Revue Sources

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Des siècles durant, et aujourd’hui encore dans maintes parties du globe, hommes et femmes ont vécu au rythme des semailles, des récoltes et des moissons pour les peuples sédentaires, des transhumances saisonnières pour les nomades en quête d’eau ou de pâturages.

Les saisons ponctuaient la vie quotidienne, faute de lumière on se couchait avec les poules. Dès l’Antiquité néanmoins, grâce à l’essor des villes, se développe un autre temps, lié à l’artisanat et au commerce. Les plus riches peuvent narguer la nuit et festoyer à la lueur de leurs lampes à huile. Dans notre Moyen Age occidental le temps se rythme selon le bon vouloir des seigneurs, clercs ou riches bourgeois, dont les clochers ou les beffrois dictent la cadence, entre travail, prière et festivités. Le temps s’élargit et se précise à la Renaissance, au diapason des espaces qui s’allongent à l’infini. Emerge l’individu, qui s’évade du temps collectif grâce à sa montre à gousset. Mais c’est au XXe s. que le temps s’affole vraiment. D’un côté on perce le mur du son, de l’autre on découvre l’infiniment petit. N’importe quel résultat sportif se compte dorénavant en 100ème de seconde. «Les espaces infinis m’effraient», écrivait prémonitoirement Blaise Pascal. L‘homme contemporain navigue ainsi, ballotté, entre des temps contrastés.

Quelle est notre image du temps?

Le temps des anciens est essentiellement circulaire: on revient, à rythmes plus ou moins immuables, au point de départ, à l’instar des saisons. Ce dont rendait bien compte le calendrier romain, qui commençait au printemps, avec l’émergence de la nature et se terminait avec la fin de l’hiver. Les vitraux de nos cathédrales qui relatent par le menu les travaux de la terre ont gardé la trace de ces cycles naturels. Le philosophe grec Parménide, dont s’inspirera Platon, marque cette volonté de privilégier l’être au-delà du devenir, la stabilité au-delà du mouvement, l’absolu au-delà du relatif.

Mais avec le monde judéo-chrétien émerge une autre temporalité, linéaire, en forme de flèche, qu’avait déjà suggérée Héraclite dans son fameux panta rei: tout coule, rien ne revient jamais à la source. Peuple nomade, le peuple juif découvre qu’il vit une histoire unique, nourrie de l’espérance dans le Dieu d’Abraham et de Moïse, le Dieu qui libère de la servitude. Il chante une terre nouvelle et un ciel nouveau et attend un sauveur qui le délivrera définitivement de tout joug. Promesse mystérieuse, que le christianisme ne finit pas de décrypter, mais promesse qui change le visage de Dieu, des dieux.

Les dieux païens incarnent des figures d’un destin écrasant. Au mieux ils ignorent l’homme ou condescendent à lui abandonner quelques miettes de leur richesse. Au pire, ils l’écrasent ou s’en rient. Le tragique l’emporte, qu’il s’exprime à travers la fatalité ou la révolte de Sisyphe. Le Christ, après les prophètes, suggère un temps qui n’écrase plus, mais fait éclore les cœurs, le temps renversant des Béatitudes: Bienheureux ceux qui pleurent, ceux qui souffrent, car ils verront le royaume des cieux. Le chemin n’est pas moins ardu, mais l’homme y trouve un compagnon qui partage son pain de labeur et de vie. Dieu advient à ses côtés au fil des heures.

Reste que ce temps linéaire peut conduire lui aussi à des impasses, lorsqu’il s’inspire d’une vision prométhéenne de l’homme. Le XIXe siècle voit naître la grande industrialisation qui déifie le progrès. Mais ce dernier se cantonne dans l’économique, au détriment des autres pôles: spirituel, philosophique, politique, social, tous réduits à découler de la prospérité matérielle qu’elle soit individuelle via le capitalisme sauvage, ou collective dans le marxisme. Or l’histoire tragique du XXe s. montre à l’envi que le «tout économique» broie les êtres. Déjà Nietzsche, qui se targuait de promouvoir une haute idée de l’homme, eut l’intuition des limites d’un progrès unilatéral, lui qui après avoir invité la créature à se délivrer de toutes ses servitudes – «quitte ton statut asservissant de chameau animal de bât, bats-toi comme le lion, ce roi des animaux, et retrouve l’esprit de liberté qui caractérise l’enfant» – finit par retomber dans le schéma de l’Eternel Retour. Renvoyés dos à dos, le cercle et la flèche, le statique et le dynamique?

Retrouver la spirale

Enfant, je dessinais inlassablement des spirales sur mes cahiers. Aujourd’hui encore, il me semble y trouver une piste de vie pour concilier deux temps antagonistes. Lorsqu’on monte jusqu’au sommet de la tour de Pise, on aperçoit certes d’étage en étage les mêmes paysages. Mais on les perçoit autrement. De même, nos Noëls ou nos anniversaires se répètent et pourtant chacun est unique. Le progrès aveugle tue la mémoire. En sens inverse, la fatalité fige la vie. A nous de trouver une troisième voie qui articule fidélité et créativité, pour construire une histoire propre, une destinée aux antipodes du destin.

Comment concilier temps de l’ouverture à autrui et temps de l’écoute de soi?

Quelle articulation dans un temps bousculé?

Il est évident que l’accélération induite par les avancées scientifiques et technologiques a bouleversé tous nos repères. Le monde va de plus en plus vite et, pour y survivre, de nouvelles qualités sont exigées. De la rapidité certes, mais surtout du discernement.

Dans un cadre traditionnel, les événements dictaient nos comportements. Et nous avions du temps. Pour accueillir, pour aller nous promener, pour lire, pour cuisiner, pour partager, pour faire la fête. La spontanéité primait; nous osions frapper chez le voisin sans craindre de le déranger.

Dans une situation de modernité surtout urbaine – encore que les jeunes paysans vivent une réalité analogue, pressés qu’ils sont de rentabiliser terres, troupeaux ou machines – tout doit être programmé, prévu. En fonction des situations, certes, mais encore plus selon nos priorités.Nous devons tenir compte des autres (vivent les doodle, où on l’on essaie de trouver une date commune pour se retrouver!); nous avons tout à gagner à mieux nous organiser. Les formations pour gérer son stress ou savoir mieux planifier son travail font florès. Mais la vraie question est ailleurs. Et ici on rejoint Freud, le troisième maître à penser de nos derniers siècles après Marx et Nietzsche. Quel est notre désir profond?

Notre bon-heur ou notre bonne heure?

Le temps a éclaté, mais cela ne signifie pas que nous devions nous laisser ballotter. Quelles valeurs nous chevillent?

Faire une belle carrière, réussir matériellement, gagner beaucoup d’argent pour trouver l’aisance? Fort bien, mais il faudra carburer à 200 à l’heure pour ne pas perdre de bonnes opportunités, nouer les contacts requis, acquérir rapidement les connaissances idoines. Impressionnant, le parcours de jeunes artistes ou sportifs qui doivent de plus en plus tôt fournir des résultats, fût-ce au détriment de leur santé ou de leur vie. Un choix valable, mais à condition qu’il soit pleinement assumé et ne sacrifier aucun volet majeur de son être. Méfions-nous des ambitions liées à des références extérieures: nos parents, notre éducation, notre milieu social.

Nous donner cœur et âme à une cause, intellectuelle, politique, humanitaire? Là aussi, jusqu’où aller pour que cet engagement ne devienne pas une drogue qui empêche de vivre, de réfléchir et de prendre les nécessaires distances? Le despotisme de Robespierre pétri d’idéalisme est né de pieux sentiments. En sens inverse, nous laisser porter, naviguer au gré des sollicitations extérieures et des invitations momentanées? Ce peut être fécond brièvement, lors de l’adolescence par exemple, pour tester ce que l’on est, ce que l’on aime. Mais cela se révèle stérile à long terme. Que dire de ces adolescents prolongés, de quarante, soixante ans ou plus, qui continuent à bourlinguer sans boussole?

Bref, quel est notre projet de vie, accordé à nos capacités, nos goûts, notre quête de sens? Le laissons-nous émerger ou le noyons-nous sous un flot d’activités quotidiennes? Qu’est-ce qui nous habite et nous anime? Que disent notre sciatique, notre migraine ou d’autres maux insidieux, qui tentent de nous signaler, le plus souvent à notre insu, que notre existence bousculée manque d’unité ou de cohérence? Quelle conscience avons-nous du fait que nos choix nous obligent souvent à un équilibrisme de mauvais aloi? Des rythmes incompatibles avec nos possibilités physiques et psychiques.

Le degré de disponibilité

Certains et certaines – pensons en particulier aux mères – peuvent avoir une capacité de disponibilité plus que monacale: nourrir, soigner, habiller, véhiculer les enfants, entourer les vieux parents, gérer le ménage, le jardin, tout en conciliant un travail rémunéré. Elles se sont donné comme devise de ne jamais dire non et se retrouvent vides et désemparées lorsque leur progéniture les quitte. D’autres, conscients des risques d’un dévouement excessif, font tout pour se protéger et laissent entendre que leur calendrier est déjà très chargé. Ne leur demandez rien et n’espérez pas les rencontrer sans rendez-vous programmé.

Le monde crève sous le poids d’administrateurs tatillons, de managers robotisés; les personnalités peinent de plus en plus à émerger. Comment concilier temps de l’ouverture à autrui et temps de l’écoute de soi? Et comment veiller à ce que chacun de ces deux temps féconde l’autre au lieu de s’entrechoquer? Sommes-nous toujours contemporains de nous-mêmes? Que de fois notre tête court en avant de notre corps qui préfère le ralenti? Que de fois notre affectivité court-circuite notre réflexion? Que de fois nous disons ce que nous ne pensons pas ou faisons ce que nous ne voulons pas? Que de pendules intérieures différentes nous mettent en branle, à temps et contretemps? La météo nous prédispose, nos proches nous indisposent, notre état de vie nous impose des obligations, nous aspirons à tout déposer, sans savoir où poser notre tête… Pause!

Du côté de l’Evangile

Sans chercher très loin l’Evangile nous offre quelques ouvertures jubilatoires. De prime abord, Jésus semble éminemment disponible, à des individus de tous genres: femmes, enfants, mécréants, romains… Il est à l’aise aussi bien avec une seule personne – la Samaritaine -, qu’avec quelques amis – ses apôtres – ou un plus grand nombre – ses disciples, les foules du Sermon sur la montagne ou même les autorités romaines ou juives -.

Mais il entrecoupe chacune de ses rencontres de temps de silence, temps hors-champ qui nourrissent et vivifient ses rencontres. Il était là, et le voilà qui disparaît, sur la montagne, de l’autre côté du lac… Derrière les temps éclatés que Jésus traverse, apparaît un temps unifié qui lui permet de rejoindre l’autre dans la bonne distance, en alliant passion et patience…

L’avons-nous déjà remarqué? Plus nous sommes occupés, accaparés, déchirés, plus nous avons de la peine à nous arracher à nos occupations.

C’est sans doute un signe de l’urgence de la vacatio, cette invitation à retrouver souffle et rythme. Vous êtes encore ou bientôt en vacances? Bonnes retrouvailles avec vous-même et avec ce/Celui qui vous fait vivreet imprime la juste cadence à vos tentatives de danser la vie plutôt que de la subir!

Bibliographie

Jean-Louis Servan-Schreiber, L’art du Temps, Fayard 1983.

Collectif: Thérèse Glardon, Bernard André, Jean-Claude Schwab, en dialogue avec Hans Bürki, Le temps pour vivre, du temps éclaté au temps réconcilié, collection Espace, Presses Bibliques Universitaires 1991

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Monique Bondolfi

Monique Bondolfi

Monique Bondolfi-Masraff, professeur de philosophie, enseigne à l’Atelier Œcuménique de Théologie (AOT) de Genève. Elle est aussi membre de l’équipe rédactionnelle de la revue « Sources »

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