Revue Sources

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Un jour nous avons dit un oui concret et durable à un conjoint, à l’accueil d’un enfant, à un engagement professionnel, au besoin de nos proches ou de nos frères en solidarité, à Dieu à travers des vœux. En des temps marqués par l’aléatoire n’est-ce pas folie?

Fortement impliquée depuis bientôt vingt ans dans la création d’une association en Arménie, qui a pour but d’aider les jeunes à rester dans leur pays malgré crises et chômage, je suis partie de cette expérience personnelle pour tenter de cerner – ou plutôt de discerner – quelques éléments constitutifs de tout engagement, au-delà de la diversité des contenus et des formes.

Au moment de nous mettre en route qu’est-ce qui nous meut ou nous émeut? Quelles pistes ensuite, pour ne pas quitter notre poste? En définitive, une référence de foi nous apporte-t-elle un nouvel éclairage, en particulier pour concilier fragilité et durabilité?

Nous mettre en route

Que s’est-il passé au moment clef où nous avons pris notre décision?

D’aucuns, avec quelque humour, vous expliqueront qu’ils se sont munis d’une grande feuille de papier, sur laquelle ils ont noté les bonnes et mauvaises raisons de se lancer, avant de conclure que c’était possible. Une façon sans doute de se justifier; mais a posteriori, car les vrais motifs, nous le savons bien, sont en amont. Ou plus exactement, ils sont de l’ordre du cœur, avant que de l’être de la raison.

Nous sommes mus parce que nous sommes émus à la jointure de notre être.

C’est patent chez les militants. Quel que soit leur cause, de la jeune pucelle Jeanne d’Arc au révolutionnaire Che Guevara ou au nonagénaire Hessel, auteur du pamphlet « Indignez-vous », tous ont remué ciel et terre parce qu’ils ont été profondément blessés par l’injustice ou la misère. Coup de coeur préparé en général par des années de sensibilisation ou d’humiliation souterraine. Avant qu’un événement, fût-il minime, précipite la décision: « Non ce n’est plus possible, il faut agir! »

La décision est certes moins impérieuse chez la plupart, mais ne relève-t-elle pas toujours d’un long cheminement intérieur? Pour moi, ce fut une histoire de famille qui m’avait sensibilisée à mon insu à la tragédie du peuple arménien. Des traces discrètes mais parlantes, des livres, des revues qui traînaient sur une table durant toute mon enfance sans que je n’y comprenne mot, vu la langue et l’alphabet. Des lettres aussi héritées de mon grand père mort bien avant ma naissance, mais qui attestaient de son engagement pour son peuple. Et puis l’évidence lors d’un voyage en 1997 dans la jeune République d’Arménie, à la vue du contraste entre la richesse culturelle et la misère matérielle de tout un peuple brisé par tremblements de terre, conflits et crise économique.

Oui, il fallait faire quelque chose, me suis-je dit avec les autres présents, tout en ne sachant pas encore exactement quoi… De manière analogue les amoureux, tout comme les fous de Dieu diront simplement parce que c’était elle, parce que c’était lui ou Lui, mais refuseront, à juste titre, de détailler. Joie, joie, pleurs de joie, écrit Pascal dans son mémorial suite à sa conversion. Bref nous sommes mus parce que nous sommes émus à la jointure de notre être. Avec l’aimé dans le couple, avec quelques-uns ou beaucoup d’autres dans l’engagement politique et social, voire avec le Tout Autre dont nous découvrons l’appel.

Ne pas quitter son poste

Après le choc ou l’illumination, la joie des fiançailles et les départs en fanfare, comment taire les crises – ou, pire, la grisaille – de la vie quotidienne, du terrain, du cloître? C’est donc à cela que mène notre enthousiasme initial: la platitude d’une vie monotone, des chicanes sans fin, une absence d’horizons? Que de coup de blues, avant de tenter de se motiver à nouveau en se plongeant dans les souvenirs, les photos. La mariée était si belle, les adieux si glorieux, la fête si chaleureuse. Vient à l’esprit une chanson: « Quand un soldat s’en va-t- en guerre il a dans sa musette un bâton de maréchal. Quand un soldat revient de guerre, il a dans sa musette un peu de linge sale et puis voilà ! »

C’est donc à cela que mène notre enthousiasme initial: la platitude d’une vie monotone?

Remises en questions réelles que nous ne pouvons pas escamoter. D’autant qu’elles sont souvent accompagnées des multiples regards négatifs que nos proches nous jettent, sous couvert de prétendre nous comprendre: « Pourquoi t’es-tu engagé? Pour résoudre un problème, parce que tu n’étais pas bien dans ta peau, que tu as eu un chagrin d’amour? » 

Réaction de la personne visée: « A quel titre vous permettez-vous de soupeser mes motivations, conscientes et inconscientes, alors que moi-même je vais de l’avant sans toujours me poser toutes ces questions, portée par un élan qui vient d’ailleurs? » Et même si la question visait juste, Boris Cyrulnik, en compagnie de bien d’autres, nous rappelle l’importance de la résilience, cette capacité de rebondir à partir de nos fragilités.

Le regard pointu d’autrui peut toutefois nous interpeller. Notre engagement ne doit pas grignoter toute notre vie, nous envahir et nous couper des autres. Il est évident qu’au début – et c’est valable pour un couple comme pour un départ en mission ou un démarrage professionnel important – chacun se donne à fond, quitte à négliger tous les autres réseaux. Acceptable si c’est provisoire, mais discutable quand, au fil des années, tous les liens se dénouent. Et au final doublement regrettable: à la fois pour la personne qui se coupe ainsi, et pour ceux qui ne peuvent pas s’ouvrir à ce qu’elle vit.

Qui songe encore à se marier?

Ringard le mariage? Réaction curieuse, alors que ceux qui ne peuvent pas se marier le revendiquent tellement ! Il faut bien croire que le mariage demeure une perspective qui fait envie! Mais, en même temps, alors que la durée de vie a doublé depuis un siècle, on peut comprendre qu’un tel engagement requière des qualités redoublées et redoutables, à commencer par la volonté de remettre sans cesse le travail sur le métier, sans se gargariser d’idéaux.

Viser un idéal?

Une nécessité ou une plaie? D’un côté les grandes utopies de mai 68, ayant montré leurs limites, ont cédé la place à un repli identitaire qui tue l’esprit de solidarité et l’ouverture à autrui. Que d’associations ou communautés peinent à trouver une relève!

Allons-nous nous laisser enrôler au risque de ne plus exister personnellement?

Mais, de l’autre côté, il est difficile de nier que le besoin de s’impliquer fortement perdure, quitte à changer de cible: sports extrêmes, embrigadement dans des mouvements sectaires, sinon suicidaires… D’où l’hésitation légitime: allons-nous nous laisser enrôler au risque de ne plus exister personnellement? Comment accepter un carcan qui nous prive de notre capacité de choix? Des siècles d’histoire attestent que le risque est réel et que même aujourd’hui il n’est pas toujours facile d’être reconnu comme personne au-delà de notre fonction. Mais relevons aussi d’indéniables progrès: dans nos sociétés démocratiques l’idéal visé se profile moins comme un donné figé que comme une perspective à construire, dans l’échange et le partage, compte tenu des moyens du bord, changeants et aléatoires. Pour concilier la beauté du but avec les turbulences des moyens, l’utopie avec la réalité mouvante du terrain.

Dans dix ans, tout aura changé!

L’argument est central. Il est bien risqué de s’engager, et à fortiori pour toute une vie, alors que les centenaires se multiplient. S’engager dans un monde qui se transforme à un rythme forcené? Il ne faut donc pas s’embarquer tête baissée. Si je vise le long terme, suis-je garant de la durée? Les contenus, les méthodes, voire les objectifs ne seront-ils pas rapidement remis en question?

Le couple que nous songeons à former se donne-t-il d’emblée l’espace et les outils requis pour rebondir dans les turbulences qui l’affecteront nécessairement? Saint-Exupéry suggérait de regarder ensemble dans la même direction. Et si la direction était brumeuse voire changeante, accepterions-nous de faire nôtre cette belle phrase de Machado: « La route se fait en marchant »? Comprenez: ce qui nous lie, c’est notre dynamisme, notre faculté de rebond, nos valeurs plus que la nécessité d’atteindre un objectif vite dépassé.

Une fois admis que les besoins évoluent énormément, l’essentiel est de maintenir le cap sur quelques orientations majeures, énoncées par exemple dans une charte.

Il en est de même dans la coopération ou l’engagement social. Une fois admis que les besoins évoluent énormément, l’essentiel est de maintenir le cap sur quelques orientations majeures, énoncées par exemple dans une charte. Et, pour le reste, s’adapter aux conditions du terrain afin d’éviter un comportement néo-colonialiste, peu respectueux des individus.

Beaucoup de congrégations religieuses vivent de nos jours des tournants majeurs faute de nouvelles vocations. J’admire celles qui anticipent et prennent des décisions positives, sans sacrifier les personnes aux structures. Il en va de même de nos communautés paroissiales dont la vocation première devrait être de traduire pour le plus grand nombre et sans nostalgie une bonne nouvelle permanente en termes actuels.

Les choses vont-elles continuer sans moi?

Que se passerait-il si nous venions à manquer? Aussi paradoxal que cela puisse être, nous devons à la fois nous engager à fond et ne jamais perdre de vue que nous ne sommes pas indispensables. Mettons-nous tout en œuvre pour que ce que nous avons échafaudé continue sans nous? Prenons-nous conscience que les besoins ont évolué? D’autres sont mieux équipés que nous pour y répondre.

Ceci postule un réel discernement pour éviter deux écueils corollaires. Tout d’abord, celui de nous identifier tellement à notre cause que nous n’existons plus en tant que personne. Non sans conséquences néfastes: l’infarctus du jeune retraité tellement donné à son travail qu’il a perdu toute autre raison de vivre, sans parler des divorces parce que le travail a mis à mal les relations ou les loisirs. Le deuxième écueil est de papillonner de cible en cible, parce que rien ne mérite qu’on s’y arrête et que l’éternité est inatteignable. Alors qu’un instant vrai est une minute d’éternité !

Au nom de Dieu ou au nom de l’homme?

Je pressens une question: est-ce qu’un engagement au nom du Christ diffère d’un engagement pour l’homme? Je serais tentée de répondre à la fois par non et par oui.

Non, car la vie du Christ atteste d’une immense foi en l’homme et en sa capacité de vie. Trop de discours pieux ont tenté d’opposer l’appel de Dieu à l’engagement pour l’homme, en prétextant que nous devrions choisir pour ne pas avoir un cœur partagé. Or le Christ manifeste une incroyable confiance à autrui, à commencer par les plus démunis, les enfants, les femmes mises à l’écart, les étrangers, tout en se référant constamment à son Père, source vive: « Si tu savais le don de Dieu… » Dieu ne s’est pas incarné pour diviser l’homme, mais pour le diviniser, au nom de l’amour, de la justice, de la solidarité.

Il s’agit de nous engager à fond tout en sachant que notre œuvre ne nous appartient pas. Voire, d’accepter qu’elle puisse changer, sinon disparaître.

Oui, car l’Evangile nous offre de magnifiques ouvertures trinitaires pour éviter les pièges évoqués plus haut entre idéalisme désincarné et positivisme aveugle. C’est le Père qui nous a appelés et nous a dotés des charismes requis pour accomplir notre tâche. A nous d’y répondre sans atermoiements, et sans nous en vanter, puisque nous ne sommes que des intermédiaires qui gérons nos talents. Dans un esprit de liberté et d’audace, pour imaginer des sentes audacieuses: N’ayez pas peur, vous les enfants de Dieu !

Comme celle du Fils notre mission est incarnée, tributaire de mille limites. Dans le temps, dans l’espace, compte tenu de nos capacités physiques, intellectuelles, affectives. Il s’agit de nous engager à fond tout en sachant que notre œuvre ne nous appartient pas. Voire, d’accepter qu’elle puisse changer, sinon disparaître. Bref d’assumer cette dynamique du provisoire dont frère Roger ressentit l’impérieuse nécessité, au sortir de la deuxième guerre mondiale, que nos cathédrales deviennent des tentes, qui hébergent pour une halte bénéfique tous les nomades de la terre.

Finalement, nous ouvrir à l’Esprit pour passer joyeusement la main quand cela s’impose. Il nous prête souffle pour affronter les changements qui nous affectent. Savons-nous lire les signes du temps, qui nous invitent tantôt à foncer, tantôt à nous mettre en retrait? Pas facile de laisser partir nos enfants de chair ou de cœur. Mais nous avons mieux à faire que pleurer en nous retirant. Soyons des appelants. Que d’autres adviennent dans le souffle de l’Esprit. Démarche libératrice pour nous et pour ceux que nous invitons à continuer notre oeuvre, fût-ce autrement. Devenons des passeurs, fidèles, mais sans fidéisme. Notre engagement fait-il de nous de farouches gardiens du poste ou d’audacieux pisteurs de vie?

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Monique Bondolfi

Monique Bondolfi

Monique Bondolfi-Masraff est enseignante à l’Atelier Œcuménique de Théologie de Genève et responsable de projets de développement en Arménie. Elle est également membre de l’équipe rédactionnelle de « Sources ».

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