La démocratie au risque du populisme – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 02 Aug 2017 06:42:02 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Démocrates et populistes https://www.revue-sources.org/democrates-et-populistes/ https://www.revue-sources.org/democrates-et-populistes/#respond Mon, 24 Jul 2017 08:00:39 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2313 [print-me]Ce sont les sans culottes de 1789 qui nous ont hissés sur le chariot de la démocratie, après qu’ils eurent fait un sort à leur «monarque». Depuis lors, nous nous laissons, non pas voguer, mais bringuebaler sur ce landau vétuste. Vaille que vaille, il faut bien le reconnaître. Gouvernement du peuple, par et pour le peuple, proclament les admirateurs irréductibles ; Imposture et Comédie, vocifèrent ceux qui connaissent les astuces et les ficelles des manipulateurs, connus ou anonymes, qui font dire au peuple – belle abstraction! – ce qu’ils veulent qu’il dise et comment ils désirent qu’il le dire. Nous serions bien empruntés toutefois de mettre au rancart ce vieil équipage, après plus de deux siècles de bons et moins bons services. Alors que les contrefaçons actuelles le caricaturent et le discréditent. Que ce soit en Afrique ou la démocratie prend la forme de dictatures héréditaires ou dans les nations émergentes où le mépris des droits humains s’enrobe d’une logorrhée aux accents des Lumières.

Le diable se serait-il affublé d’un froc d’ermite pour devenir fréquentable?

Et voilà le populisme, dont tout le monde parle aujourd’hui! Cure de jouvence pour les vieux démocrates? Ou alors, nouvelle imposture? Le diable se serait-il affublé d’un froc d’ermite pour devenir fréquentable? Plusieurs articles de ce dossier sont dus à la plume d’experts particulièrement compétents. Ils nous aident à faire le tri entre le bon grain et l’ivraie. L’envergure politique et philosophique de ces intervenants non seulement nous honore, mais garantit le sérieux de leurs propos.

Notre regard porte sur la société civile, évidemment. Aurions-nous pu faire la même analyse sur cette société qu’on appelle Eglise? Elle s’est toujours refusée d’appliquer à son mode de gouvernement les diverses formes qu’emprunte le pouvoir civil. Donc, ni démocratie, ni populisme, ni monarchie, ni dictature… Reste que le pouvoir ecclésiastique est exercé par des humains. Ils ont pu être influencés par des modèles laïcs. Nous avons connu des papes autocrates, condamnant les libertés individuelles; d’autres ont fait preuve d’ouverture à la collégialité. D’autres encore ont combattu la dictature athée, tout en demeurant conciliants face à d’autres régimes totalitaires. Quant aux papes populistes… No comment!

Une seule exception – mineure – à cette réserve éditoriale: la législation dominicaine. Elle fait l’objet d’une note particulière de ce dossier. Le cas est assez original pour qu’il en soit ici question. Et comment ne pas y faire allusion dans une revue qui se veut «dominicaine»?[print-me]


Frère Guy Musy, dominicain, rédacteur responsable de la revue «Sources».

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Expériences populistes en Europe https://www.revue-sources.org/experiences-populistes-europe/ https://www.revue-sources.org/experiences-populistes-europe/#respond Mon, 24 Jul 2017 07:50:53 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2317 [print-me]Depuis le début des années 2000, l’Europe connaît une importante vague de populisme. Les situations sont variées, mais certaines constantes se retrouvent dans tous les mouvements incarnant cette mouvance politique. Globalement, ce regain du populisme va de pair avec une mise en cause du système démocratique libéral.

Dans certains pays, la mouvance populiste a la majorité et est au pouvoir. C’est le cas en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie et en République tchèque. A Budapest, Viktor Orban est au pouvoir. Son parti, le Fidesz, dispose d’une majorité des deux tiers à l‘Assemblée. Une série de décisions ont été prises qui vont contre les principes démocratiques: prise de contrôle sur le pouvoir judiciaire, affaiblissement du pluralisme des médias, discours public marqué par des références nationalistes. En Pologne, pour la première fois en 2015, le parti «Droit et Justice» (PiS) a accédé au pouvoir avec une majorité absolue au parlement. Les parlementaires du PiS tiennent un discours de revanche anti-élites, souverainiste et prônent une révolution conservatrice. Suivant l’exemple hongrois, le gouvernement de Beata Szylo coordonne de près les médias publics, dont le message doit être validé par des proches du pouvoir. Robert Fico, premier ministre slovaque, en principe classé à gauche, a été suspendu du Parti socialiste européen depuis qu’il gouverne avec le SNS, un parti nationaliste de Slovaquie. En République tchèque, le président Milos Zeman s’est illustré par de nombreuses diatribes contre les immigrés et les musulmans, prétendus inassimilables.

Malgré l’appartenance de leur pays à l’Union Européenne (UE), ces dirigeants d’Europe centrale critiquent ouvertement des aspects du fonctionnement des institutions communautaires. Durant sa présidence de l’UE (juillet-décembre 2016), l’exécutif slovaque a déclaré œuvrer en faveur de la limitation du pouvoir des institutions communautaires.

Les autres mouvements populistes

A côté des partis populistes gouvernementaux, une série d’autres mouvements européens (une quarantaine en tout) s’inscrivent dans la même tendance. Trois d’entre eux ont même momentanément sérieusement menacé de prendre le pouvoir: le Front National en France, le Parti pour la liberté aux Pays-Bas et le Parti de la liberté (FPÖ) en Autriche. En fin de compte, ni Marine le Pen (FN), ni Geert Wilders (PVV) ni Norbert Hofer n’ont réussi leur pari de s’emparer du pouvoir. Les électeurs furent un sursaut de civisme et ont résisté à la montée du populisme européen, mais la partie fut serrée et l’on ne saurait se bercer de l’illusion que le populisme dans ces pays est définitivement vaincu.

Dans d’autres pays comme la Finlande, le Danemark, la Suède, l’Allemagne et l’Italie, les mouvements populistes ne menacent pas encore les démocraties établies. Ils sont néanmoins des forces politiques non négligeables qui recueillent entre 10 et 15% de voix aux élections nationales. Quant au parti nationaliste de Nigel Farage (UKIP), il fut suffisamment puissant pour provoquer le Brexit. Depuis ce succès retentissant, ses leaders se sont retirés et le parti semble actuellement en perte de vitesse.

Les perdants de la mondialisation sont incontestablement à la racine du populisme actuel.

Le cas suisse de l’Union Démocratique du Centre (UDC) est différent. Cette dernière a obtenu pratiquement 30% des votes lors des dernières élections législatives fédérales, mais, en raison du système suisse, elle ne peut monopoliser l’exécutif formé d’un collège de ministres appartenant aux quatre grands partis. Par ailleurs, même si Christoph Blocher, son leader charismatique, s’inscrit pleinement dans la ligne des autres partis populistes européens, une partie de ses membres viennent du parti agrarien à l’idéologie moins extrémiste.

Ces mouvements européens ne se limitent pas au continent mais se développent ailleurs. Trump aux Etats-Unis, Erdogan en Turquie et Poutine en Russie sont des dirigeants qui ont des points communs avec les populistes européens. Mais alors que Trump s’en rapproche, Poutine et Erdogan sont d’abord des autocrates. Tous les trois exercent un fort attrait sur les leaders européens, mais moins sur l’électorat de la base.

Quoi qu’il en soit, la plupart des principaux partis populistes européens semblent en perte de vitesse. En Finlande, les Vrais Finlandais ont été virés de la coalition au pouvoir. En Italie, lors des récentes élections municipales partielles, le Mouvement Cinq Etoiles a été éliminé dès le premier tour. Au Royaume Uni, UKIP a déjà changé de tête trois fois depuis la décision du Brexit. Aux législatives françaises, le FN n’a pas de quoi pavoiser. En Allemagne, l’AfD connaît des dissensions et lors des régionales son score a été divisé par quatre depuis l’an dernier. Néanmoins, il faut s’interroger sur ce qui a donné naissance à ces mouvements qui contestent les fondements du système démocratique établi depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.

Les causes de l’embardée populiste

Les perdants de la mondialisation sont incontestablement à la racine du populisme actuel. L’ultralibéralisme économique dominant fonctionne en ignorant des franges importantes de la société qui vont des ouvriers pénalisés socialement par ce système jusqu’aux classes moyennes dont le pouvoir d’achat stagne ou diminue. Un contrôle qui corrige ces déséquilibres et ces inégalités criantes est nécessaire si l’on veut réduire la frange de la population séduite par les thèses populistes qui leur font des promesses sociales alléchantes.

Au plan économique encore, la grave crise de 2008 a touché des classes de citoyens qui se sont appauvris ou ont perdu leur emploi; ce qui polarise aussi la société entre privilégiés et nouveaux pauvres. Comme l’écrit Nicolas Bavarez (Le Figaro 03.10.16): «L’angoisse devant la mondialisation et la révolution technologique a remis en question le salariat et l’Etat providence.»

Le grave échec de la politique migratoire de l’UE fait aussi le lit du populisme. En effet, le chaos qui a résulté de la crise des migrants engendre des peurs dans la population qui se sent désemparée devant l’arrivée des migrants. En réalité, la masse de migrants victime de la guerre ou de régimes dictatoriaux ne dépasse pas 0,1 à 0,2% de la totalité de la population européenne. Il aurait été tout à fait possible pour l’UE de répartir ces requérants entre tous les pays membres de l’UE.

Les mouvements populistes sont en directe opposition avec les bases de la construction européenne.

En plus des causes déjà mentionnées, le regain du terrorisme international depuis le 11.09.2001 et la création de l’Etat islamique (EI) a répandu dans la société une peur panique. Les mouvements populistes s’en sont saisis pour durcir à l’extrême de pseudo mesures de sécurité qui vont de la fermeture des frontières jusqu’à la diabolisation de tous les musulmans soupçonnés d’être des terroristes en puissance. Cet amalgame entre islam et terrorisme est sans fondement réel, mais agit émotionnellement sur beaucoup de citoyens prêts à suivre les discours extrémistes des populistes.

En se basant sur la contre-vérité de l’amalgame islam-terrorisme, les mouvements populistes/nationalistes prédisent l’avènement d’une Europe musulmane qui tuera l’Europe chrétienne. Cette approche civilisationnelle, confortée par l’omniprésence des réseaux sociaux, effraie une partie de la société qui y adhère. Elle relève de la dimension immatérielle de la vague populiste européenne et explique pourquoi plusieurs pays sont touchés, bien que ne connaissant pas de chômage ni de crise économique (Suisse, Norvège, Suède, Autriche, Pays-Bas). Daniel Oesch, spécialiste des partis populistes européens, souligne le rôle des variables identitaires ou culturelles dans le vote populiste:«Les électeurs de la droite populiste semblent plus sensibles à l’influence négative des immigrés sur la culture que sur l’économie du pays» (International Political Science Review, vol.29, n°3, juin 2008 p.373).

Au plan politique, on ne peut s’empêcher de mentionner ce qu’il convenu d’appeler la «crise de la représentation politique», abondamment évoquée par les populistes. La confiance dans les partis traditionnels ne cesse de baisser, d’où la volonté de se débarrasser de la vieille classe politique. Le politologue Peter Mair qualifie les partis de plus en plus «responsible» (conscients de leurs responsabilités) et de moins en moins «responsive» (à l’écoute de la société). Cette constatation rend beaucoup de gens très réceptifs aux idées populistes qui remettent en cause des principes démocratiques. Or, une revitalisation de la démocratie ne peut se faire sans payer ce prix inacceptable. On peut en finir avec le retour éternel du même personnel politique et introduire des représentants de la société civile, ce qui ne doit pas exclure la présence d’experts dans différents domaines. Mettre fin à la suprématie des lobbys et des riches et laisser de l’espace aux représentants de la classe moyenne et des frustrés est essentiel pour corriger le système de représentation politique.

Enfin, la démographie est aussi un déterminant important de la crise de la démocratie et du succès du populisme. Depuis 2015, en Europe, le nombre des décès est supérieur à celui des naissances. Ainsi, les démocraties, quoique prospères, vieillissent et le vieillissement entraîne une forme de conservatisme qui va de pair avec une aversion au risque et une disponibilité aux thèmes sécuritaires et aux discours populistes.

L’UE, bouc émissaire des populistes

L’UE, née sur les cendres des drames de la deuxième guerre mondiale, est construite sur le principe des libertés démocratiques, clé de la paix sur le continent. Les mouvements populistes, eux, sont en directe opposition avec les bases de la construction européenne.

Etant donné la crise actuelle de l’UE et le récent vote britannique en faveur du Brexit, les populistes disposent d’un terrain favorable pour s’en prendre aux élites technocrates de Bruxelles et faire de l’UE le bouc émissaire idéal pour justifier des replis nationalistes. De plus, le système de représentation indirecte leur offre un terrain facile pour renforcer leur critique de la représentation politique. Mais, en dépit des 28% qu’ils représentent au Parlement européen, les populistes n’ont pas réussi à perturber le fonctionnement de ce dernier.

Ceci dit, Moscou, qui n’aime pas l’UE, soutient inconditionnellement les populistes d’Europe. Rappelons-nous la visite de Marine le Pen chez Vladimir Poutine. La Russie y voit un moyen stratégique de dislocation de l’Union. Jusqu’ici, ce fut un échec dû entre autre à l’inimitié entre la Pologne, la Hongrie (les deux gouvernements populistes de l’UE) et la Russie, leur ancien mentor.

Au niveau des structures de Bruxelles, les mouvements populistes sont très peu influents. La Commission européenne ne compte aucun représentant de ces courants et le Conseil (Affaires étrangères, Défense, Finances) où siègent les ministres des Etats membres n’a nullement souffert des rares représentants de gouvernements dirigés par des partis populistes.

Les risques de dislocation de l’UE ne peuvent cependant pas être complètement négligés. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission a même déclaré: «En Europe, les démons du nationalisme n’ont pas été bannis, ils sont simplement endormis.» Le passé de l’Europe l’expose aux ressentiments ethniques et aux frustrations historiques.

Le populisme européen est signe d’un repli sur soi et d’une perte de souffle de l’Europe. Le combat pour un renouvellement de la démocratie sur le continent doit donc se poursuivre énergiquement.[print-me]


© hirondelle.org

Paul Grossrieder, ancien Directeur Général du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) à Genève.

 

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Le populisme est-il démocratique? https://www.revue-sources.org/le-populisme-est-il-democratique/ https://www.revue-sources.org/le-populisme-est-il-democratique/#comments Mon, 24 Jul 2017 07:40:17 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2322 [print-me]«Démocratie» vient du grec et veut dire «pouvoir du peuple». Dans les mots «démocratie» et «populisme», nous entendons le terme «peuple» décliné à partir du grec et du latin. Le populisme, lui aussi, revendique le «pouvoir du peuple». La démocratie et le populisme devraient donc être synonymes, du moins si l’on en croit l’étymologie. Or tel n’est pas vraiment le cas, le populisme étant plutôt une caricature, voire une perversion, de la démocratie, comme l’écrit Marcel Gauchet: «Le populisme est une forme de démocratie corrompue, qui tente de faire croire, de façon illusoire, à l’unité du bon peuple débarrassé de ses parasites et défendu par un bon pouvoir.» [1]

Le populisme fleurit sur les terres en jachère d’une démocratie à bout de souffle. Le besoin de sécurité et le désir d’un pouvoir protecteur semblent aujourd’hui primer sur l’aspiration à la liberté face aux menaces du terrorisme et aux craintes souvent fantasmatiques d’une immigration massive qui supplanterait notre culture. En France, pays des libertés, une enquête Ipsos pour Le Monde publiée le 7 novembre 2016 montre qu’un Français sur cinq serait prêt à choisir un régime autoritaire plutôt que le modèle démocratique actuel. Et lors des dernières élections législatives, l’abstention est devenue majoritaire.

Qui est encore prêt dans notre vieil Occident à mourir pour la liberté? Beaucoup préfèrent se replier en toute sécurité dans une bulle en se réfugiant derrière un écran où ils deviennent les proies de cupides marchands qui les manipulent. Ils ressemblent aux prisonniers enchaînés au fond de la caverne de Platon en train de contempler un jeu d’ombres programmé par d’habiles marionnettistes.[2] La question de l’achat de telle ou telle marque ou du dernier produit technologique obnubile les esprits au point de leur faire oublier l’enjeu de la liberté qui brille dans l’air pur, hors de la grotte. Bref, on peut parler de «dépérissement démocratique» (Dominique Reynier) ou de «démocratie à l’état gazeux» (Gilles Finchelstein), fruit amer d’un profond désenchantement.

Avant d’être Pierre, Jacques ou Jean, une personne unique et libre, je suis allemand, français ou polonais

Nos démocraties libérales se sont de plus en plus livrées aux loups néolibéraux, adorateurs du Veau d’or. Qui commande? L’Etat ou la finance internationale et les multinationales? Le populisme prospère sur un sentiment de dépossession et d’impuissance. Il ne pourra être combattu efficacement que si l’on redonne un sens concret à l’idée de «démocratie libérale et représentative». Nous analyserons ici les quatre piliers du populisme: l’absolutisation du peuple, une identité d’exclusion, la disparition des contre-pouvoirs et la dérive émotionnelle.

Le génie des peuples?

Pour les populistes, le peuple forme une seule entité. Ils exaltent «l’esprit de la nation» ou le «génie du peuple», le célèbre Volksgeist des Allemands. Ce texte de Fichte datant du début du 19e siècle montre bien cette conception: «Pour les ancêtres germains, la liberté consistait à rester Allemands. (…) C’est à eux, à leur langue et à leur manière de penser que nous sommes redevables de tout notre passé national et tant qu’il restera dans nos veines une dernière goutte de leur sang, c’est à eux que nous devrons tout ce que nous serons à l’avenir.»[3] On connaît l’exploitation funeste d’une telle vision par les nazis. Il ne faut cependant pas confondre le populisme avec le nazisme qui en est une dérive extrême et criminelle.

Les peuples ont-ils une âme? Peut-être, mais elle n’est pas monolithique et, surtout, elle n’annule pas l’âme d’une personne. Or dans les doctrines populistes, l’individu tend à se définir par rapport au «tout national» dont il fait partie. Avant d’être Pierre, Jacques ou Jean, une personne unique et libre, je suis allemand, français ou polonais. L’autre est aussi décrit à partir d’un tout ethnique ou religieux, souvent pour mieux le stigmatiser comme arabe, juif ou musulman. Cette subordination de la personne à un tout dans lequel sa spécificité s’efface est dénoncée avec virulence par le philosophe Emmanuel Levinas dans son essai magistral Totalité et Infini où il cherche à comprendre les racines de «l’horreur nazie».

Dans un univers où domine la Totalité, comme c’est le cas chez les populistes, la personne n’existe que par rapport à un ensemble: x’ (l’individu) ne prend sa signification qu’à partir de X (le tout) de telle sorte qu’il existe d’autres entités singulières (x’’, x’’’…) qui se définissent aussi par rapport à X. Exemple : Pierre est français mais Marie, René et Marc sont aussi français. Comme si l’unicité (le caractère unique) de mon moi n’était que le “prime” du x. Comme si ma spécificité de personne – par quoi je diffère de toutes les autres – ne m’était donnée qu’en prime sur un fond commun préétabli. L’individu n’a aucun sens par lui-même Il n’a une signification que par rapport à un tout qui le précède et l’englobe (X): le particulier (la personne) n’existe donc pas en tant que tel. Il s’ensuit que les visages disparaissent: «L’être qui pense semble d’abord s’offrir à un regard qui le conçoit comme intégré dans un tout, écrit Levinas. En réalité il ne s’y intègre qu’une fois mort. La vie lui laisse un quant à soi, un congé, un ajournement qui est précisément l’intériorité.»[4] On comprend donc que « le monde de la Totalité» fasse le lit du totalitarisme, de gauche comme de droite.

Une culture fermée sur elle-même est une contradiction dans les termes.

Cette approche totalitaire dénoncée par Levinas se situe aux antipodes de la vision juive et chrétienne de la personne qui est aussi le fondement de celle des Lumières (Rousseau, Voltaire, Kant…) d’où provient notre démocratie. Avant d’être membre d’une nation ou d’un peuple, l’être humain est une personne unique créée «à l’image et à la ressemblance de Dieu» (Gn. 1, 26). Le génie propre de la personne, issu en droite ligne du Très-Haut, prime sur le génie d’un peuple qui n’existerait d’ailleurs pas sans celui des individus qui le composent et s’associent pour bâtir une civilisation. L’Eglise a toujours souligné cette prééminence de la personne qui a une valeur en elle-même, comme le redit le pape François: «Le bien commun présuppose le respect de la personne humaine, comme telle, avec des droits fondamentaux et inaliénables ordonnés à son développement intégral.» [5] Pour Emmanuel Kant, la personne humaine doit «toujours être considérée comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen». [6] Quant à Emmanuel Mounier, il résume sa philosophie personnaliste par cette belle formule: «La personne est un absolu à l’égard de toute réalité matérielle.»[7]

La démocratie est basée sur cet absolu de la personne et sur le respect de sa liberté. Nous avons donc face à face deux conceptions politiques antagonistes: le populisme et la démocratie libérale. Le premier défend une approche organiciste de la société comparée à un grand corps dont nous serions les cellules, soumises à l’influx du pouvoir central. Comme le dit le politologue Jean-Yves Camus, «la Nation n’est plus basée sur un contrat mais sur un ordre naturel, une communauté d’héritage et de destin à laquelle on ne peut échapper».[8] Les démocraties libérales se fondent au contraire sur la notion de contrat entre des personnes autonomes, comme on le voit chez Rousseau ou chez Kant. Elles sont des associations d’êtres indépendants.

En quoi consiste ce contrat social? Il s’agit d’abandonner ma «liberté folle» qui a tendance à piétiner celle de l’autre mais aussi à être menacée par plus fort que moi pour la retrouver dans les limites d’une «coexistence des libertés» sauvegardée par l’Etat. Le rôle de ce dernier est donc de garantir un maximum de liberté pour tous, ma liberté s’arrêtant là où commence celle d’autrui. Nous voici donc à l’opposé du néolibéralisme où le puissant écrase le faible et où l’Etat est sommé d’en faire le moins possible. À l’opposé aussi du populisme où un homme fort, petit père du peuple, veut imposer à tous telle ou telle idéologie du bonheur au nom d’une volonté populaire gravée dans le marbre de la tradition qu’il prétend incarner.

L’idéal et le modèle d’une démocratie authentique se trouve très bien décrit dans la splendide vision du Règne des fins chez Kant. C’est une communauté de personnes qui, en tant que «fins en soi», s’associent librement sous un régime de lois nées de la pure raison basée sur l’autonomie de leur volonté délivrée de la servitude des pulsions. Un idéal loin d’être réalisé mais qui n’en demeure pas moins le paradigme de toute démocratie comme le précise Jean-Luc Nancy: «La démocratie, c’est l’Idée de l’homme se considérant comme intégralement autonome.» [9]

Une identité d’exclusion

Le populisme joue à la tortue et se replie sous sa carapace mais aussi au hérisson qui se met en boule en hérissant ses piquants contre les dangers externes. Ces menaces sont clairement pointées du doigt: la globalisation et l’immigration qui en découle. Elles mettent en péril à la fois notre niveau de confort (risque de dumping salarial) et notre façon de vivre en affaiblissant nos traditions. La question identitaire tend d’ailleurs aujourd’hui à tout dominer, y compris l’aspect économique, suite notamment aux attentats terroristes.

Face à cela, les populistes veulent réaffirmer l’identité nationale ou religieuse pour défendre nos valeurs contre ce qu’ils perçoivent comme une invasion mortifère menant à une perte totale de nos repères et même à «un grand remplacement» de notre culture par l’islam, grâce à la démographie galopante des populations immigrées. D’où l’appel à un retour à nos racines, à une «vraie Suisse» ou «vraie France» qui serait de race blanche et chrétienne. On met alors en avant la supériorité de la civilisation européenne venue de Jérusalem et d’Athènes, berceau de la démocratie.

Pour asseoir leur pouvoir, les populistes cherchent donc à discréditer les contre-pouvoirs, notamment la justice et les médias

Le problème ici n’est évidemment pas l’enracinement dans des valeurs chrétiennes ou humanistes qu’il convient en effet de redécouvrir. Le danger, c’est de réaffirmer ces valeurs contre d’autres, en préconisant un choc des cultures et des identités, voire une guerre des civilisations pour promouvoir une tradition qui serait seule valable et aurait seule droit de cité. Cette attitude du hérisson n’est-elle pas une perversion du christianisme et de l’humanisme des Lumières? Il faut l’affirmer avec force: une culture fermée sur elle-même est une contradiction dans les termes. La culture ne se réduit pas à une monoculture et l’enracinement n’exclut en aucun cas l’ouverture comme nous le montre l’image de l’arbre: plus ses racines sont profondes, plus il s’ouvre largement vers les quatre horizons et vers le ciel. L’ouverture est donc proportionnelle à l’enracinement. Une culture qui se replie sur elle-même est condamnée à dépérir, comme un arbre qui se rabougrit.

Plus grave: une identité qui se ferme et se pose contre les autres peut devenir meurtrière, pour reprendre le titre d’un célèbre livre d’Amin Maalouf, mon condisciple du Collège de Jamhour au Liban: «Il suffirait à chaque personne de se poser quelques questions pour se découvrir complexe, unique, irremplaçable. Si j’insiste à ce point, c’est à cause de cette habitude tellement répandue et fort pernicieuse d’après laquelle, pour affirmer son identité, on devrait simplement dire «je suis arabe», «je suis français», «je suis noir», «je suis musulman» ou «je suis juif.» [10] J’ai moi-même assisté à la montée des «identités meurtrières» au Liban qui a débouché sur une guerre terrible. S’enfermer dans une appartenance devient une source de violence. On le voit même dans les rixes entre supporters de clubs sportifs. Bref, avant d’être suisse, français ou fan de telle équipe, je suis une personne unique, un composé unique de nombreuses identités mais aussi un être humain doué de raison, citoyen du monde relié à tous mes frères et sœurs en humanité.

Le populisme cherche à nous ligoter dans une seule appartenance. En ce sens aussi, il se situe à l’opposé du christianisme qui rejette toute identité fermée et tout nationalisme exacerbé, comme l’écrit magnifiquement saint Paul: «Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre car vous êtes tous un en Jésus-Christ.» (Gal. 3, 28).

Un homme, un peuple: la disparition des contre-pouvoirs

Toute démocratie digne de ce nom implique des contre-pouvoirs. Au 19e siècle déjà, Tocqueville mettait en garde contre ce qu’il appelait une «tyrannie de la majorité» dérivant directement d’une opinion publique manipulée. Sous un régime vraiment démocratique, le pouvoir ne doit pas être concentré dans les mains d’un seul homme ou d’une seule instance, même s’ils prétendent être l’émanation du «peuple authentique». D’où l’idée élaborée par Locke (1632-1704) puis par Montesquieu (1689-1755) de la séparation des pouvoirs pour lutter contre les abus. On distingue ainsi le pouvoir législatif qui fait les lois, le pouvoir exécutif qui gouverne et le pouvoir judiciaire exercé par les juges. On y ajoutera aujourd’hui le pouvoir médiatique basé sur la liberté de la presse et qui est censé apporter un regard critique sur le fonctionnement de l’Etat.

Or le populisme entend restaurer l’unité du «vrai» peuple autour d’un «vrai» chef qui l’incarne et qui se présente comme le protecteur de la nation. «Privilégier le lien direct entre le peuple et le dirigeant est la définition même du populisme» écrit Jean-Yves Camus.[11] Plutôt que de faire appel à des assemblées législatives et à des juges, on préférera le recours aux référendums dans le but de plébisciter le pouvoir en marginalisant tous les corps intermédiaires. Le leader charismatique veut le monopole de la représentation populaire. Louis Napoléon Bonaparte, en 1844, résume très bien ce projet: «On ne peut gouverner qu’avec les masses; il faut donc les organiser pour qu’elles puissent formuler leurs volontés et les discipliner pour qu’elles puissent être dirigées et éclairées sur leurs propres intérêts.»[12] Des intérêts que seul le grand chef comprend réellement, contrairement à tous les parasites qui hantent les parlements! Ne sommes-nous pas ici en train de nous éloigner de l’Etat de droit?

Pour asseoir leur pouvoir, les populistes cherchent donc à discréditer les contre-pouvoirs, notamment la justice et les médias, dans le dessein de les affaiblir. Le principe de la séparation des pouvoirs est menacé. Le cas de Donald Trump est exemplaire: tout au long de sa campagne et encore maintenant comme Président, il ne cesse de stigmatiser les médias, les juges et même les législateurs. Tous plus ou moins pourris! Mais heureusement qu’aux USA les contre-pouvoirs existent et résistent. Par exemple, de simples juges ont réussi à mettre en échec les premiers décrets sur l’immigration de Monsieur Trump.

Notons que ces dérives populistes contaminent actuellement la plupart des partis. Ainsi, en France, les affaires Fillon et Ferrand, tous deux accusés d’avoir abusé de leur position politique pour s’enrichir, dévoilent au grand jour une tentative de court-circuiter le système judiciaire pour s’en remettre au suffrage du brave peuple. «Les médias et les juges veulent notre perte, entend-on. Ce sont les électeurs qui trancheront.» Mais le peuple a-t-il toujours raison et surtout est-il compétent en ces matières judiciaires? À ce petit jeu populiste, Fillon a perdu puisqu’il ne fut pas élu tandis que Ferrand, réélu dans sa circonscription en surfant sur la vague du nouvel Emmanuel, a lui remporté la mise. N’est-ce pas une forme d’injustice?

Nous sommes à nouveau ici face à deux conceptions démocratiques, dont la deuxième n’est qu’une caricaturede la première: la démocratie libérale ou parlementaire et le populisme qui revendique une démocratie directe comme dans l’Antiquité mais qui devient une démagogie autoritaire. Autrefois en effet, par exemple à Athènes, un peuple peu nombreux et qui n’était pas plongé dans les tâches multiples de notre époque, avait le temps de se réunir sur la place publique pour choisir ses lois puis élire directement son gouvernement. C’est sur cette image mythique et idyllique que s’appuient certains populistes. Mais aujourd’hui, des millions de citoyens sur-occupés n’ont plus le loisir de prendre soin directement des affaires publiques.

D’où la nécessité d’une délégation du pouvoir populaire à des instances représentatives tels les parlements. Les théoriciens du libéralisme l’avaient bien compris dès le 19e siècle, comme le précise le philosophe Florent Guénard: «Les penseurs libéraux substituent au modèle antique de la démocratie directe celui du gouvernement représentatif: les citoyens, concentrés sur leurs activités propres, consentent à déléguer leur pouvoir à des représentants élus.»[13] En l’absence de ce principe de délégation, on aura tendance à considérer le peuple comme une seule masse à «éclairer» puis à plébisciter, souvent à coups de slogans simplistes.

La dérive émotionnelle: bouc émissaire et théories du complot

Le populisme fait davantage appel aux émotions qu’à la raison et à ses concepts universels. Pour les populistes, l’être humain se définit avant tout comme une somme de pulsions qu’il s’agit d’exploiter au mieux en vue du pouvoir. Les citoyens sont appelés à voter avec leurs tripes. Comme un seul homme. Cette dernière expression est significative car l’individu se fond dans une même masse en fusion sous la domination d’une émotion comme la colère contre l’étranger ou l’enthousiasme pour le chef. Il se dépersonnalise en cessant de réfléchir pour adhérer sans réserve à des mots d’ordre.

Comment les populistes s’y prennent-ils pour souder leurs troupes? Ils désignent un bouc émissaire à la vindicte populaire et sollicitent nos plus bas instincts comme la jalousie, l’égoïsme ou la haine pour les tourner contre lui. Ce bouc émissaire a le visage de l’immigré, du musulman assimilé à l’islamiste ou alors il est le financier international sans visage qui saigne le peuple. La personne humaine, nous l’avons vu, se réduit au rôle d’un mouton au sein d’un troupeau dans lequel il y a aussi quelques moutons noirs dénoncés par le berger attisant le ressentiment des autres brebis contre eux. Caricatural? Certes mais il n’en demeure pas moins que cette image du mouton noir à expulser figurait sur une célèbre affiche de l’UDC (Union démocratique du centre), principal parti de Suisse.

D’autres parlent de complot fomenté par les médias, les «gens de Bruxelles», les musulmans ou les juifs. Même François Fillon a parlé d’un «cabinet noir» en train de s’acharner contre lui et ses fidèles. Le populiste fait de lui et de ses ouailles des victimes pour mieux les rassembler autour de lui en suscitant un sentiment de révolte. Ajoutons que ce complot se trame toujours contre le «pays réel», par exemple la France profonde ancrée dans une tradition séculaire.

Pour conclure, le populisme est le nom latin de la démagogie plutôt que de la démocratie. L’appel à un peuple idéalisé, la culture du chef et surtout la sollicitation des émotions les plus basses nous éloignent à grands pas de la démocratie. Le populisme? Une perversion de la démocratie et de la notion de personne humaine.[print-me]


Jacques de Coulon a étudié la philosophie et les sciences des religions à l’Université de Fribourg, notamment auprès d’Emmanuel Levinas. Ancien recteur du Collège Saint-Michel à Fribourg , professeur de philosophie et de sciences religieuses, il a écrit une quinzaine d’ouvrages traduits dans plusieurs langues sur la spiritualité, la philosophie, l’éducation ou la poésie, dont La philosophie pour vivre heureux (Jouvence), Les méditations du bonheur, Soyez poète de votre vie ou Imagine-toi dans la caverne de Platon (Payot & Rivages). Chroniqueur à La Liberté, il donne des conférences et des séminaires, tant en Suisse qu’à l’étranger.


[1] In: L’Obs hors série numéro 95, Démocratie et populisme, printemps 2017, p. 9.
[2] Voir notre ouvrage Imagine-toi dans la caverne de Platon, Paris, Payot, 2015.
[3] Fichte: Discours à la nation allemande, 8ediscours, 1807-1808.
[4] Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1972, p. 26.
[5] Pape François, Laudato Si, 156
[6] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Delagrave, 1979, p. 150.
[7] Emmanuel Mounier, L’engagement de la foi, Paris, Seuil, Livre de Vie, 1968, p. 34.
[8] In: L’Obs hors série numéro 95, Démocratie et populisme, printemps 2017, p.19.
[9] Ibidem, p. 55.
[10] Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, le Livre de Poche, 2001, p. 28.
[11] In: L’Obs hors série numéro 95, Démocratie et populisme, printemps 2017, p.19.
[12] Ibidem, p. 54.
[13] Ibidem, p. 46.

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Un magistrat en butte au populisme https://www.revue-sources.org/magistrat-butte-populisme/ https://www.revue-sources.org/magistrat-butte-populisme/#respond Mon, 24 Jul 2017 07:30:54 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2328 [print-me]Populisme. Cela aurait pu être un mot noble mais il a mal tourné. Ou plutôt, il a suivi le même chemin que d’autres expressions qui ont tiré leur origine des réalités du peuple, mais qui sont devenus synonymes d’une situation négative. Les mots latins populus et vulgus ont ont été rapidement dévalorisés par les citadins qui détenaient le pouvoir, pour donner naissance aux mots français :populaire, populace, populisme, vulgaire ou vulgarité. Tandis que les gens de la ville (urbs, civitas), par contre, ont par contraste donné leur nom à l’urbanité ou à la civilité. C’était déjà mal parti…

Ainsi donc, au niveau du langage déjà, on a créé les conditions qui donnent libre cours à l’envie, à la jalousie et au ressentiment qui sont les ressorts de ce qu’on appelle populisme et sur lesquels on souffle pour attiser et renforcer l’animosité ambiante. A force de cloisonner les personnes en castes, de favoriser certains et non les autres, de cataloguer les instruits et les ignorants, la fêlure se transforme en précipice sur lequel il devient dès lors impossible de construire des ponts. Ces précipices artificiels, souhaités et entretenus sont les ferments qui nourrissent la haine entre les humains.

Il est primordial de thématiser cette situation, de l’analyser sans choisir son camp, que l’on soit politicien ou observateur. Ce n’est pas toujours évident. J’ai été moi-même traité de « Conseiller d’Etat populiste » par un journaliste de « Domaine Public ». Probablement parce que j’étais inclassable, indépendant et ne rentrais pas dans les cases du politiquement correct. Pourtant, j’ai envie de donner du crédit à toutes celles et à tous ceux qui s’engagent pour servir le bien commun car je veux croire qu’il y a au départ de leur engagement un véritable souci altruiste et généreux.

Jouer avec le vent

Quand les seuls vecteurs de l’information étaient les journaux, puis les radios, la tentation était peut-être moins forte de jouer avec le vent. Quoique si l’on regarde en historien les extraits des « Actualités suisses » émises au cours de la dernière guerre mondiale, on se rend bien compte de la mainmise de l’officialité sur cette presse. Avec l’arrivée de l’image, l’intrusion des sondages, le poison de l’audimat, nous avons créé les conditions pour alimenter le populisme et réveiller en nous les sentiments et les ressentiments négatifs. Ces instruments nouveaux portent en eux, paradoxalement, une défiance par rapport aux lecteurs, aux auditeurs et aux spectateurs. Et si on leur disait ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ou de voir !

« Audience, audience, c’est toi la plus belle en mon miroir », chante en choeur la grande majorité des actionnaires engagés dans la presse, devenue un moyen comme un autre de faire de l’argent. Quand le nouveau propriétaire de l’Hebdo exige 15% de rendement au profit des actionnaires qui ne gagnent plus assez dans d’autres placements, il décide, sans le dire bien entendu, de mettre à mort la parution de ce magazine dont se moquent par ailleurs ses actionnaires. Ce n’était que du « welche » ! Si cette triste mentalité persiste, je ne donne pas cher de la survie des autres publications du même groupe.

Les sociétés anonymes génèrent le populisme

Les fameuses sociétés anonymes qui deviennent omnipotentes ont été très bien décrites par le Professeur canadien Joël Bakan, dans le livre intitulé : « Corporation » : « La corporation, personne morale aux yeux de la loi, a un comportement déviant qui rappelle à s’y méprendre celui d’un psychopathe. Egocentrique, amorale et inhumaine, elle défend sans relâche son propre intérêt économique, parfois au mépris des conséquences désastreuses de ses actions. Si la poursuite de son objectif l’exige, elle n’hésite pas à exploiter les populations des pays pauvres, vendre des produits dangereux, piller des ressources naturelles, abuser de la naïveté des enfants, diffuser des propos mensongers…. Ces infamies, elles les commettent souvent en pleine impunité, la communauté étant aveuglée par ses prétentions à la responsabilité sociale et les gouvernements ayant renoncé à tout contrôle en optant pour la déréglementation et la privatisation ».

Ce livre a été écrit en 2004. Joël Bakan n’avait même pas imaginé que l’histoire prendrait le mors aux dents et que Trump, spécialiste des sociétés anonymes, sauterait le pas et serait porté au pouvoir par les populistes qu’il méprise en cultivant des « fake news ». Nous revoilà donc au coeur du populisme. Ne croyons pas que nous sommes épargnés chez nous. De trop nombreuses affiches des référendums et initiatives de ces 50 dernières années en portent le sceau. C’est intéressant de constater que ce sont les publicitaires qui vendent la mèche : « Nous ne nous occupons pas de morale. Nous choisissons le dessin le plus efficace, celui qui fait peur, qui déstabilise et qui sert le seul but pour lequel nous sommes payés : gagner la votation »

Sondages et lobbyistes

Vous êtes-vous demandé comment on faisait avant les sondages ? Une histoire pas si vieille, mais qui a affaibli la liberté du citoyen et de la démocratie. Ces sondages sont considérés plus importants que la paix et la sérénité des citoyens. Ainsi, dans les dernières six semaines qui précèdent une votation, si les sondages laissent présager une issue différente de celle souhaitée par certains groupes de pression et que le peuple « ignorant » se prépare à voter en toute indépendance, on injecte en catastrophe quelques millions pour tenter d’inverser la tendance. Ce procédé va de pair avec une nouvelle maladie qui consiste à infester les parlements de lobbyistes. Ce qui revient à dire que lorsque nous élisons nos 246 parlementaires fédéraux, on nous fait accroire que, tout seuls, ces députés ne pourraient pas bien se déterminer, puisqu’ils leur faut encore deux lobbyistes chacun. Avez-vous déjà élu l’un de ces 492 acteurs majeurs de la politique fédérale ? Assureurs ou syndicalistes, riches propriétaires, sans oublier les représentants des multinationales ? Je ne parle pas des dizaines de milliers de leur collègues qui font les courtisans à Bruxelles ou à Washington !

De l’audience avant tout !

Dans les émissions de la RTS visant la formation de l’opinion, que ce soit Forum ou Infrarouge, il faut de l’audience avant tout. Je l’ai vécu. Lors d’un Infrarouge où je devais croiser le fer avec Fernand Cuche (homme politique suisse, du parti écologiste), le journaliste nous dit 

« Je ne la sens pas cette émission. Vous êtes trop copains, vous deux ». A la fin de cette même émission, une autre journaliste qui était à la réalisation arrive au studio et nous dit : « Il y a eu du sang, c’était bien » ! Audimat quand tu nous gouvernes…

La formation paisible de l’opinion ? Loin derrière l’audimat. J’ai entendu lors du G 20 à Evian, des journalistes de radio inventer un buzz à 7 heures avec le maire d’Evian pour en faire le sujet principal du Forum de 18 heures en confrontation avec Genève. Plus subtil encore, pendant le débat télévisé sur l’adhésion de la Suisse à l’ONU en 2002, alors que le représentant du Conseil fédéral tentait de convaincre les téléspectateurs qu’il fallait adhérer, un cameraman filmait Oskar Freysinger qui faisait des simagrées sur sa chaise. Le réalisateur de l’émission n’avait rien trouvé mieux que remplacer la tête du magistrat par les grimaces du politicien valaisan.

Il y a bientôt 40 ans, Bernard Béguin, journaliste éminemment respecté, a osé écrire un livre intitulé :  « Journaliste, qui t’a fait roi ? ». Ce livre devrait être réédité, lu et relu dans toutes les rédactions. Trouverait-on encore le temps de le lire et de le méditer ? Pourtant j’aime la presse, j’aime et je respecte les journalistes consciencieux. Je suis un lecteur, un auditeur et un téléspectateur assidu. Mais il est des moments où je fulmine quand on fait le jeu de la jalousie et du ressentiment qui sont les ferments du populisme.

Dérive journalistique

Pour illustrer encore cette dérive dont certains journalistes assurent ne pas être pas responsables, je ne peux m’empêcher de prendre l’exemple du « retour » orchestré d’Oskar Freysinger lors de l’assemblée de l ‘ASIN du 6 mai dernier. Au téléjournal, la journaliste avait sagement décidé de ne pas montrer le tribun puisqu’il refusait de parler aux médias responsables, selon lui, de sa non réélection. Tout au contraire, dans le Matin Dimanche du 7 mai on eut droit à une photo pleine page (25 cm sur 18) du politicien. Et comme pour confirmer la dérive, sur la même page on n’avait qu’une toute petite mention du Pape François recevant la Présidente Doris Leuthard. Une photo de 9 cm sur 6 ! O tempora ! O mores !

Quand le berger suit les brebis

Le même 6 mai j’avais particulièrement apprécié la réflexion de Louis Ruffieux dans La Liberté, un journaliste dans la ligne de François Gross et de Roger de Diesbach. Son édito était intitulé : « Quand les bergers suivent les brebis ». Louis Ruffieux s’interrogeait sur l ‘Eglise de France incapable de mettre en garde ses ouailles tentées par le Front national. « Leur rejet de la modernité les conduit à épouser les mouvements les plus nauséeux et les thèses les plus régressives ». Puis plus loin, citant le Cardinal Decourtray : « Comment pourrions-nous laisser croire qu’un langage et des théories qui méprisent l’immigré ont la caution de l’Eglise de Jésus-Christ ? » Combien de compromissions nous faudra-t-il encore avaler par faiblesse ou lâcheté ?

Restons modestes

Pour rester modeste et responsable, je dois admettre qu’on est tous au bord du risque du populisme si on doit convaincre pour être élu ou réélu. Mais si les bases éthiques sont là, on pourra toujours trouver la force de prendre des décisions et de poser des actes qui rendent impossible le rejet d’un être humain et empêchent d’aboyer avec les loups. « Homme mon frère…» nous faisait chanter Don Helder Camara, l’Archevêque défenseur des pauvres brésiliens. Anne-Catherine Lyon qui n’a pas flirté avec le populisme a eu cette belle parole de Roosevelt en quittant son poste de Conseillère d’Etat : « Le progrès est accompli par celui qui fait les choses et non pas par celui qui dénonce comment elles n’auraient pas du être faites ». Voilà qui fait toute la différence. Pascal Corminboeuf.[print-me]


Pascal Corminboeuf (photo), ancien conseil d’Etat fribourgeois, réélu sans parti à deux reprises au premier tour de scrutin, sur une liste qui ne portait que son nom.

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Journalistes et politiciens à l’épreuve du populisme https://www.revue-sources.org/journalistes-politiciens-a-lepreuve-populisme/ https://www.revue-sources.org/journalistes-politiciens-a-lepreuve-populisme/#comments Mon, 24 Jul 2017 07:20:21 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2332 [print-me]Au début, ce fut simple et idyllique: pas de démocratie sans liberté d’opinion et sans liberté de presse. Les pères fondateurs des Etats-Unis l’affirment dans leur Constitution, la Révolution française et ses répliques tumultueuses sur tout le continent européen l’illustreront: élus et journalistes oeuvrent pour le bien commun. Il n’est pas rare que les parlementaires manient la plume pour défendre leurs idées ou que les plumitifs s’offrent au suffrage universel.

Au XXème siècle, l’industrialisation de la production des journaux et le formidable essor de la publicité cassent peu à peu ce lien vital pour la santé démocratique. La presse devient généraliste mais d’autant plus puissante dans son rôle de contre-pouvoir inquisitorial que le travail des rédactions est financé par la manne qui semble, alors, sans fin des annonceurs.

Politiques et chroniqueurs de la chose publique entrent dans la phase orageuse de leurs relations, on nage en plein «je t’aime, moi non plus». Les uns ont besoin des autres et vice versa pour exister, les uns pour séduire les électeurs, les autres pour intéresser les lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs.

La classe polico-médiatique

Quand ils se pencheront sur la résurgence du populisme dans le premier quart du XXIième siècle, les historiens du futur prêteront certainement attention à une antienne qui se répand dès la fin des années 1980: «la classe politico-médiatique». Le concept, qui jette un même opprobre sur les politiciens et les journalistes, fait toujours autant fureur, on parle désormais d’élites et d’«entre-soi» pour qualifier leurs liens. Coupés du peuple et de ses préoccupations, les uns comme les autres failliraient dans leur mission conjointe de servir la démocratie, tout occupés à proroger les privilèges dont ils jouissent.

C’est le moment opportun pour exiger des journalistes l’art de la critique constructive et des politiciens l’obsession des résultats concrets.

Les enquêtes d’opinion qui mesurent la confiance de la population envers divers professions ou institutions sont impitoyables: les politicards comme les journaleux squattent les dernières places du classement. Cette mauvaise réputation ne les rend pas plus solidaires.

Actuellement, les deux castes sont pareillement «disruptées» par la montée en puissance des réseaux sociaux. Plus besoin ni des uns ni des autres dans un monde orwellien où les sondages en ligne seraient permanents, nourrissant l’illusion que les citoyens décident en toute liberté, et surtout pas orientés par les intermédiaires, les médiateurs, que sont les rédacteurs et les partis politiques.

Juguler le populisme

Voilà pour le contexte. On s’inquiète des ravages du populismes, mais peu de la disqualification que subissent ceux dont la démocratie a besoin pour fonctionner: d’une part les représentants légitimement choisis par les citoyens et, d’autre part, les fabricants d’opinion qui font métier de rendre compte et de questionner le monde tel qu’il est, d’apporter avec honnêteté intellectuelle le vertige de la contradiction.

Juguler le populisme à long terme nécessitera de travailler sur toutes ses causes. En premier lieu, le mal être social et économique qui laisse en moyenne européenne au moins un travailleur sur dix au chômage. Sans emploi, sans perspectives salariales dignes, difficile de ne pas céder aux discours qui promettent que demain sera meilleur et plus juste.

En second lieu, la presse, mais également le monde académique, les artistes, tous ceux qui ont vocation à réfléchir sur le monde et ses dysfonctionnements, doivent s’engager plus activement, déconstruire les solutions «perlimpimpesques» des démagogues, proposer des alternatives,…

Un brin d’autocritique

Dans cet exercice, un brin d’autocritique des journalistes sera bienvenu. Par manque de moyens (souvent) mais aussi d’ambition et d’exigence, par goût du spectacle, par paresse, ils n’ont pas assez combattu les populistes. Ils ont été une caisse de résonance alors qu’ils auraient dû se dresser en rempart.

Ils ont cédé à la «pipolisation» de la vie politique, ravageuse entre toutes, jouant sur l’émotion, la simplification, alors que les problèmes sont complexes. Ils ont personnifié les enjeux à l’excès, alors que la volonté, pour être efficace, doit s’appuyer sur le collectif.

Le journaliste doit, avec humilité, retrouver le sens de sa mission: décrire les événements du monde, leur donner une profondeur historique et éthique, afin de fournir aux citoyens les moyens de décider en conscience. Ce faisant, les acteurs médiatiques retrouveront la confiance de leur public.

Urgence de reconstruire

La crise de la presse n’est pas que technologique ou financière, c’est une crise de la démocratie. Pour les journalistes, lâchés par des éditeurs plus soucieux de leurs bénéfices que de leur responsabilité sociale, tout est à reconstruire. Pour les élus, bousculés par les démagogues, aussi. C’est le bon moment pour recommencer à travailler ensemble, dans le respect des prérogatives et des compétences de chacun. C’est le moment opportun pour exiger des journalistes l’art de la critique constructive et des politiciens l’obsession des résultats concrets. Face aux populistes, il est urgent que les uns comme les autres retrouvent ce qui leur a tant manqué récemment: la force de convaincre, à la loyale, sans tromper ni divertir.[print-me]


(© twitter.com/chantaltauxe)

Journaliste basée à Lausanne, Chantal Tauxe a travaillé successivement à 24 Heures, Le Matin, l’Illustré et L’Hebdo, dont elle a été la rédactrice en chef adjointe (de 2003 à 2016). Depuis 2017, elle collabore aux travaux de Médias pour tous visant à refonder les conditions-cadre du journalisme en Suisse. Elle est membre de l’équipe Bon pour la tête et publie régulièrement sur son blog personnel.

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Le souverainisme nationaliste: une illusion dangereuse https://www.revue-sources.org/souverainisme-nationaliste-illusion-dangereuse/ https://www.revue-sources.org/souverainisme-nationaliste-illusion-dangereuse/#respond Mon, 24 Jul 2017 07:10:16 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2335 [print-me]La conjonction du souverainisme et du nationalisme a trouvé au cours des dernières années des expressions de plus en plus perceptibles dans la vie politique d’un certain nombre d’Etats, petits et grands.

L’idéologie du souverainisme nationaliste a trouvé un sol fertile dans des sociétés décontenancées par des phénomènes divers tels que les migrations, les disparités sociales sur fond de crises économiques, les effets d’une mondialisation non maîtrisée ou les limites d’intégrations régionales perçues comme trop exclusivement mercantilistes.

Aussi réelles et sérieuses que puissent être les causes des préoccupations, et aussi nécessaire qu’il soit de les identifier correctement et de les traiter, l’exploitation politique qui en est faite sous la forme de l’exacerbation d’émotions souverainistes et nationalistes est pernicieuse et même dangereuse.

L’instrumentalisation de la souveraineté et de la nation à des fins de politique partisane corrompt la démocratie et, comme l’histoire des hommes l’a tragiquement démontré, porte en germe le risque de déstabilisations pouvant conduire à des conflits violents, non seulement à l’intérieur des Etats mais aussi entre eux. La conjonction entre la souveraineté érigée en principe suprême et la nation célébrée comme un mythe crée une illusion dangereuse.

Souveraineté et patriotisme

Les discussions sur ce thème étant souvent passionnées, il importe de laisser de côté les émotions et de commencer par clarifier les éléments du débat. Pour commencer et pour éviter tout malentendu, il convient de souligner que la notion de souveraineté et celle de nation ne sont pas nécessairement problématiques en elles-mêmes. Bien au contraire, conçues de manière saine et ajustée, elles désignent des réalités importantes des sociétés politiques nationales et internationales.

La souveraineté est généralement définie comme la suprématie du pouvoir à l’intérieur des Etats, et l’indépendance à l’égard de l’extérieur. Qui contesterait la nécessité pour un Etat d’être doté d’autorités, de règles et de procédures garantissant l’exercice du pouvoir suprême de manière légitime? Qui mettrait en cause la nécessité pour un Etat d’assurer son indépendance à l’égard de puissances tierces? La promotion du bien commun au niveau national, le principe de subsidiarité et celui de participation exigent que le pouvoir soit exercé le plus près possible des personnes concernées. Dans cet esprit, toutes les formes d’impérialisme ou de néocolonialisme doivent être rejetées.

La vision de la sécurité et du bien-être propagée par les souverainistes nationalistes est une illusion

De même, l’attachement à la nation, à sa culture, à son patrimoine linguistique, à son histoire, aux acquis résultant d’efforts communs et à des valeurs partagées justifie pleinement un patriotisme qui est l’expression légitime d’un sentiment d’appartenance et de la conscience de devoir servir le bien commun de la patrie. Le soin de l’indépendance et le patriotisme ne sont pas l’apanage exclusif des souverainistes nationalistes, contrairement à ce qu’ils prétendent.

La souveraineté étatique n’est pas une valeur absolue.

La souveraineté étatique ou, plutôt, l’égalité souveraine des Etats est l’un des principes les plus fondamentaux de l’ordre juridique international, établi comme tel par la Charte des Nations Unies. Le non-respect de ce principe a été la cause et continue d’être la source de trop nombreuses tragédies. Il est donc essentiel de continuer à défendre ce principe et à le promouvoir. Il se trouve pourtant que la souveraineté n’est pas absolue. Elle se heurte à d’importantes limites, en particulier celle de l’obligation de respecter un autre principe encore plus fondamental, celui de la dignité de la personne humaine.

La Charte des Nations Unies, elle aussi, telle qu’elle a été complétée par la Déclaration universelle des droits de l’homme puis par de nombreux pactes et traités destinés à protéger ces droits, rappelle la nécessité, dans le but de «préserver les générations futures du fléau de la guerre», de proclamer «notre foi (…) dans la dignité et la valeur de la personne humaine». Et voilà qu’est établi le lien entre sécurité et respect des droits de l’homme. La souveraineté conçue comme une valeur absolue, détachée de l’obligation de respecter des principes humains essentiels, est incapable d’assurer la sécurité. Au contraire, elle offre à des dirigeants irresponsables le prétexte d’un bouclier contre ce qu’ils appellent une ingérence dans les affaires intérieures. Il se peut bien qu’un Etat démocratique dont les institutions fonctionnent dans le respect du droit n’ait, pour lui-même, qu’un intérêt relatif à être partie à des traités en matière de droits de l’homme dès lors que sa constitution énoncerait les garanties nécessaires. Mais comment ne verrait-il pas qu’il est de son intérêt primordial que les autres Etats avec lesquels il vit en communauté respectent eux aussi les mêmes principes? Le respect du droit, des droits de l’homme et de la démocratie ne suffisent pas, à eux seuls, à établir la paix, mais ils sont des conditions essentielles de l’instauration et du maintien de la paix. L’obligation mutuellement consentie de mettre en oeuvre des conventions internationales en matière de droits de l’homme contribue à créer une sorte d’ordre public international dont chaque Etat partie est bénéficiaire.

Le droit d’ingérence

Oui, la souveraineté est nécessaire mais encore faut-il qu’elle soit exercée de manière responsable. La souveraineté d’un Etat comporte des droits mais aussi des obligations, en particulier celle de protéger sa population contre les risques les plus graves tels que le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les autres violations massives des droits de l’homme. Il s’agit d’une responsabilité primaire des autorités nationales. En vertu du principe de subsidiarité c’est à l’Etat qu’incombe au premier chef l’obligation de protéger sa population.

Mais qu’en est-il des situations dans lesquelles l’Etat est incapable de mettre en œuvre ses devoirs les plus fondamentaux? A l’évidence, la communauté internationale ne peut pas abandonner la population à son sort. L’ordre juridique international a peu à peu développé des obligations de prévention et d’assistance, sous diverses formes. Les populations victimes d’exactions n’ont-elles pas aussi un droit à l’assistance? Il importe de souligner pourtant que l’aide venue de l’extérieur doit, elle aussi, respecter des exigences fondamentales du droit, à commencer par la nécessité de recourir en priorité à des moyens non militaires et à ne faire usage de la force armée qu’en tout dernier ressort, dans le respect du principe de proportionnalité, et conformément aux règles de compétence en vigueur. L’intervention unilatérale souvent motivée par la défense d’intérêts nationaux de la puissance intervenante ne correspond pas à ces exigences. Il faut reconnaître malheureusement que des interventions dites humanitaires ont souvent eu des conséquences dramatiques, mais aussi que des populations ont été abandonnées aux intérêts conflictuels des puissants et à la barbarie de chefs de guerre.

Quand la démocratie devient antidémocratique

Comme on l’a vu, l’exercice responsable de la souveraineté présuppose le respect des droits de l’homme et de l’état de droit. Cette affirmation conduit à situer la problématique dans sa relation avec la démocratie. Certes le plus grand danger pour la paix émane de régimes autocratiques ou dictatoriaux. Mais ne convient-il pas aujourd’hui de considérer aussi les risques de déstabilisation qui émanent de régimes portés au pouvoir par des mécanismes formellement démocratiques mais guidés par des comportements qui mettent en cause l’authenticité démocratique de ces régimes?

L’instrumentalisation de frustrations populaires parfois compréhensibles, les manipulations de l’opinion publique, l’usage systématique de fausses nouvelles, les interférences occultes de puissances étrangères sont autant de développements dont le potentiel a été considérablement accru par l’usage de nouvelles technologies et qui mettent à rude épreuve la culture démocratique.

Que faire pour répondre à ces défis? Il faut commencer par se souvenir du fait que la démocratie ne repose pas seulement sur des mécanismes formels destinés à permettre l’expression de la volonté politique mais qu’un régime n’est pleinement démocratique que s’il respecte des valeurs et des principes fondamentaux. Pourquoi ne pas rappeler à ce propos les principes proposés par l’enseignement bien établi de l’Eglise catholique en matière de vie en société: dignité de la personne humaine, bien commun, destination universelle des biens, participation et solidarité? Ou encore les valeurs qui doivent présider à la mise en œuvre différenciée et combinée de ces principes: la liberté, la vérité, la justice et l’amour? Lorsque la souveraineté populaire est instrumentalisée à des fins de politique partisane, d’une manière qui flatte les émotions souverainistes et nationalistes, le risque est grand que des processus formellement démocratiques conduisent à des choix politiques qui, à terme, soient contraires à ce qui constitue une véritable démocratie. Il existe bien des limites matérielles à ce qui peut être décidé au moyen de mécanismes formellement démocratiques. Cette règle n’est généralement pas acceptée par les positivistes. Mais elle constitue un ultime rempart contre une conception absolutiste de la souveraineté démocratique et un moyen de sauvegarder les principes essentiels d’humanité. Pour être légitime, la démocratie doit être conçue dans une relation interactive étroite entre les trois composantes d’une fameuse trilogie: démocratie, droits de l’homme et état de droit.

Cette approche n’est pas nouvelle. Elle trouve l’une de ses plus belles expressions dans le Statut de Londres du Conseil de l’Europe de 1949. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, de grands européens inspirés par les richesses de l’humanisme judéo-chrétien, ont voulu établir la paix en Europe sur des bases durables, en commençant par identifier et combattre les causes ultimes de la catastrophe qu’ils venaient de traverser. C’est alors qu’ils ont voulu mettre en valeur ce qu’ils considéraient comme le fondement de leur action en se disant «inébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du Droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable».

A la base: dignité de la personne et le bien commun universel

Pour aller à l’essentiel en guise de conclusion, on peut noter que la vision de la sécurité et du bien-être propagée par les souverainistes nationalistes est une illusion, malheureusement périlleuse, qui souffre d’une déficience radicale, celle d’une conception erronée de la personne humaine, de sa dignité et du bien commun nécessaire au plein épanouissement de chaque personne. Le respect de la dignité humaine est une limite à la souveraineté. Et le bien commun ne se limite pas à celui de la communauté nationale. Il existe aussi un bien commun au niveau des régions du monde et un bien commun universel. La communauté humaine a vocation à être organisée en société politique, à tous les niveaux, de la communauté locale à la famille humaine tout entière, bien sûr dans le respect du principe de subsidiarité. Les Etats souverains ont un rôle décisif à jouer dans la mise en œuvre de la dignité humaine et du bien commun mais ce rôle doit être conçu dans une juste perspective.[print-me]


Nicolas Michel est docteur en droit de l’Université de Fribourg et Master of Arts en relations internationales de l’Université de Georgetown à Washington DC. Il a été professeur de droit international et de droit européen à l’Université de Fribourg jusqu’en 1998. De 1998 à 2003, il devient Conseiller juridique du Département fédéral des Affaires étrangères. De 2004 à 2008, il est Conseiller juridique des Nations Unies à New York. En 2008, il redevient professeur de droit international, à l’Université de Genève, à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement à Genève. Il est président du Conseil de l’Académie de Droit International Humanitaire et de droits humains de Genève (ADH).

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Peuple et Bien commun https://www.revue-sources.org/peuple-bien-commun/ https://www.revue-sources.org/peuple-bien-commun/#respond Mon, 24 Jul 2017 07:00:13 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2339 [print-me]C’est entre autres à Jules Michelet et Victor Hugo que nous devons l’idée romantique du «peuple», réhabilité comme l’authentique acteur de l’histoire. Un concept qu’allait reprendre Marx. Peuple des pavés en 1830, de la Révolution manquée en 1848, et de toutes les révolutions de nos cent dernières années. De 1917 au djihad actuel. peuple déifié. Vox populi, vox Dei: Vraiment?

Quid de tant de peuples sanguinaires, coupeurs de tête et sicaires de la culture, aveuglés par émotions et fanatisme? Comment donner légitimement la parole aux peuples écrasés sans pour autant flatter les populismes de bas étage qui manipulent et utilisent ceux qu’ils réduisent au rôle de vulgaire populace, dans le seul but de sauvegarder les intérêts les plus vils et les plus égocentriques?

Une troisième voie

La question est réapparue avec force dans les années 30 du siècle dernier, quand s’affrontaient le communisme stalinien, voix officielle d’un peuple, en fait réduit au mutisme, et les totalitarismes nazis et fascistes, ténors de grands mythes patriotiques.

C’est à chercher une troisième voie que s’est attelé le personnalisme, de Berdiaeff à Mounier et Ricoeur, porté en particulier par la revue Esprit. Un courant, plus qu’un système, ce qui était plutôt rassurant en des temps ou les idéologies faisaient florès.

Valoriser le peuple: s’atteler à créer une société où chacun est appelé à donner le meilleur de soi

Son intuition? Prendre en compte toutes les dimensions de l’humain. Le JE d’abord: totalement légitime, à condition de lui permettre de se déployer dans toutes sa réalité, tant physique qu’affective et intellectuelle. Pour rappeler que la personne prime la fonction, que la conscience représente la dernière instance face à la loi. Mais une personne ouverte, en appel de l’autre, qui la dévoile et lui donne sa densité, de ce TU cher à Levinas: visage contre visage, cœur à cœur, confiance des parents, interpellation de l’éducateur, sourire de l’aimé.

Un TU lui-même curieux du vaste monde divers et déconcertant du IL, celui des codes, de l’ordre nécessaire mais pas final, tout en récusant le ON kafkaien qui broie les âmes et conduit en absurdie.

Pour devenir un NOUS en marche, tissé de voix plurielles, qui cherchent ensemble leur voie sans prétendre à une posture exclusive. Un NOUS porté par quoi? Précisément par un vouloir-vivre initial qui se nourrit de la relation amicale ou amoureuse et inclut la diversité sociétale. Visée d’un bien commun, aussi large que possible, sans pour autant sacrifier les droits des individus.

Exercice d’équilibriste, me rétorquerez-vous? Oui, certainement, comme tout ce qui est riche de sens.

Une bonne nouvelle

N’est-ce pas précisément cela, la Bonne Nouvelle? Le Christ Lui-même ne passe-t-il pas constamment d’un registre à l’autre? Il se retire maintes fois dans le désert ou sur une montagne pour reprendre corps, sens et souffle. Il privilégie les tête-à-tête, avec ses disciples, avec des inconnus rencontrés au bord de la route et pas toujours très fréquentables, du collecteur d’impôts honni à la Samaritaine de vie douteuse sur la margelle d’un puits ou la syro-phénicienne aux franges de la Palestine. Il risque des bains de foules au milieu de gens de tous bords et de toutes croyances. Mais surtout, il fidélise longuement ce noyau de NOUS qui aura encore besoin de l’Esprit de la Pentecôte pour enfin comprendre – si peu – la folie de Dieu pour son peuple.

Une folie qui s’abreuve aux sources vives trinitaires. Contrairement à un roi soleil superbe, méprisant la plèbe, le Père envoie Son Fils bien-aimé vers son peuple. Et à son tour le Fils délègue l’Esprit pour transformer ce peuple de pierre en peuple de frères. Le Christ ne joue jamais au démagogue, ne prétend pas apporter une vérité établie ou s’imposer comme un gourou. Mais il surprend et déconcerte en renvoyant constamment à l’autre: «Toi, que dis-tu? et à un Autre: «Celui qui m’a envoyé…»

Loin d’être donnée abruptement la vérité se construit: constamment, patiemment, âprement. Elle sera d’autant plus authentique qu’elle prendra de la hauteur – le contraire de la morgue hautaine! – pour évaluer l’ensemble des défis sans prendre des décisions partisanes. A l’instar du Christ, elle refusera de se laisser piéger par les tentations de l’avoir, du pouvoir et du savoir: corps mal aimés d’être trop adulés, volonté dévoyée, connaissances déconnectées de la vie.

Valoriser, mais non flatter

Valoriser le peuple ne signifie pas flatter ses bas instincts, son rêve autoritariste ou son fantasme de totale maîtrise. Mais s’atteler – ensemble, en NOUS – à créer une société où chacun est appelé à donner le meilleur de soi, de son JE. Où la créativité débouche sur plus de joie de vivre, parce que les potentialités de chacun sont valorisées.

Un peu partout sur la planète, des indignés de tout âge aspirent à reprendre leur destin en main pour le transformer en destinée, à refuser la servilité pour se mettre au service les uns des autres. Dans nos pays occidentaux, encore bien nantis même si la paupérisation gagne hélas du terrain, nous sommes largement outillés pour refuser des évolutions mortifères, qui trompent le bon peuple en lui vendant de la «malbouffe», de la culture de pacotille et de la mauvaise croissance.

Alors, où que nous soyons, encourageons ceux qui ont une assez haute idée du peuple de préférer évoquer plutôt qu’asséner, provoquer plutôt que flatter, convoquer plutôt que révoquer. Accompagnons tous ceux qui, du plus quotidien au plus général, se laissent suffisamment animer par le souffle de la vie pour rester vigilants face aux fantasmes qui tuent les consciences, la qualité des relations humaines, le tissu social et, scandale suprême, l’espérance.[print-me]


Monique Bondolfi-Masraff, membre de l’équipe rédactionnelle de Sources et professeure de philosophie. D’origine arménienne elle préside à Erevan depuis près de vingt ans  la Fondation humanitaire et de développement KASA.

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Démocratie dominicaine: l’idéal et la réalité https://www.revue-sources.org/democratie-dominicaine-lideal-realite/ https://www.revue-sources.org/democratie-dominicaine-lideal-realite/#respond Mon, 24 Jul 2017 06:50:12 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2342 [print-me]On ne prête qu’aux riches, c’est bien connu. Est-ce alors une légende ou un fait historiquement fondé que la rumeur qui voudrait que les Pères Fondateurs des Etats-Unis d’Amérique, à la recherche d’une Constitution pour leur jeune Union, se soient inspirés des Constitutions de l’Ordre des Prêcheurs? Un pouvoir présidentiel fort, équilibré par une congrès formé des délégués du peuple (chambre des Représentants) et les députés des Etats fédérés (sénat). Ajoutons – et c’est important – que ces trois instances sont élues au suffrage universel et pour une période limitée.

A y regarder de près, le mode de gouvernement des Dominicains est assez semblable. A sa tête, un Maître élu, non pas à vie mais pour un terme précis, par une assemblée composée de provinciaux élus et de «définiteurs» représentants l’ensemble des frères, choisis eux aussi par élection. Un mode de gouvernement en résulte qui fonde l’autorité sur la représentativité élective et allie l’unité exprimée par le Maître à la diversité des membres des autres instances. Bref, un pouvoir central équilibré par des assemblées. Est-ce la «démocratie»?

Un autre rumeur, mieux fondée celle-là, voudrait que la législation «démocratique» des Prêcheurs fut inspirée par les communes médiévales en train de naître. Elles luttaient alors pour arracher aux seigneurs féodaux (laïcs ou ecclésiastiques) des franchies et autres libertés. L’Ordre dominicain est né et s’est développé au cœur de ces villes en ébullition et non pas aux bord des étangs ou caché dans les clairières, là où les moines se complaisaient. Le régime communal, d’esprit corporatif, a pu déteindre sur les Constitutions des Prêcheurs. Nos devanciers étaient de leur temps; leur organisation interne correspondait aux aspirations de leurs contemporains.

Changement de paradigmes

Sans doute, Dominique de Guzman, fondateur des Prêcheurs, aurait hésité à dénommer «démocratie» la structure de gouvernement qu’il voulait pour son Ordre. Bien qu’apparue chez Platon, le terme «démocratie» revêt de nos jours une acception particulière façonnée au siècle des Lumière et totalement étrangère aux médiévaux. Toutefois, l’expression peut évoquer le changement historique des formes de vie religieuses induit par Dominique.

La liberté qu’on prête à l’Ordre dominicain ne le met sans doute pas à l’abri de l’anarchie ou de l’incurie, mais son instinct démocratique l’amène à respecter et estimer la riche diversité de ses membres.

Jusqu’à lui, l’icône qui prévalait pour caractériser la vie religieuse monastique généralisée jusque là était celle du Père Abbé rassemblant autour de lui ses moines, comme une poule le fait de ses poussins (Lc, 13, 34). Une autre image biblique pourrait illustrer la communauté primitive dominicaine: celle de Pentecôte, avec les apôtres disposés en cercle, chacun recevant sa part de langue de feu. Des religieux qui ne seraient pas d’abord des «fils», mais des «frères», animés par le même Esprit et répondant, chacun pour sa part, aux impératifs d’un même appel. Il est significatif que les Maîtres des Prêcheurs, pas plus que les prieurs provinciaux dominicains, ne portèrent jamais le titre d’Abbé, pas plus qu’ils n’en revêtirent les insignes: l’anneau, la crosse ou la mitre. Non pas par (fausse) modestie, mais parce que ce genre de prérogatives ne convenaient pas à la forme et à l’esprit de leur famille religieuse.

Au centre: le chapitre

Un indice de ce changement de paradigmes est le rôle du chapitre. Chez les moines, il est quotidien et vise l’édification spirituelle de ceux qui y participent; chez les Prêcheurs, il est occasionnel, le plus souvent délibératif ou électif. Il ne se limite pas à commenter la Règle, mais il est le lieu des prises de décisions communes, jusqu’à modifier les Constitutions en vigueur pour en promulguer de nouvelles mieux adaptées aux situations. Une législation jamais figée, toujours en mouvement. Ce procédé «capitulaire» est actif à tous les échelons de l’Ordre, du couvent local au chapitre général, en passant par celui des Provinces. Tous les supérieurs – les Dominicains les appellent«prieurs» – sont élus au scrutin majoritaire. En règle générale, leur élection est confirmée par le provincial dans le cas des prieurs locaux ou par le Maître de l’Ordre pour les provinciaux. Notons que l’Ordre ne requiert aucune confirmation épiscopale ou pontificale suite à une élection, pas plus qu’une approbation de ce type aux décisions prises par ses chapitres.

Plus intéressant est la manière dont procède le chapitre. Une institution en est le centre: le «tractatus» ou la discussion entre capitulaires dans le but de découvrir le candidat idéal susceptible de rallier sous son nom la majorité des suffrages lors d’une élection, ou alors le débat ouvert pour parvenir à une décision sur un point inscrit à l’ordre du jour. Ce processus suppose évidemment des prises de parole libérées de toute contrainte, l’accueil d’opinions et d’avis différents, voire même contradictoires et, finalement, l’acceptation de compromis. Le rôle du prieur est décisif dans ce débat. Il favorise l’échange, fait circuler la parole, n’impose pas d’emblée son propre point de vue au risque de rendre muette et glaciale l’assemblée qu’il préside. Le but est de parvenir à une décision consensuelle librement acceptée, en dépit de la multiplicité des avis exprimés. Dure épreuve où l’Esprit-Saint devrait venir au secours des capitulaires.

Ombres et lumières

Les échecs qui menacent ce genre de gouvernement sont hélas bien connus. Ils vont de la prise abusive de pouvoir par un prieur ou par un autre frère dont l’autoritarisme et la suffisance musellent la liberté des autres et les condamnent à la passivité et à l’indifférence. Dans ce cas, comme dans celui de l’impossibilité de renouveler les charges communes, le feu sacré menace de s’éteindre, la communauté se sclérose et s’étiole. Face à cette inertie, les frères les plus dynamiques prennent le large et réalisent ailleurs ce qui leur tient à cœur. Le lien communautaire, sans être radicalement tranché, survit misérablement. Il se détendra jusqu’à devenir inapparent et finalement inexistant.

Ces déviances ne sont toutefois pas parvenus à faire imploser l’Ordre dominicain. La liberté qu’on lui prête ne le met sans doute pas à l’abri de l’anarchie ou de l’incurie, mais son instinct démocratique l’amène à respecter et estimer la riche diversité de ses membres. Pas de schismes dans son histoire huit fois séculaire, mais cohabitation – parfois chaotique – des contraires au nom d’intérêts supérieurs reconnus par tous. Il se pourrait que la charité soit l’un d’entre eux.[print-me]


Frère Guy Musy, dominicain, rédacteur responsable de la revue «SOURCES», Genève.

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