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La santé est un concept en pleine transformation. Il y a un siècle encore, elle était définie comme une absence de maladie. En une formule poétique, Leriche la décrivait comme « la vie dans le silence des organes« . Le but des soins était de guérir. On visait une restitutio ad integrum du corps lésé: le retour à l’état de nature qui était censé précéder son atteinte par le processus pathologique. En retrouvant cet état, le malade reprenait sa place dans la cohorte des bien-portants.

La « grande santé » a disparu

Arrive le 20e siècle et ses révolutions technologiques. La médecine s’intéresse aux causes moléculaires des maladies. Une immense complexité s’ouvre à elle. Le pathologique n’est plus une notion univoque. S’impose une impossibilité de décrire un état de nature normatif: le milieu intervient toujours. On découvre que la déviance n’est pas un à-côté de la biologie mais son ressort intime. En même temps, on commence à mieux décrire et comprendre le déroulement des maladies. On peut les déceler avant leur manifestation, par imagerie ou examens de laboratoire, ou encore analyse génétique. Du coup, la médecine devient prédictive. De plus en plus.

Ce qui a une conséquence majeure. Plus personne n’est guéri ni en bonne santé. Chez n’importe qui existent des prémices de maladies ou des facteurs de risque. Pour ne rien arranger, la médecine moderne éclaire la personne avec quantité de savoirs autrefois tenus à distance. La santé apparaît comme une construction physique et psychique, mais aussi émotionnelle et sociale. Elle est fragile, multiple, nuancée, improbable. La «grande santé» telle qu’on la concevait au 18e siècle, a bel et bien disparu.

Sauf que, cette grande santé, l’humain moderne n’a pas la moindre envie d’en faire son deuil. C’est pourquoi, à mesure qu’elle s’estompait, la société l’a investie d’un rôle sacré. Elle est devenue la valeur refuge du désenchantement. C’est elle, et non le « salut » – dont ce fut le rôle millénaire – qui porte l’espoir d’une vie libérée des servitudes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la définition qui a exercé son magistère jusqu’à récemment, celle de l’OMS. Pour elle, la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité ». Formule incantatoire, cette définition s’est dès le début montrée irréaliste, impossible à mettre en action, incapable de servir de mesure. Qu’importe: durant les trente glorieuses d’une médecine qui ne doutait de rien et d’une époque qui n’avait que l’horizon du progrès pour limite, elle a rempli à merveille un rôle de phare symbolique.

Horizon troublé

Dès les années 90, cependant, l’horizon s’est troublé. Les « guerres » contre les pathologies se sont enlisées comme la plupart des guerres. Les contraintes économiques se sont insinuées partout. Le déclin de la définition de l’OMS était scellé. Si le spectre des maladies s’élargit, si la médicalisation de la vie semble s’étendre sans limite, c’est à cause de ce terme fâcheux de « complet« , contenu dans la définition de l’OMS. Sans compter que le dépistage des maladies rend inatteignable l’état de complétude qu’il signifie. Et que, la population mondiale vieillissant, les maladies chroniques deviennent la norme.

Des chercheurs prestigieux proposent une autre démarche. Non pas une définition, mais un «cadre conceptuel». Leur idée est que la santé ne peut se cerner que de façon «dynamique». Elle doit être fondée sur la résilience, c’est-à-dire la capacité à faire face à la difficulté, à maintenir et restaurer son intégrité, son équilibre et son sens du bien-être. Leur définition – car c’en est bien une, même s’ils s’en défendent – la voici: « la santé est la capacité de s’adapter et de se prendre en charge » face à des problèmes physiques, émotionnels et sociaux.

Fichtre! Il aura fallu près de cinquante ans pour que les spécialistes anglo-saxons redécouvrent, avec une fierté de pionniers, la pensée du grand Georges Canguilhem. Lequel écrivait dans Le normal et le pathologique: « La santé est une façon d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur de normes vitales ». Difficile de mieux décrire la résilience.

L’horizon de l’individu contemporain n’est pas la santé, mais la surhumanité.

Plaisante convergence, donc. Seul ennui: ce changement de paradigme, annoncé depuis longtemps, souhaité désormais par la plupart des praticiens et philosophes, n’a pas prise sur l’époque. Regardez la population. Où se trouve sa fascination? Comment construit-elle sa mythologie, quel est l’axe de son existence? La « capacité de s’adapter »? Non. Encore et toujours, la santé parfaite. Mais renouvelée à la lumière des pouvoirs technologiques, conçue comme un « zéro souffrance, prolongation de la vie et intensification de soi » pour reprendre les termes de Sloterdijk. Avant de s’adapter à la maladie, l’individu contemporain exige l’aide de la science de pointe. Mise à jour de son intime, transparence chiffrée, par l’intermédiaire du laboratoire ou de l’imagerie, de l’intérieur de son corps. Science capable d’éclairer ses processus les plus intimes. Davantage que de guérir, il souhaite que soit surveillée et maîtrisée sa biologie. Le but étant de contrer le vieillissement et d’amener le corps à plus que le corps, de stimuler le psychisme et d’imaginer un nouveau bien-être. L’horizon n’est pas la santé, mais la surhumanité. C’est à tout cela que nos contemporains pensent en évoquant la santé.

La maladie est une allure de la vie

Entre l’anthropologie et la technologie, il y a un lien intime. Les deux évoluent ensemble. La vision de nous-mêmes, mais aussi de notre milieu, de nos désirs, de ce que nous considérons comme la santé, se construit avec les outils de l’imagerie, la génétique, l’efficacité des prédictions et des traitements. Le milieu dans lequel nous tâchons d’imposer nos nouvelles normes n’a rien à voir avec celui des époques précédentes.

Le problème philosophique n’est pas que nous avons tort de viser une santé trop élevée, parce qu’il faudrait simplement réduire notre ambition, demander moins. Il est que l’adaptation représente une catégorie de pensée inadéquate. S’il n’y a pas de santé parfaite, c’est parce que la maladie est une autre « allure de la vie », comme disait Canguilhem. Elle impose de s’organiser une « autre vie, même au sens biologique de ce mot ». La santé fait plus que, à la manière de la résilience, se jouer de la norme: elle la surplombe.

Disons cela autrement. Il n’existe pas d’état de perfection, pas de vie sans contradictions ni conflits. D’une certaine façon, pour reprendre un mot de Michel Foucault, tout individu humain est un ratage. En tout cas une imperfection. Il est tissé d’erreurs, mais ces erreurs, c’est lui. Il peut – et c’est en cela qu’il exprime sa santé – imposer ce en quoi il est une erreur à son milieu (social et biologique). Et il peut le faire en s’appuyant sur les technologies les plus évoluées. « L’homme normal, écrit Canguilhem, c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques« .

C’est de l’imperfection que vient l’évolution, la possibilité de création de mondes humains, de vies sublimes, bref: la pleine santé. Alors que la santé parfaite s’ouvre sur un monde clos. Elle est une impasse que l’époque moderne, malvoyante et de petite santé collective, imagine mener à la lumière.

(Article repris en partie de la « Revue Médicale Suisse » 2011, 7:2376)

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Bertrand Kiefer, médecin et théologien suisse, est directeur de la « Revue Médicale Suisse » qui paraît à Genève.

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