Revue Sources

[print-me]

Le frère Guy Musy brosse à grands traits le portrait d’un Dominicain romand, aujourd’hui décédé. Parmi tant d’autres frères qui auraient mérité d’être évoqués dans ce dossier, il a choisi de présenter Dominique Louis (1921–2004). Ni une oraison funèbre, ni une page hagiographique. Mais un devoir de mémoire. Nous avons de qui tenir.

Né à Genève au début des années vingt du siècle dernier, Michel Louis tient le troisième rang dans une fratrie de six enfants confiés à une mère esseulée. Collégien dans une bonne institution catholique, il rencontre un prédicateur dominicain et contracte le virus des Prêcheurs. Il entre au noviciat après avoir fêté ses vingt ans. Et Michel devint Dominique! Voilà l’ordinaire. De ce temps-là du moins, qui doit paraître bien étrange aux jeunes Dominicains d’aujourd’hui.

L’homme «pratique»

Moins ordinaire fut le noviciat sous les bombes à Chieri, dans le Piémont, suivi d’années d’études à l’Angélique au sortir de la guerre, dans une Rome affamée. Dominique vieillissant prenait plaisir à évoquer ses années de disette autour de notre plantureuse table conventuelle.

Puis, le voici à Fribourg, assigné à St-Hyacinthe, le «couvent des vertueux», ainsi désigné par les dames de qualité de la petite cité, voulant distinguer ce lieu d’un autre établissement dominicain de la place, sans doute plus prestigieux à leurs yeux.

On disait qu’il mettait en émoi les demoiselles venues prier le soir à Complies.

J’entrais au noviciat quand je fis la découverte de Dominique. Je n’oublierai jamais la scène. Les bras nus, son froc relevé jusqu’aux hanches, il sortait en sueur d’une buanderie chauffée comme une étuve, tel Vulcain au sortir de sa forge. C’était sa participation à la bonne tenue de ses frères qui auraient été déshonorés de déambuler sur les trottoirs du boulevard voisin avec un scapulaire qui n’eut pas été immaculé. Tout au cours de sa vie, Dominique, qui aimait se dire «pratique», affectionna de rendre ce genre de services, avec une petite pointe de superbe à l’endroit de ses frères intellos dont il vantait par ailleurs les promotions et les publications.

Mais que faisait donc dans ce couvent de vertueux ce jeune beau, au regard ténébreux? On disait qu’il mettait en émoi les demoiselles venues prier le soir à Complies. Puis qu’on ne proposait à ce «pratique» aucune carrière doctorale, il entra tout de même à l’université en empruntant les allées, les clubs, les stamm et parfois la chapelle. Une mission d’aumônier d’étudiants lui convenait à merveille. De préférence auprès des Bellettriens qui affichaient leur non-conformisme dans ce milieu clérical à l’excès. Notre Genevois y retrouvait son monde, un peu gouailleur, râleur, mais – c’est certain – attachant et même bon enfant.

Un jour, l’Afrique…

Sans qu’il ne s’y attende, un coup de tonnerre dans un ciel serein rompit le rythme de sa vie. Son provincial l’accoste dans un couloir – c’était sa manière d’exercer son autorité – et lui communique sa décision. Dominique devenait le responsable d’une petite équipe de missionnaires en partance pour le Congo, encore belge ces années-là. Bonsoir Fribourg, bonjour Bukavu! Ou plutôt, bienvenue à Kadutu, un bidonville proche de ce qui était alors la perle du Kivu.

Avec trois ou quatre frères, notre missionnaire improvisé plante sa tente dans une zone «indigène», comme on disait alors, bouleversant les réflexes et habitudes des vieilles et longues barbes missionnaires qui l’avaient précédé et à qui il ne serait jamais venu à l’esprit de s’installer dans un tel décor. Dominique vécut à Kadutu les prémisses douloureuses de ce qu’on allait appeler l’indépendance, puis les désordres sanglants qui suivirent, les dictateurs ubuesques, les mercenaires à peau blanche et, pour finir, l’impérieuse nécessité de se replier au Rwanda, abandonnant tout espoir de planter l’Ordre dans ce coin de terre chéri par les colons comme un morceau de paradis.

Dominique, élu provincial, doit regagner son pays.

De cette expérience, des monceaux de lettres, de photos, d’articles dorment dans des cartons poussiéreux, témoins muets d’une aventure exceptionnelle. En dépit des troubles ou à cause d’eux, l’homme «pratique» eut l’occasion de dépenser son énergie inventive. Disons aussi qu’il fut secondé par un tempérament jovial, avenant et optimiste qui lui concilia d’emblée ces Congolais qu’il voulait aimer autant que convertir.

Ce séjour africain aurait pu se conclure par un morne et banal rapatriement diplomatique et fermer ainsi une parenthèse ouverte imprudemment. C’était mal connaître Dominique qui offrit sur le champ ses services aux Dominicains canadiens qui œuvraient à la fondation de la nouvelle université nationale du Rwanda, à Butare, bourgade rwandaise proche du Kivu. Il s’y engagea comme s’il avait initié lui-même ce chantier. Rwandais avec les Rwandais, de même qu’il avait été Congolais avec les Congolais. Une nouvelle aventure africaine à laquelle il ne posa pas plus de limites qu’il n’en avait fixées à son précédent séjour au Kivu.

Provincial des années difficiles

1969, nouveau coup de gond, frappé cette fois-ci par ses frères suisses réunis démocratiquement en chapitre. Dominique, élu provincial, doit regagner son pays. Il assumera cette tâche pendant dix ans, fort de la confiance de ses frères. Ce fut pourtant une période difficile qui vit l’exode de plusieurs et réduisit à néant des projets ambitieux conçus au cours des années où les vaches étaient encore grasses. Avec beaucoup de doigté et de bonté, Dominique facilita la route des partants, tout en rassurant ceux qui avaient choisi de persévérer. Ce provincialat lui valut en haut lieu un certificat de bonne conduite, puisque le Maître de l’Ordre l’appela à Rome pour l’assister dans le gouvernement des provinces francophones.

Ce provincialat lui valut en haut lieu un certificat de bonne conduite.

Alors que d’autres auraient estimé cette nomination comme le couronnement de leur carrière dominicaine ou un tremplin pour conquérir un jour le pouvoir suprême, Dominique resta en deçà de ces ambitions. Je ne pense pas en effet que son étape romaine fut pour lui très gratifiante. Dominique était un homme de terrain et non d’administration. Je ne pense pas qu’il possédât toute la finesse voulue pour distinguer les nuances de toutes les crèmes à la glace canadiennes, pas plus que les subtiles sensibilités affichées par un Dominicain de Lyon, de Paris ou de Toulouse. Tout au plus, il fut ravi de servir d’économe de notre couvent patriarcal de Ste-Sabine. Fonction qui lui permit une fois de plus de mettre en valeur ses aptitudes «pratiques» et son entregent quand il accueillait les visiteurs de ce patrimoine dominicain.

Retraite féconde et douloureuse

Dominique ne s’attarde pas à Rome. Devenu par la force de l’âge «retraité fédéral», son provincial l’assigne au couvent de sa ville natale. Il l’avait quittée pour entrer au noviciat. Et le voilà nommé curé «intérimaire» de la paroisse St-Paul de Genève, en attendant le jour où elle serait remise au clergé séculier. Pour assurer cette sortie de jeu, on lui adjoignit un vicaire encore plus âgé, le frère Jean de la Croix Kaelin. Si on espérait un départ et une transition en douceur, il ne fallait pas compter sur cette paire de retraités. Au contraire, la paroisse reprit feu et vie et on parla de moins en moins de retrait dominicain. Le jeune (?) curé se lança dans une vaste opération de restauration de l’église et des locaux attenants. Il ne lâcha prise qu’en 1991, sous la pression et l’emprise d’un mal inopiné. Il avait alors atteint ses soixante-dix ans!

Et le voilà nommé curé «intérimaire» de la paroisse St-Paul de Genève.

Treize années le séparaient de sa mort. Treize années qui ne furent qu’un long chemin de croix. C’était pitié de voir ce chêne perdre peu à peu de sa vigueur, mais aussi de sa bonne humeur. Au terme de multiples séjours à l’hôpital, il accepta résigné de prendre le pénible chemin de non retour vers un établissement médico-social. Non loin de son couvent, mais séparé de ses frères, vers qui, littéralement, il se traînait chaque dimanche pour partager leur repas. Au surlendemain d’une de ces visites, en novembre 2004, Dominique rendit son âme à Dieu. Son prieur ramena au couvent sa Bible, la croix qui dominait son lit et un ou deux polars. C’était là tous les biens qu’il nous léguait.

Attention au réel

Pourquoi évoquer le frère Dominique Louis? Non pas, on le sait déjà, pour prononcer une nouvelle fois son oraison funèbre. Ni pour ajouter une pièce à son procès de béatification. Comme chacun de nous, ce frère souffrait des défauts de ses qualités. Son itinéraire dominicain toutefois est typique de ce que l’Ordre et l’Eglise attendent de nous, même après huit cents ans. Quelles que soient les trajectoires précises, souvent imprévues, que nous empruntons, elles doivent répondre aux appels évangéliques du moment. Ceux-ci doivent prévaloir sur toutes nos ambitions carriéristes ou personnelles. Une attention, une fidélité et une obéissance au réel, finalement. Comme l’avait admirablement initié il y a huit siècles un autre Dominique, celui dont un aubergiste cathare occitan, rencontré au hasard d’un voyage, avait bouleversé le cours de sa vie.

[print-me]

 

 

Article suivant