Revue Sources

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A la demande des frères dominicains de la Province de Suisse, le Maître de l’Ordre des Frères Prêcheurs, Bruno Cadoré, a conféré le titre de “Maître en Théologie” au frère Gilles Emery. Notre revue l’a rencontré.

Une constante dans vos recherches et publications: l’approche du mystère trinitaire à la lumière des théologiens médiévaux, de Thomas d’Aquin en particulier. D’où tenez-vous cet intérêt? Quelle place, quelle importance donnez-vous à cette réflexion dans votre vie personnelle et dans celle de l’Eglise d’aujourd’hui?

Pendant mes années de collège, deux “questions” suscitaient particulièrement mon intérêt: comme chrétiens, nous croyons en un Dieu qui est Trinité, et en Jésus qui est Dieu et homme. Durant mes études de théologie, c’est le mystère de Dieu qui m’a le plus fasciné: Dieu dans ses rapports avec nous, et Dieu « en lui-même », dans son propre mystère. J’ai d’abord exploré cela chez des théologiens contemporains, et plus tard j’en suis venu comme à reculons au moyen âge et à l’antiquité.

Peut-être les étudiants sont-ils aujourd’hui moins « contestataires » qu’à l’époque de mes propres études à Fribourg.

D’où cet intérêt me vient-il? Simplement de cette question: si être chrétien, c’est vivre avec le Dieu révélé en Jésus, qui est ce Dieu? J’ai été frappé par un livre qui portait le titre « Dieu: la Bonne Nouvelle » (Cerf, 1999). La Bonne nouvelle, c’est Dieu! Non pas un Dieu lointain ni un Dieu de marbre, mais un Dieu en qui l’unité est vivante et personnelle, un Dieu qui nous fait participer à sa vie.

Entre nous: quand je publie un article ou un petit livre, mes amis sourient souvent: « Encore sur la Trinité! ». Eh oui, encore sur la Trinité. La foi en la Trinité (qui inclut la foi au Christ Jésus) est le centre de notre vie et de notre identité de chrétiens. Je suis convaincu qu’il faut remettre ce centre… au centre. Au centre de notre vie, de notre prière et de notre annonce de la foi.

Il n’est peut-être pas indifférent de vous demander comment vous reliez notre foi trinitaire au monothéisme. Nous vivons dans un contexte interreligieux où s’affirme l’islam. Mais le judaïsme n’est pas en retrait.

Je suis de plus en plus réservé sur la valeur d’expressions telles que « les trois monothéismes » ou « les monothéismes méditerranéens » ou « les monothéismes » tout court, comme s’il s’agissait simplement de trois variantes d’une identique réalité.

Le terme même de « monothéisme » ne date que du dix-septième siècle, dans le contexte de la philosophie de la religion: il est utile et légitime mais il n’est pas sans ambiguïté. Car, comme Rémi Brague l’a bien montré, ce n’est pas tout que d’affirmer l’existence d’un seul Dieu (monothéisme). Il faut aussi voir que Dieu est « un » en lui-même, et surtout comment ce Dieu est un. Sans oublier cette question fondamentale: quelles relations ce Dieu « un » entretient-il avec le monde et avec les hommes?

Pour les juifs comme pour les chrétiens, c’est par et dans son action historique que Dieu a révélé « qui il est ». Le cas de l’Islam est différent. Pour les chrétiens, Dieu a montré « qui il est » et « comment il est un » en envoyant son Fils à Noël et son Esprit-Saint à la Pentecôte. Non seulement Dieu a un Fils et un Esprit, mais Dieu est Père, Fils et Esprit-Saint. Nous pouvons établir des comparaisons avec d’autres religions, et nous devons réfléchir dans un contexte pluri-religieux (les religions proprement dites et aussi ce qu’on peut appeler le contexte « religieux séculier»), mais pour y parvenir nous devons d’abord prendre en compte ce que chaque religion, et le christianisme en particulier, a de propre. C’est la base si l’on veut avancer dans la réflexion. Cela aide non seulement à mieux comprendre les autres religions, mais cela nous aide aussi à prendre conscience de notre propre foi!

Depuis plus de vingt ans vous enseignez la théologie dans une Faculté qui forme les prêtres et les théologiens et théologiennes de demain. Quel regard portez-vous sur cet auditoire? Quelle évolution notez-vous depuis vingt ans? L’enseignement de la théologie catholique à l’Université de Fribourg est-il entré dans la même zone de «turbulence » que celle déplorée par certains théologiens réformés romands?

J’enseigne la théologie depuis 1995, et depuis 1997 comme professeur. L’auditoire (laïcs, séminaristes, religieux et prêtres) est aujourd’hui moins nombreux qu’à mes débuts mais tout aussi varié: il me passionne toujours autant.

L’évolution? Peut-être les étudiants sont-ils aujourd’hui moins « contestataires » qu’à l’époque de mes propres études à Fribourg. Peut-être aussi sont-ils davantage en recherche des fondements essentiels de la foi chrétienne, avec un accent «existentiel» marqué. La génération actuelle est très consciente qu’aujourd’hui, être croyant, vivre et confesser sa foi, ne va vraiment plus du tout de soi. Non seulement les jeunes de cette génération n’ont plus idée d’une religion portée par la société ambiante, mais ils ont souvent appris à vivre avec de proches amis et des membres de leurs familles qui ne professent aucune croyance religieuse.

Je suis convaincu qu’il n’y a pas de véritable progrès sans la reprise du meilleur de la tradition

Pour ma part, je n’observe pas à Fribourg la zone de « turbulence » que vous évoquez. Mais je constate bien le défi: d’une part, proposer une théologie « confessante », c’est-à-dire une théologie qui confesse la foi et qui aide à la vivre ; d’autre part, une théologie qui « tient la route » face à la raison humaine et qui permet de vivre de manière ouverte dans le dialogue avec une culture où la religion devient insignifiante. Cela exige un réel effort d’intelligence. Et avant de donner des réponses, il est surtout nécessaire de saisir les questions qui se posent! C’est là que la pensée de saint Thomas d’Aquin est spécialement valable et stimulante: elle conjugue un sens très vif de la foi, une confiance profonde dans l’intelligence, et une rigoureuse attention prêtée à la nature et à la culture humaine.

Vous avez été appelé à faire partie de la Commission théologique Internationale. A votre avis, quel débat auquel vous avez pris part et quel document publié par cette Commission revêtent le plus d’intérêt et d’importance?

Je fais partie de cette Commission depuis 2004. Le document le plus important me semble être « À la recherche d’une éthique universelle: nouveaux regards sur la loi naturelle » (2009). C’est un document de grande valeur: je le trouve éclairant et très bien fait.

Mais ce sont les discussions sur « L’espérance du salut pour les enfants qui meurent sans baptême » (2007) qui m’ont peut-être le plus intéressé. Car, outre les enjeux pastoraux très directs, souvent dramatiques pour bien des parents, la réflexion théologique sur ce sujet réunit tous les principaux éléments de la foi: la volonté que Dieu a de sauver tous les hommes, l’œuvre du Christ et le don de l’Esprit-Saint, la grâce, la nature et le péché originel, la réalité historique du salut, la nécessité des sacrements, la collaboration humaine à l’agir salvifique de Dieu Trinité, la médiation de l’Eglise, la famille, la prière, la valeur de la vie humaine et son ouverture à Dieu. J’ai rarement été confronté à l’examen approfondi d’une question théologique aussi complexe.

Vous êtes né l’année même où s’ouvrait le concile Vatican II. Votre regard sur ce demi-siècle « ecclésial », ses ombres et ses lumières?

Je suis né entre la convocation et l’ouverture du concile Vatican II. Je n’ai pas connu l’ »avant-concile ». J’ai lu de nombreux « bilans » de ces 50 dernières années mais je suis réservé sur la possibilité de dresser un bilan global. En effet, l’assimilation du ressourcement et du progrès accomplis par Vatican II a connu des formes et des rythmes très variés dont l’évaluation demanderait une vue très vaste et davantage de recul. Au lieu de répéter tant de choses que l’on a déjà dites ou écrites sur les décennies passées, je propose plutôt de regarder en avant. Gaudium et spes a observé que notre humanité vit « un âge nouveau de son histoire, caractérisé par des changements profonds et rapides qui s’étendent peu à peu à l’ensemble du globe ». Et c’est encore mille fois plus vrai aujourd’hui qu’en 1962-1965!

Sans faire un inventaire des lieux, je suis convaincu qu’il n’y a pas de véritable progrès sans la reprise du meilleur de la tradition, une reprise qui se fait « par l’intérieur »: c’est seulement à cette condition que l’on avance, par approfondissement. On me permettra une anecdote. Récemment, lors d’un cours d’introduction à des débutants, un jeune homme m’a posé la question: « Mais quelle est cette encyclique “Vatican II” dont vous parlez depuis le début de ce cours? ». J’ai déposé mes notes puis, après une grande respiration, j’ai essayé de rappeler comment l’Eglise, au cours des temps, et en particulier par ses conciles, a répondu à sa vocation d’avancer dans l’explicitation de la foi face aux défis du moment, d’avancer dans l’annonce de la foi et dans la vie de la foi: et c’est un chemin qui se poursuit.

Votre promotion à la maîtrise en théologie est l’occasion pour notre Ordre de reconnaître vos mérites, vos travaux et vos recherches. En retour, quels conseils donneriez-vous à vos frères, aux plus jeunes en particulier?

Lorsque je rencontre un étudiant ou une étudiante qui vient me voir pour discuter le sujet de son projet de recherche (travail de master, de licence ou de doctorat), je donne parfois cette recommandation. (1) Choisissez un sujet qui vous passionne et qui soit assez profond pour soutenir sans érosion une étude prolongée, des jours et peut-être des nuits sur une longue période: allez aux grands mystères de la foi et de la vie chrétienne.

(2) Prenez un sujet capable de nourrir votre participation à la liturgie, votre prière et votre désir de communiquer la foi en prêtant attention aux questions d’autrui, pour entrer dans un rapport fécond avec ceux que vous rencontrerez.

(3) Portez votre attention sur les grands auteurs et les grands témoins du christianisme, les «maîtres» de la foi et de la vie chrétiennes, ceux qui nous enracinent dans l’attachement au Christ et qui affinent en nous le « sens » et le «goût» de Dieu.


Né en 1962, le frère Gilles est entré dans l’Ordre de saint Dominique à l’âge de 23 ans. Au terme de ses études théologiques de base à la Faculté de Théologie de Fribourg, il exerça pendant deux ans (1990-1992) un ministère de vicaire à la paroisse Saint Paul de Genève, desservie alors par les Dominicains. Il retourna au Couvent St. Hyacinthe de Fribourg – où il réside encore – pour entreprendre un doctorat en théologie, couronné par la publication de sa thèse:”La Trinité créatrice”. Une étude fouillée de 590 pages, consacrée à l’examen des relations entre Trinité et Création dans le Commentaire des Sentences de Thomas d’Aquin et de ses précurseurs Albert le Grand et Bonaventure.

Dès 1995, le frère Gilles Emery enseigne la théologie dogmatique à la Faculté de Théologie de l’Université de Fribourg. Deux ans plus tard, il deviendra professeur ordinaire, tout en poursuivant ses recherches. Le résultat sera la publication en 2004 d’un ouvrage intitulé: “La théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin”. Ses nombreuses publications, la qualité de son enseignement, la rigueur de sa recherche lui vaudront d’être appelé à participer à la Commission Théologique Internationale, à l’Académie européenne des sciences et des arts et au comité de rédaction de la Revue Thomiste.

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