Revue Sources

[print-me]

Lorsqu’on se demande ce qu’Edith Stein – dans et pour l’Eglise sainte Thérèse Bénédicte de la Croix – représente aujourd’hui, on est pris entre deux mouvements. D’abord celui de se dire que tout a tellement changé dans notre monde qu’elle n’est une voix et un exemple que pour un petit monde. Puis celui de distinguer entre ce qui, chez elle relève d’une vertu, d’une force de résistance, et ce qui, pour tout homme ou femme en souci de sa religion, a valeur de proposition, sinon d’exemple.

Tout a changé

Souvenons-nous des conditions dana lesquelles Edith Stein, jeune intellectuelle assoiffée de «strenge Wissenschaft», de philosophie comme science rigoureuse, put aborder ses études; d’abord à Breslau puis à Göttingen, mais se voyant refuser toute habilitation et ayant pour seul horizon professinnel un enseignement au Lycée. Aujourd’hui, l’université est largement ouverte aux femmes, étudiantes ou professeurs; seules comptent les compétences.

La phénoménologie n’est plus une ascèse qui ouvre sur une science universelle. Toutes les disciplines scientifiques sont soumises aux impératifs de la formalisation la plus rigoureuse et centrées sur les progrès des moyens de découverte. L’esprit est fait objet; les sciences cognitives ignorent nécessairement ces avancées de la «conscience» phénoménologiques de l’Einsicht à l’Einfühlung, de l’intuition à l’empathie.

L’œuvre et la vie d’Edith Stein sont des motifs et des modèles de résistance.

Le langage «fonctionne» mais n’est plus une tradition du sens – des choses, de la vie, de l’Etre.

La philosophie pratique est ramenée aux disciplines vagues d’un art de vivre, et joue un rôle tout juste comparable à ce que fut celui du stoïcisme – ou de son contraire, l’hédonisme – dans la société romaine tardive. La religion n’est plus un domaine à conquérir en l’explorant, mais une forteresse éboulée à définitivement raser.

La résistance

C’est dans cette situation que la pensée, l’œuvre et la vie d’Edith Stein sont des motifs et des modèles de résistance.

Lorsqu’elle emprunte à sainte Thérèse d’Avila la fameuse image du château de l’âme, elle reprend une métaphore duelle: d’une part il s’agit de l’espace de la plus haute intimité, et d’autre part d’une forteresse, c’est-à-dire d’une place forte, d’un centre de résistance.

Résiter à la facilité

Edith Stein choisit toujours la difficulté et tire du silence intérieur la force d’affronter, de s’engager dans l’incertain ou l’inconnu. Dans l’inconnu de la phénoménalité des choses selon Husserl; dans l’inconnu du réalisme ontologique de Thomas d’Aquin; dans l’inconnu des profondeurs de l’âme, puis de la foi chrétienne. De la découverte des affinités entre le moi augustinien, cartésien, et husserlien jusqu’au moment où l’analogie de l’Ego vient supplanter l’anallogie de l’être: voilà qui correspond au courage de s’aventurer, même à l’intérieur de l’Eglise, dans des allées peu fréquentées.

Résister au mal et aux modes

Proposer une pédagogie fondée sur une anthropollogie chrétienne, c’est-à-dire donner à l’éducation une assise à la fois spirituelle et philosophique, était un acte de résistance immédiate au moment où la pédagogie devenait l’affaire d’un Etat totalitaire, mais qui vaut aujourd’hui d’avertissement, dès lors que la pédagogie est soumise aux mille pressions de réformateurs désorientés et d’une société sans repères ni perspectives cohérentes.

Résister à la mollesse

Là encore, c’est l’éducatrice qui se profile en cherchant pour les jeunes filles et les femmes des modèles de fermeté dans la tempérance et de courage dans la simplicité. La vertu est alors une forme donnée à l’âme; un effort sur soi qui ne crispe pas mais tend une corde prête à vibrer.

Résister à la peur

Se refuser à ce que la peur a d’envahissant; ne pas se laisser terroriser par la peur. Telle fut la véritable force d’Edith Stein devant la police nazie et sur le chemin de la déportation. Mais il faut imaginer la préparation intérieure que cela impliquait, quelle force intérieure cela supposait. Une force qui est de la responsabilité de chacun.

Une profonde judaïté

Qui peut se sentir interpellé par Edith Stein en dehors de ce cadre rigoureusement éthique et personnel? Par Edith Stein, juive convertie au Christ par ses amis protestants, puis conduite à l’Eglise par l’Esprit saint? Quiconque est amené à se demander si se convertir à une autre religion signifie nécessairement s’arracher à tout ce que représente la religion que l’on quitte. Outre le fait que le judaïsme précède immédiatement l’Evangile du Christ, et que le judaïsme est loin d’être fait d’une seule pièce, il faut entrer dans la familiarité de la moniale d’Echt pour voir combien de trésors la chrétienne retient de son judaïsme d’origine et en retrouve le sens théologal. Le choix du Carmel n’est pas étranger à cette appartenance profonde.

La première souffrance qu’Edith Stein endura au nom de Jésus fut sans doute la peine profonde qu’elle faisait à sa mère, juive inébranlable, en devenant chrétienne. Elle ne faisait que préfigurer les peines qu’elle aura à endurer en tant que juive, et qu’elle acceptera comme sa Croix et son Golgotha. Cette judéité profonde d’Edith Stein, et tout ce qui s’y relie, montre que le christianisme peut absorber en les épurant des «croyances», des «relations», des «traditions» chargées de dispositions du cœur prêtes à découvrir dans le prolongement de leur ferveur les mystères du Dieu d’Amour.

Une place dans le dialogue interreligieux

Si Edith Stein a sa place dans le dialogue œcuménique, elle dont la marraine de baptême, Hedwig Conrad-Martius, était luthérienne, elle l’a aussi dans le grand dialogue interreligieux. Bien évidemment en qualité de juive. Mais la place de l’islam y est aujourd’hui marquée, comme celle d’un choix décisif entre la chute dans la Terreur qu’Editd Stein subit sous la forme des camps de concentration, et la soumission à la volonté d’Allah – le nom arabe de notre Dieu – à laquelle elle conforme toute sa vie, le sachant ou non, mais qu’elle assume tragiquement sous la forme d’un chemin de mépris et d’abjection

Résistance à la mondanité du monde, solidarité avec les intelligences méthodiquement ordonnées à la Vérité, empathie avec les esprits tournés vers l’Etre éternel: tels me semblent les traits décisifs qui maraquent à jamais le vrai visage d’Edith Stein.

[print-me]


Philibert Secrétan professeur émérite de philosophie de l’université de Fribourg s’est fait connaître par plusieurs ouvrages consacrés à la vie et aux écrits d’Edith Stein.

Article suivant