Revue Sources

Est-ce possible de parler du doute en relation avec la philosophie, dans l’urgence, en toute hâte? Impossible de refuser, la demande venant d’un ami. Impossible également de se lancer dans une recherche personnelle d’envergure, dans des délais restreints. Face à ce dilemme, nous nous sommes mis à des lectures, avec des souvenirs, d’abord, puis avec des espoirs. Nous nous permettons de donner ici quelques résultats.

Florent Gaboriau, Présenté par Flurin Spescha

Les souvenirs nous ont menés à Florent Gaboriau, avec les premiers tomes de sa Nouvelle initiation philosophique (Casterman 1962). Nous savions que nous avions trouvé autrefois des analyses sévères de la position de Descartes, dont on parle dès qu’il est question du doute. L’essentiel de ce qui fera notre texte sera puisé dans ces tomes. F.S.

Le doute a pout objet un bien

«L’actualité même de la philosophie pose aujourd’hui, au milieu des divergences qui s’accusent, et du brouhaha qui s’intensifie, le problème de son point de départ, et de la mesure qui préside à son déroulement. Nous voilà derechef affrontés à cette condition initiale, qui est pour nous la condition même, de la pensée. Le moment est donc venu de prononcer ici un éloge du doute comme racine de la sagesse – comme sagesse radicale – et de réclamer que ce doute persiste assez longtemps pour que s’édifient, postulées par lui seul, les réponses qu’il attend. Il arrive, en effet, qu’on l’étrangle, à peine reconnu.

Expliquons-nous une bonne fois sur la carrière véritable du doute philosophique. Elle a d’autres conséquences. Nous allons voir qu’elle est coexistente à la métaphysique entière. Celui qui ne doute de rien se révèle inapte à penser. Mais également celui qui ne doute pas de tout et qui, secrètement, se réserve un postulat chéri.

Comment se fait-il alors qu’on redoute au départ cette incertitude universelle, au point qu’on ne puisse la supporter, ni «endurer» qu’elle se prolonge? Les hâtives philosophies qu’on lui oppose partagent dès l’abord cette méprise qui consiste à transférer la crainte que l’on a de se tromper, – cette passion capitale au principe de la sagesse, – pour la confondre avec l’interrogation elle-même qui est un acte, l’acte de douter, prudence primordiale. A l’orée de la recherche, la crainte a pour objet le mal, une erreur que chacun risque. Mais le doute a pour objet un bien, en prévision d’un bien meilleur qui sera le savoir, celui dont l’ignorance est justement privée.

Peut-être convient-il encore, tant les méprises sont fréquentes, d’écarter ici certaines représentations du doute qui le font ressembler à une attitude morbide, à une défiance sournoise, à une incapacité constitutionnelle. Douter n’est pas s’interdire d’apprendre. C’est un acte de l’intelligence, non une faiblesse de la volonté. Ignorer n’est pas un mal, mais un état; un état préférable, dans sa vacuité vierge, à la situation du mal-informé, déformé. Interroger signifie seulement que, dépourvu de difformité préalable, on veuille s’informer davantage.

Dubitatio universalis

Or, en philosophie, on n’a pas le choix. Ou bien nulla dubitatio : on ne doute de rien (à partir d’un postulat on ne peut sérieusement pas croire qu’on remet tout en cause); ou bien dubitatio universalis: doute universel qui n’accepte pas même au principe la «notion» d’être. Le point de départ ressemble ainsi à un saut d’avion,, accompli lucidement. Le doute vous met dans le vide. Mais il ne vous tourne pas la tête pour autant. Le penseut assiste à sa propre chute, Vécu, et vécu avec ses conditions d’existence, le plongeon n’est pas pour autant simulé. Conscient, il n’en est que plus éveillé, plus réel. (…)

Comprend-on pourquoi rien ne sert de «précipiter» le doute, de l’abattre au sol et de le terrasser? Il nou porte au contraire. Pourquoi s’affoler de ce qui est notre salut? Pourquoi – pis encore – briser se amarres et faire comme si ce doute n’était pas l’instrument de notre sagesse? Le doute n’est pas «rien». Or, l’existence de cette inquiétude enferme déjà le plan secret de toute la trajectoire philosophique. Car elle existe à propos du monde: à propos des choses qui sont des semblants d’être; elle n’est point simulée.
(…)

La force de l’homme, sa grandeur et son audace, consistent dans cette particularité: avant de savoir, sa vertu consiste à douter.»


Flurin Spescha, professeur émérite de philosophie au Collège Claparède de Genève.

Florent Gaboriau, dominicain, philosophe et théologien français.
(1921 -2002). Aumônier à l’université d’Angers, professeur
de philosophie.

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