Revue Sources

Le concile Vatican II, lorsqu’il a voulu présenter la communauté chrétienne dans son identité fondamentale, a repris le thème du Peuple de Dieu[1]. Avant toute distinction en son sein, l’Eglise est d’abord l’assemblée de tous ceux qui, par le baptême, sont entrés dans l’alliance de Dieu. On retrouve ainsi la vision large de saint Paul chère aux Réformateurs: la qualité chrétienne fondamentale est celle de fils et donc de frères d’un même Père grâce au Fils. C’est cette perspective qui conduit à considérer l’existence de serviteurs dans la communauté, serviteurs de cette filiation divine. Dans l’optique de la réaction contre la Réforme, le catholicisme plaçait les ministres en premier, parce qu’ils étaient conçus différemment par Luther et par Calvin, mais avec le risque de laisser au second plan la qualité baptismale. Cela donnait une Eglise très hiérarchique. Vatican II remit la filiation reçue au baptême à la première place et situa par rapport à elle les ministres. 

Souvent dans l’histoire on peut observer ces mouvements de balanciers: face à une Eglise très hiérarchique, Luther voulut remettre la condition laïque à sa place première mais au risque de dévaloriser la vocation des ministres. En réponse, le catholicisme pendant environ trois siècles, a présenté une allure très cléricale comme un marqueur net face à la Réforme. Prenant conscience de la nécessité d’affiner les choses, Vatican II n’a pas voulu faire repartir le balancier dans l’autre sens mais a proposé une vision plus unifiée des choses. Pour cela, le concile, à peu près au milieu du chapitre consacré au Peuple de Dieu s’exprime ainsi:

«Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, bien qu’ils diffèrent par essence et pas seulement par degré, sont cependant ordonnés réciproquement; l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ.» (Lumen gentium 10)

C’est toujours par rapport au Christ qu’il faut comprendre la qualité sacerdotale chrétienne.

On aura remarqué que le langage conciliaire se fait ici très «technique»: il est question d’essence, de degré, d’ordination réciproque, de mode propre, de participation. C’est un vocabulaire issu de la tradition scolastique médiévale qui, en raison de sa précision, a été choisi pour éviter des confusions ou des à peu près. Car il s’agit, certes dans un contexte plus irénique qu’avant, d’exposer au mieux les choses, le sujet continuant d’être un point crucial du dialogue œcuménique avec nos frères protestants.

Petite exégèse conciliaire.

Le sujet du texte mentionné supra est le sacerdoce. Le mot peut être compris au sens large et au sens strict. Au sens large, il désigne celui qui donne le sacré (sacer – dare), que ce soit la Parole de Dieu, la grâce, les commandements… Au sens strict, il désigne celui qui offre le sacrifice, distingué de celui qui dit la Parole de Dieu – le prophète – et de celui qui commande au nom de Dieu, le roi[2]. Notre texte doit s’entendre au sens large.

En second lieu, le sacerdoce ainsi entendu n’est présent dans sa perfection qu’en un seul, le Christ. Le sacerdoce baptismal comme le sacerdoce des ministres est une participation au sacerdoce plénier du Christ. Il y a nécessairement moins dans celui qui participe (il «prend part») que dans celui qui est la source participée. Cette précision n’est pas sans importance: c’est toujours par rapport au Christ qu’il faut comprendre la qualité sacerdotale chrétienne. Les deux sacerdoces participés sont chacun une expression particulière et limitée d’une plénitude qui n’est que dans le Christ.

En troisième lieu, les deux sacerdoces participés sont en relation réciproque. Comme ils sont, chacun, «partiels», chacun appelle l’autre pour qu’ensemble la perfection sacerdotale du Christ soit manifestée. Il y aurait autant d’erreur à tout fonder sur un seul sacerdoce, que ce soit la condition baptismale ou ministérielle, car ce serait se priver à chaque fois de la plénitude qui est dans le Christ et qui n’est rendue présente que par la distinction et la relation des deux sacerdoces.

Deux sacerdoces différent par «essence»

En quatrième lieu, c’est le plus «technique», ces deux sacerdoces participés «diffèrent par essence et pas seulement par degré». Voyons d’un peu plus près.

Par essence: il s’agit dans les deux cas de deux authentiques sacerdoces – il n’y en a pas un qui serait réel et vrai, l’autre n’étant qu’une image (pieuse…) – c’est-à-dire de deux façons dont les choses sacrées sont données. Ces deux façons sont essentiellement différentes. Où est cette différence profonde? Elle tient dans le fait que le sacerdoce ministériel, pur service, transmet le sacré venant du Père dans le Christ et par l’Esprit.

La Tradition a exprimé ce mode d’activité par le terme d’instrument. Le ministre est dans les mains du Christ comme l’outil est dans les mains de l’artisan. Le sacerdoce baptismal transmet bien le sacré venant du Père par le Fils dans l’Esprit mais à partir de ce qu’il en vit effectivement. C’est dans la mesure des progrès de la sainteté personnelle du baptisé que celui-ci peut transmettre ce dont il vit. Autrement dit, les ministres sont configurés au Christ en tant que le Christ-homme transmet la vie divine à la façon d’un instrument; les baptisés sont configurés au Christ en tant que le Christ-homme, lui-même plein de grâce et de vérité (Jn 1,14), communique ce qu’il possède personnellement (Jn 1.16).

…et non seulement par degrés

Par le degré: c’est une seconde précision. Si les deux sacerdoces sont essentiellement distincts, cette différence ne les sépare pas comme si leur vocation était strictement parallèle. Au contraire, leur différence fonde leur concours; ils sont disposés dans une relation réciproque. On voit bien la relation ministre-laïc: par la prédication, la célébration des sacrements, la responsabilité de la communauté, le ministre transmet de la part de Dieu. La relation réciproque laïc-ministre permet aux baptisés d’apporter leur concours à l’évangélisation du monde, à la célébration des sacrements, à la responsabilité de la communauté sur la base de leurs charismes personnels et de la ferveur de leur vie chrétienne. Ce concours ne doit pas être sous-estimé; il est souvent décisif. Ainsi, les parents sont les premiers et décisifs prédicateurs pour leurs enfants; les laïcs sont les mieux placés pour évangéliser la société civile.

Contexte actuel

Ce que nous avons rappelé à partir de Lumen gentium 10 est la dogmatique fondamentale. Mais il faut bien voir que la façon dont est vécue ce donné de la foi peut varier selon les époques. Il est banal de dire que la façon dont on vivait ces données avant Vatican II était très «cléricale» au sens où le sacerdoce ministériel occupait toute la place. Le concile a explicitement voulu corriger cet excès.

Partons de la donnée suivante: on dit communément que le sacerdoce ministériel, en raison de ce qui lui est propre, possède un certain «pouvoir». C’est à bien comprendre, et pour cela il est bon de partir de la signification de ce mot parfois ambigu. En latin le verbe «possum» d’où vient le verbe et le substantif français pouvoir, signifie être capable de. Il indique une capacité d’agir. Par exemple, je suis avec mon ami devant la porte de ma maison; moi seul en ai la clef: je peux donc ouvrir, mon ami, non.

Nous avons-là la racine du pouvoir: une capacité. Il est important de commencer par là. Il n’y a, de soi, dans le mot, qu’il soit verbe ou substantif, aucune connotation négative d’oppression, de contrainte, ni même d’autorité. C’est simplement une capacité qui donne une possibilité. La première extension de sens, à partir de ce point de départ, est dans la continuité: avoir du pouvoir c’est posséder de l’efficacité. De là vient l’adjectif potens: celui qui peut, et par là le puissant, et potentia la puissance, l’autorité, et Dieu, évidemment, est omnipotens.

Service et autorité

Le vocabulaire est significatif: les autorités dans l’Eglise sont appelées ministres, ce qui signifie serviteurs. Il y a les ministres ordonnés (évêques, prêtres et diacres) et les ministres institués. Le nom propre de l’autorité ecclésiale n’est pas chef mais le contraire: celui qui obéit, le serviteur. Pourtant, les ministres exercent une vraie autorité et pour cela ont un réel pouvoir. N’y aurait-il pas contradiction dans les termes?

La pleine réalisation de ce qui précède est dans le Christ. Par sa résurrection, il a été constitué, dans son humanité, en pleine autorité sur le monde[3]. Dans la finale de l’Evangile selon S. Matthieu, il affirme nettement sa souveraineté: «Toute ’’exousia’’ m’a été donnée au ciel et sur la terre…» (Mt 28,18). Le mot exousia est formé de ek et de ousia; littéralement cela signifie: tout ce qui découle de mon être. C’est une revendication de plénitude personnelle que l’on traduit généralement par pouvoir. Il faut le comprendre dans la ligne du pouvoir-capacité. Mais tout au long de sa vie publique, le Christ s’est affirmé serviteur. Et c’est à cela que l’autorité dans l’Eglise participe: le service. Cela est bien caractérisé dans l’Evangile quand le Christ dità ceux qui deviendront ses apôtres : «Vous savez que les chefs des nations dominent en maîtres sur elles, et les grands exercent de haut le pouvoir sur elles (le mot ici est ‘’exousia’’); il n’en sera pas ainsi parmi vous; celui qui voudra être le plus grand sera votre serviteur.» (Mt. 20, 25-26). Les disciples n’ont pas une exousia mais un service: ils ne tirent pas d’eux-mêmes leur capacité, ils la reçoivent du Christ. Précisons un peu cette notion de serviteur.

Serviteur fait pour servir

Du point de vue biblique, la première génération chrétienne a appliqué cette appellation à l’humanité du Christ par rapport à Dieu (Ac 3, 13 et 26; 4, 27). Le Christ a désigné ses disciples comme des serviteurs (Jn 12, 26), et cette identité a été très consciemment assumée par eux (Rm 1,1; 1 Co 4,1; Ga 1, 10 etc.). Or il y a une réalité plus haute que le service dans l’identité chrétienne, c’est la qualité d’amiJe ne vous appelle plus serviteurs mais amis.» (Jn 15,15). C’est le bon accomplissement du service qui conduit à l’amitié (Lc 12, 37).

Le service donc. Dieu ne choisit pas des serviteurs pour être personnellement servis; il n’en a pas besoin. S’il choisit un serviteur c’est pour ceux à qui ce serviteur est envoyé. Ainsi en est-il de l’humanité du Christ: elle est envoyée à nous comme capable de nous révéler et de nous donner l’amour rédempteur de Dieu. Quelle est l’idée de «service»? C’est l’idée de sub-ordination, par opposition au maître, et cette subordination est double pour les ministres de l’Eglise: subordination à Dieu, cela va de soi, mais aussi subordination à l’égard des chrétiens. Ces deux subordinations ne sont cependant pas exactement les mêmes.

La subordination à Dieu n’est pas difficile à comprendre. Le ministre est une sorte d’intermédiaire qui doit donner aux hommes ce que Dieu leur destine (sa Parole, ses sacrements…). L’élaboration de cette donnée s’est faite à partir des Pères de l’Eglise par la notion d’instrument. Si l’on dégage cette notion de toute connotation matérielle ou mécanique (le ministre n’est pas un robot), on est en présence de ce que l’on appelle un instrument animé, humain, c’est-à-dire qui met en œuvre intelligence et volonté. Ce n’est pas un instrument inerte parce que le service sera marqué par la personnalité de l’intermédiaire (voir les différences entre le pape Benoît XVI et le pape François…): objectivité de ce qui est servi (la même foi) et subjectivité de la façon de transmettre.

Humilité et magnanimité

De là deux caractéristiques morales majeures de cette autorité avec sa capacité de transmettre, deux caractéristiques qu’on pourrait facilement opposer frontalement mais qui se trouvent ici très cohérentes: humilité (il transmet ce qui vient de plus haut que lui) et magnanimité (ce qui est transmis est très grand): c’est la «souplesse» humble de l’instrument dans les mains de l’artisan qui lui permet d’accomplir une œuvre qui le dépasse de toutes parts. Et c’est cela aussi qui permet d’apprécier l’exercice du pouvoir dans l’Eglise, de voir quand il dérape (le pape Alexandre VI Borgia ou le curé du coin) et quand il est pleinement lui-même (le curé d’Ars), et pour la plupart entre les deux…

Le maître reste le Christ, c’est dire que les autorités-servantes ne sont pas les maîtres des Chrétiens; c’est le Christ. Le Christ agit, non seulement par les ministres, mais aussi directement en donnant à tel chrétien tel charisme, en lui inspirant telle œuvre. Le service des ministres ici est de faire en sorte que cette nouveauté s’inscrive dans l’harmonie de toute la communauté (ministre chef d’orchestre). C’est typique pour la fondation des ordres religieux: cela vient toujours d’une initiative locale, pas des ministres.

Il ne faut pas nier que les modèles socio-culturels d’une époque peuvent avoir une véritable influence sur l’exercice concret du ministère dans l’Eglise. Le XIIIè s., siècle des villes franches, des communes libres, a vu la naissance dans l’Eglise des Ordres religieux «démocratiques»; la monarchie absolue a été un modèle d’autorité hiérarchique laissant peu de place aux laïcs; l’époque moderne démocratique a favorisé la reconnaissance d’une place plus juste et plus grande des laïcs dans l’Eglise. Quels que soient ces modèles, il faut toujours en revenir à la notion et à la réalité du service.

En guise de conclusion

La distinction pour la relation des deux sacerdoces demande que notre compréhension de la Révélation soit capable de saisir à la fois une unité profonde et une diversité également profonde. Notre époque est portée parfois à séparer ce qui s’achève en général par opposer. Or si le pied n’est pas la main (1 Co 12,15), il devrait être clair qu’il faut les deux, et les deux en relation, chacun effectuant son acte propre en relation avec l’autre. Le fruit de cela n’est pas seulement l’efficacité – chacun à sa place comme les membres de l’équipage d’un bateau – c’est la paix dans la foi opérant par la charité; rien de moins! (Ga 5,6).


Le frère dominicain Benoît-Dominique de La Sougeole est professeur de théologie dogmatique à la Faculté de Théologie de l’Université de Fribourg.

[1] Vatican II, Constitution Lumen gentium, ch.2.
[2] Prêtre, prophète et roi sont les trois qualités de la grâce du Christ à laquelle nous participons.
[3] C’est la théologie du Christ-Roi.

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