aurais eu de la peine à me prononcer sur le sujet du doute si je n’avais pas quelques clés en main: un passage de Job et un livre, «La seconde conversion», du prêtre André Gromolard. Selon lui, le croyant doit passer d’une foi enfantine à une foi adulte. Un chemin qui passe par celui de s’apprécier soi-même et d’accepter ses limites et…le risque! «Oser la bienveillance» dit Lytta Basset qui a fait de cette expression le titre d’un de ses livres. Gromolard nous dit que la première conversion, qui a lieu lors de notre baptême, ne suffit pas toujours à nous maintenir vivants dans notre foi. Il n’hésite pas à parler de «dépression post-baptismale».

Et Job? A force d’aller jusqu’au bout de sa détresse et de donner libre cours à sa colère, quitte à s’en prendre à Dieu lui-même, Job change de regard sur lui-même. Jusque-là, il avait l’impression d’être seul au monde. Puis il s’accepte vulnérable, mais libre. Il «sait» qu’il a un défenseur vivant (19, 25-27). Ce savoir-là se base désormais non plus sur une doctrine, mais sur son expérience (car «je sais», en hébreu, est l’expression d’une expérience vécue, apparemment). Job poursuit: «Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant, mes yeux t’ont vu. Aussi je retire mes paroles et j’abandonne la poussière et la cendre» (42,5-6) Il me semble que Job passe ici d’une foi dogmatique, intellectuelle, une foi de connaissance (certes reçue, mais malgré tout intellectuelle) à une foi d’expérience. Job exprime toute sa colère, met Dieu en procès, et Celui-ci ne le lui reproche aucunement. C’est lorsqu’il aura pu exprimer tout ce qu’il a sur le cœur qu’il parvient à changer de regard sur lui-même et à sortir de son sentiment d’isolement.

Nous aussi, puissions-nous découvrir un «autre Dieu» que celui qu’on invoque quand tout va bien ou tout va mal. Puissions-nous ne douter que d’un Dieu qui pense les plaies, mais croire à un Dieu qui marche «au milieu de nous» ( Lv 26,12 et Sophonie 3, encore), là où nous sommes, et quel que soit notre état. Et pour cela, rester à l’écoute, de soi, de l’autre, en état de réceptivité, vivre l’expérience. Le premier commandement est «écoute, Israël», et les verbes qui suivent sont au futur. C’est une promesse qui nous est faite. Alors oui, peut-être bien que l’épreuve du doute est nécessaire pour aller vers une foi plus libre et plus mature.

Les uns et les autres

Compliments. Vous touchez ici la différences la plus importante entre les personnes. Certaines ont besoin de certitudes pour vivre; d’autres peuvent survivre avec la doute et l’incertitude.

Pas une étape nécessaire

Je n’oserais pas dire que le doute est une étape nécessaire sur le chemin qui conduit à la foi: certains l’ont dès le moment où la vie leur est donnée, comme une « sensorialité » naturelle: ils voient, entendent, touchent, parlent… et croient avec la même évidence naturelle et sereine. Ensuite, il faut qu’ils s’approprient le contenu et la forme de leur propre foi mais ils ne doutent jamais. Il leur est difficile de transmettre leur foi parce qu’elle est un cadeau du ciel, au même titre que la santé ou l’aptitude sportive ou l’art des mathématiques ne se transmettent pas… Il leur arrive d’en être fiers et cela me parait non justifié: qu’ils soient dans la gratitude oui, ils peuvent et doivent l’être ; dans la fierté non. Dans la suffisance donneuse de leçon encore moins!

La foi de ceux qui sont passés par le doute, puis la quête, l’enquête même, est différente. Je ne dirai pas plus forte mais comme cautionnée et consolidée par le chemin volontairement accompli fait d’observations, de livres lus, de rencontres choisies, de pugnacité et d’espérance. Parce que leur foi est le fruit d’un travail réel, lent, élaboré, ils peuvent transmettre davantage, par le partage des chemins suivis pour aboutir.

On ne peut pas opposer une foi à une autre en terme de valeur, de mérite ou de force. Celle qui est allée au devant et au risque du doute me parait simplement plus personnalisée: construite par un intellect particulier, une sensibilité unique. Peut-être qu’il faut honorer et utiliser ces deux accès à la paix en Dieu: par la certitude et par le doute. Cela me fait penser à cette fresque célèbre de Raphaël qui se trouve au Vatican. On y voit Platon qui, le doigt pointé vers le haut, désigne « le ciel des idées », et Aristote qui montre la terre pour opposer le réalisme. Pour moi, la foi doit additionner les deux: la conception idéaliste/spirituelle qui tire vers le haut – sans preuve et c’est du courage -, et l’acceptation de l’incarnation qui nous confronte au réel, à gérer sans perdre de vue l’idéal. Et c’est du courage également. La foi peut avoir une composante utile, ou « utilitaire », de motivation ou d’alibi:
– utile et de motivation lorsqu’elle permet de vivre pleinement et concrètement son incarnation parce qu’elle donne un sens essentiel aux actes. Utilitaire et d’alibi quand elle permet de fuir le monde dans sa réalité imparfaite pour s’assimiler à l’Absolu, l’excellence, jusqu’à cultiver une certaine prétention qui dispense de donner sa part ici-bas.

Le croyant qui ne connaît pas le doute me fait envie souvent et parfois un peu peur: son absolutisme peut devenir une forme d’intolérance fascisante. Les guerres de religion n’ont pas dû réjouir le Dieu d’amour invoqué pour tuer en son nom!

Dernière chose: il y a pour moi une dichotomie entre l’accès à la foi, doute inclus à accepter pour le dépasser, et la discipline exigée par l’Eglise, prompte à condamner, excommunier (et je rends grâce à notre Pape actuel dont la parole est compréhensive et charitable). Sur le plan purement psychologique, j’attire toujours l’attention des enseignants en charge d’éduquer sur la nécessité de condamner fermement certains actes qui sont clairement des manquements à la morale, ce qui ne doit pas revenir à condamner la personne qui les a commis, qu’il faut au contraire aider à continuer à croire en son aptitude à devenir meilleure. C’est une chose de dire à un enfant: l’acte que tu as commis est moche ; c’en est une autre de lui dire: tu es moche. Pour moi cela a à voir avec la foi: foi dans le meilleur de soi possible, par tâtonnements, erreurs et doutes acceptés, pour les dépasser. C’est en cela que l’Eglise doit aider: en incitant et encourageant, pas en condamnant l’individu.

A ce titre, pour la personne qui ignore encore si elle est simplement humaine et mortelle ou fille de Dieu et immortelle, savoir que sa dignité est dans les deux cas de chercher pour trouver est un énorme encouragement pour chercher encore et encore, sans dramatiser de n’avoir pas encore trouvé.

Pourrait-on en conclure que l’homme qui a toujours douté mais cherché et mené une vie soucieuse de morale et de générosité, sera mieux accueilli par Dieu que celui qui a vécu planqué derrière une foi tranquille mais sans grand souci d’application et d’altruisme?
Mais peut-être que le mot « croire » est un oxymore à lui tout seul, puisqu’il dit tout à la fois la certitude et le doute: quand on me demande: « Vous avez la foi vous? » et que je réponds « je crois » , je ne suis pas très sûre de ce que cela exprime!

Les deux Thérèse

La question est provocante. Elle pose une alternative, blanc et noir, peu réelle. La foi est aussi multiforme que les individus, je pense. Certains la vivent avec un émerveillement de tous les jours, comme les enfants du Royaume. Bienheureux ceux-là! Il y a ceux qui mûrissent à travers les questionnements successifs et se font une foi « solide » adulte, raisonnée. Il a ceux plus affectifs qui s’enflamment, se déprennent, reviennent etc…Il y a ceux qui luttent contre le doute, jour après jour, et se confient à leur volonté pour rester accrochés. Il y a ceux que le doute emporte…

Quant à votre jugement, à l’emporte pièce, qui affirme que le croyant, avec ses «prétendues certitudes» ferait preuve de fermeture? Je répondrais que la foi est d’abord vécue et que le témoignage qu’apporte une telle vie est reconnu très largement: Soeur Emmanuelle, Jean Paul II, mère Teresa avec ses doutes… Et, tout récemment, Arnaud Beltrame). Ces témoins ne sont pas «fermés» ni «fragiles». Les convictions ne s’expriment que par des actions. Alors pour être honnête, il faut que je me situe…Et je suis bien mal placée. Car le doute m’habite, et m’a toujours habitée. Ce n’est pas la peur de l’engagement, de ce qui pourrait m’être demandé. C’est la primauté de la raison raisonnante, peut-être innée, sûrement inculquée, qui me fait douter devant un catéchisme qui demande tant de renoncements intellectuels. Et une question me bloque totalement: que comprend-on sous le nom de Providence? Quel rôle joue Dieu dans l’histoire des hommes?

La théologie m’a beaucoup apporté. La grâce aussi. Malheureusement le doute est revenu, très violemment. Et si les psaumes demandent au Seigneur qu’il n’abandonne pas son peuple, c’est moi, je crois, qui ne lui ouvre pas la porte. Je ne peux donc me plaindre de son silence.

Alors que me reste-t-il? Le doute et l’absence. Je me demande bien d’ailleurs comment les deux Thérèse ( la «grande» et la «petite» ont vécu leurs doutes crucifiants. Pour ma part, je recours à la volonté pour persévérer, accepter l’obscurité. Mais aussi à travers l’action inspirée par l’Evangile (en particulier, Matthieu 25). Mais peu de prière pour obtenir la foi de l’enfant, celui qui ne doute pas de ses parents et se laisse conduire confiant, aimant.

Une seule certitude: l’Amour

Le doute? De par l’éducation des années 50 en Valais (et ailleurs), qui n’a pas fait (ou subi) l’expérience d’un d’un Dieu qu’on suivait par habitude ou par obligation, et qui freinait la liberté de l’homme? Il y a là-dessous la docilité sincère d’êtres en quelque sorte “formatés“ et bien obéissants: la question du doute ne se posait même pas: Dieu nous aime et il faut le croire: telle est la Vérité.
Face à cette situation, peut-on fortifier sa foi autrement que par le doute? Peut-on vraiment dire qu’ “une foi qui n’a pas passé par le feu du doute a peu d’assises“? Il me semble que non. Et ceci paradoxalement par l’expérience de la souffrance, en l’occurrence pour moi, celle d’une hospitalisation. Certes, Dieu ne désire pas la souffrance de l’homme: Jésus a guéri les malades, chassé les démons, pleuré devant le tombeau de Lazare, etc… Et l’homme doit faire tout ce qu’il peut pour la combattre. Mais la souffrance est aussi un feu purificateur. Comment? Non pas nécessairement par une forme de “communion mystique“ avec le Christ en croix. Mais soudain, l’expérience inexplicable et forte de se sentir aimé plus que jamais. Il paraît que ce n’est pas inhabituel, m’a dit un prêtre ami.
Bien sûr, j’ai toujours été persuadé de l’amour de Dieu, mais depuis, comme dit Simone Weil, pour moi, Dieu est “j’aime“: c’est une certitude absolue et c’est toute la différence. Mais en sera-t-il toujours ainsi? Mystère. Je suis certain que les chemins de la foi sont multiples et dépassent toute logique. Doutes obligatoires ou pas, un jour ou l’autre dans notre vie. Je n’en sais rien. Dieu va au-delà de ce que l’on peut penser quand il s’agit de rejoindre la Vérité, qui est avant tout une question d’Amour.

Une certitude inquiétant

Le doute, cette « certitude » inquiétante dans l’orientation écologique de notre planète. Le doute, cette prudence intellectuelle dans la quête de vérité. Le doute, cette humilité dans la confiance de nos relations humaines. Le doute, ce désir trop souvent dissimulé sur l’itinéraire de notre confiance en la Vie.

Thomas, l’incrédule?

Un verrou était apposé sur les portes du Cénacle, mais un autre verrou bouclait le cœur des apôtres, effrayés, choqués non seulement par la mort de Jésus, mais par cette mort: le supplice de la croix. Comment fait-on pour continuer de vivre après un tel drame? Comment renaître à l’espérance quand on a perdu un être cher, et parfois dans des conditions terribles, comme lors des récents attentats en France? Surmontant leur chagrin, se souvenant du geste de Jésus leur partageant son corps et son sang, au soir du Jeudi Saint, les disciples étaient réunis, le premier jour de la semaine. Et voilà que Jésus était là, au milieu d’eux, vivant, et leur offrant sa paix, sa joie, son pardon. Expérience inoubliable qui fonde notre foi. Oui Jésus est vivant: ce n’est pas un rêve ni une seule espérance. Oui, il est apparu à Marie-Madeleine, aux femmes, aux apôtres, à Paul. Oui, l’incroyable est à croire, l’inouï a été entendu, l’impossible s’est réalisé: la mort est vaincue et Jésus nous donne sa paix et sa joie face à la mort. Oui Jésus est vivant: ce n’est pas un rêve ni une seule espérance.

Mais pas de chance: Thomas était absent. Il avait raté la messe du dimanche. Simple panne d’oreiller? Peut-être, à moins que le choc de la mort de Jésus ait commencé d’inscrire en lui de la distance, comme une hésitation.Il aurait aimé pouvoir y croire, mais était-ce bien vrai? Le vigoureux Thomas ne pouvait se suffire d’un espoir. Les disciples lui avaient certes annoncé qu’ils l’avaient vu vivant, mais leur témoignage n’avait pas prise sur lui: bien des contemporains pourraient en dire autant… Il lui fallait une expérience vive, une rencontre aussi forte que le spectacle horrible de la mise en croix. Il voulait être certain que Jésus, son maître et son ami, avait triomphé réellement de la violence, de la haine et de la mort. On a fait de Thomas le patron des incrédules… Il mérite mieux et chaque fois que j’entends cet évangile, j’ai envie de prendre sa défense. Certes, Thomas s’appelle aussi Didyme, c’est-à-dire Jumeau. Surnom symboliquement fort: en son âme se disputaient foi et doute. Mais de tout son être, il aspirait à la foi, à une foi forte et surtout à une rencontre avec Jésus. Bienheureux Thomas dont la foi était si exigeante!

Heureusement, le dimanche suivant, il surmonte son doute et se joint aux disciples pour la célébration de l’eucharistie. Et voilà que Jésus est là, au milieu d’eux. Remarquons que Jésus ne fait aucun reproche à Thomas mais répond à sa demande de réalisme. “Avance ton doigt ici et vois mes mains; avance ta main et mets-la dans mon côté: cesse d’être incrédule, sois croyant“. Alors Thomas peut reconnaître et adorer Jésus. C’est maintenant Pâques pour lui: le passage du doute à la foi, de la mort à la vie. Mais, me direz-vous, chacun n’a pas la chance de bénéficier d’une apparition du ressuscité! C’est précisément en pensant à nous que Jésus proclame: “Heureux ceux qui croient sans avoir vu!“. En tenant à la foi des apôtres et en participant à l’eucharistie nous pouvons nous aussi, comme Thomas, vivre le même passage du doute à la foi, de la peur à la paix.


Guy Musy, rédacteur responsable de la revue SOURCES

]]>
https://www.revue-sources.org/de-la-verite-et-du-doute/feed/ 1