Revue Sources

L’expérience du doute dans ma vie de croyant a été paradoxalement toujours assez positive. C’est pourquoi j’ai osé faire l’éloge du doute devant le Conseil d’État de Fribourg en l’année de la foi 2012. Le texte, Plaidoyer pour un doute, a déjà été publié dans cette revue en 2013.

Une force qui dérange et m’ouvre à la rencontre. Le doute est une aide précieuse pour ma conscience, une force dérangeante mais vivifiante pour toute ma vie intérieure. Je parle du doute qui, me révélant mes incertitudes, m’oblige à aller voir ce qu’il en est. En effet l’intelligence ne peut se reposer sans certitude. Penser, chercher le vrai, c’est chasser mes incertitudes en allant vérifier ce que je mets encore en doute.

Bien sûr cela suppose de combattre ma mauvaise foi qui cache, sous l’ombre du doute, mes conclusions hâtives: celles émises sans certitude. Prenons un exemple. Si je ne suis pas certain d’avoir fermé le gaz en partant, ai-je le droit, dans le doute, d’évacuer simplement cette question? La mauvaise foi abuse du doute au lieu d’éliminer l’incertitude. Elle l’empêche de faire son travail: mettre au jour mon besoin de certitude qui me pousse à vérifier, à aller voir pour expérimenter, pour rencontrer. La rencontre avec un témoin crédible permettra en effet à mon cœur de se reposer malgré l’inévidence du fait. Je téléphone donc à mon voisin. Lui-même a plutôt intérêt à ce que la manette du gaz soit bien positionnée! La confiance en lui me permettra comme de voir par ses yeux. Le doute pousse donc mon intelligence à ne se reposer que dans le vrai. Sans lui elle s’assoupit dans le vide. Remarquez que le doute m’aura permis en plus de faire l’expérience d’une relation. Être en paix ne se peut sans les autres, c’est vivre et penser en lien avec les autres.

Quant à la foi en Dieu, le doute réveille mon besoin d’une présence. Idées ou discours sur Dieu n’offrant vite plus aucun repos, le doute réclame que je me débarrasse de tout ce que j’ai accumulé intérieurement entre Dieu et moi. Vaste chantier qui exige le silence, cet ami indispensable de la vérité et de la paix, ami devenu si rare. Lui seul permet de laisser monter lentement en moi la voix immense et douce de Dieu. Avec elle, je peux aussi entendre celle de cette foule de témoins qui nous entourent (cf. Heb 12, 1). Car ils sont nombreux les témoins de la Source incompréhensiblement généreuse, innombrables même mais humbles et discrets comme Celui dont ils témoignent. En revanche celui qui évite le silence pour ne pas affronter ses doutes se sent cruellement seul et aucune de ses multiples connexions ne pourra lui apporter la consolation que son cœur attend.

Un devoir du soupçon et la crédibilité de l’Église?

Il existe un lien profond entre la foi en Dieu et la confiance dans la communauté des témoins. C’est pourquoi, partant de mon expérience de père abbé, j’ajouterai un petit complément à cette réflexion au sujet de ce doute particulier que l’on nomme le soupçon. Saint Benoît, dans le chapitre 64 de sa Règle, l’institution de l’abbé – un des joyaux de la sagesse chrétienne –, indique comment l’abbé doit se comporter et précise (v.16): Qu’il ne soit ni turbulent, ni inquiet; qu’il ne soit ni excessif, ni opiniâtre; qu’il ne soit ni jaloux, ni trop soupçonneux; sinon, il n’aura jamais de repos.

Ce «pas trop soupçonneux» me donne souvent à penser. Benoît n’aurait-il pas dû dire que l’abbé ne doit pas être soupçonneux du tout? Quelle part faire aux soupçons dans une vie communautaire cloîtrée, dans une équipe de travail ou dans une famille? Ne faudrait-il pas bannir à jamais la méfiance et les suspicions pour privilégier la confiance mutuelle, une bonne ambiance de collaboration ou pour nourrir l’harmonie familiale? Qui aimerait avoir un chef ou un père soupçonneux, ne serait-ce qu’un peu?

En réalité Benoît n’est pas naïf. Il sait bien que l’homme est capable du pire. Nombreux sont les chapitres de la Règle qui décrivent la possible catastrophe dans telle ou telle situation. Certains pourraient en être horrifiés. D’autres en sont réconfortés. Les conseils de Benoît accompagnent les communautés quelle que soit la tempête qu’elles traversent. Et rares sont les pères abbés qui ne peuvent encore se rassurer en constatant que leur communauté n’est pas pire que celle du grand patriarche d’occident.

Effectivement nous sommes capables du pire puisque Dieu nous a fait capables du meilleur, c’est-à-dire libres. Saint Benoît demande à l’abbé d’accompagner chaque frère sur le long chemin de sa liberté. Et sur ce chemin, même le meilleur tombera. Le si intègre roi David, emporté par sa passion pour Bethsabée, est devenu en un instant un roi corrompu bien pire que Saül, allant jusqu’à abuser de l’intégrité d’Ourias pour le faire périr au combat (cf. 2 Sm 11). Et faut-il nommer ces grands noms du renouveau spirituel postconciliaire qui ont guidé des générations entières? Presque déjà canonisés de leur vivant, ils se sont révélés tragiquement défaillants, pour en rester à un euphémisme. Même le meilleur tombera; le saint étant celui qui se relève le plus vite.

Ce ne sont donc pas des loups que le Seigneur envoie au milieu des brebis. Pourtant saint Benoît semble prévoir comme un risque normal le fait que la brebis se change un jour en loup. Cependant, tempère-t-il, ne soyez pas non plus trop soupçonneux! Certes, mais comment blâmer ces baptisés scandalisés dans leur foi – ou pire encore – par des pasteurs devenus abuseurs? Force est de comprendre leur doute. Et nous, combien de fois avons-nous évacué un doute sur l’intégrité d’une personne que tous vénéraient? Combien de victimes se sont vues refuser une écoute pour qu’aucun doute ne vienne abîmer nos belles icônes déjà nimbées d’encens?

Que faire alors? Vivre dans le soupçon? Non. Au contraire: laisser le doute m’emmener sur le chemin du vrai qui est toujours celui de la rencontre. Si un frère éveille mon soupçon, je ne peux m’endormir sans lui avoir parlé, sans l’avoir rencontré. Vivre en communauté c’est-à-dire vivre en communion, c’est nourrir et servir la confiance mutuelle. C’est donc ne pas supporter longtemps ces doutes qui m’empêchent de laisser mon cœur se reposer dans la bienveillance de mon frère. La rencontre ne révèlera souvent qu’un simple et si fréquent problème de communication, mais parfois aussi, c’est bien une brebis en errance qu’elle permettra de découvrir.

Et pourquoi ne pas le dire aussi puisque saint Benoît le prévoit d’emblée (cf. RB 64, 3-6)? En tant que père abbé, j’espère que l’on ne me laissera pas trop longtemps errer, si – à Dieu ne plaise – ne sachant me relever vite de mes chutes je devenais «complice de mes vices». Ce lien entre la foi en Dieu et la confiance dans la communauté des témoins est grave. Notre Règle souligne que nous en sommes tous responsables sans quoi l’Église perd son statut de communauté de croyants. Si un soupçon apparaît alors il ne s’agit ni de le faire taire ni de le faire bavarder mais d’aller vérifier ce qu’il en est puisque rien ne peut reposer sur ce qui n’est qu’un doute, ni notre cœur, ni nos actions, ni nos discours. Une brebis qui commence à errer peut devenir si sauvage que sa transformation en loup est probable. Pourra-t-on l’accuser, elle seule, si tant de signes n’ont pas pu réveiller nos doutes sur le drame qui se jouait? Le père abbé comme n’importe quel pasteur – c’est-à-dire n’importe quel chrétien – doit savoir que de son doute dépend peut-être le relèvement de son frère, et de ce relèvement dépend aussi la foi de ceux qui ont besoin de la crédibilité de l’Église. Autrement dit notre crédulité a déjà trop abîmé la crédibilité du témoignage chrétien et donc suscité le doute chez nos contemporains.

La conversion du doute

J’insiste par conséquent pour souligner la finesse de saint Benoît conseillant de n’être pas trop soupçonneux. D’ailleurs, il ne prétend pas qu’il faille laisser le champ libre à notre regard accusateur. Adam a réussi à soupçonner même son Créateur sous l’influence du serpent. S’il n’avait pas laissé planer le doute pour conclure sans certitude, il aurait eu le courage d’aller à la rencontre de Dieu pour le questionner sur cette prétendue jalousie et sur ces menaces de mort. Mais il a eu peur, c’est-à-dire qu’il a laissé l’accusation structurer toute son existence. Il s’agit maintenant de nous méfier d’abord de ces peurs et de ces inquiétudes qui nous habitent. C’est pourquoi nos soupçons doivent se porter en tout premier lieu sur nos propres pensées. En allant à leur rencontre, nous découvrirons facilement qu’elles ne sont la plupart du temps que des conclusions abusives. Il faut donc, en somme, soupçonner nos propres soupçons et douter de nos doutes!

Enfants d’Adam, nous avons à transformer la structure intérieure de nos pensées. On nomme cela la conversion. Elle est ce renouvellement de notre jugement (Rm 12, 2), ce retournement intime vers la Source infinie de bonté qui nous porte. Nous capturons toute pensée pour l’amener à obéir au Christ, dit encore saint Paul (2 Co 10, 5). Aucune question, aucune peur, aucune inquiétude, aucune conclusion ne doit plus errer seule sans s’être replongée en cette présence. Alors, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une foule de doutes peut continuer de nous habiter. Qu’importe en effet mille incertitudes si la puissance de l’amour continue de battre en nos veines? Cette unique certitude donne tant de paix (cf. Ph 4,7) que tout le reste peut demeurer sans conclusion, ni hâtive ni donc abusive. Cela nous laisse devant moult questions ouvertes, certes, mais c’est ainsi que la vraie foi chasse progressivement les couches successives de notre mauvaise foi.

Cette certitude que Dieu nous aime malgré tout, saint Paul explique qu’il la puise dans un double témoignage qui n’est qu’une seule et même expérience: celle de l’amour du Christ (cf. Rm 8, 35-39), le témoin fidèle du Père et celle de l’attestation intérieure de l’Esprit Paraclet qui nous pousse à invoquer Dieu en lui disant «Abba-Père» (cf. Rm 8, 15-16). Autrement dit, il nous est donné de pénétrer le mystère même de la Trinité. La perspective change alors car en participant à sa vie intime, c’est dans le questionnement même de Dieu que nous pouvons entrer. Car Dieu a des questions: «Adam où es-tu?» (cf. Gn 3,9). Il interroge Adam pour ne pas laisser le doute planer plus longtemps. Bien vite Dieu cherche donc la rencontre car il sait bien, lui, que si Adam a été capable du pire, c’est parce qu’il est aussi capable du meilleur. De cela Dieu n’en a aucun doute.


Le frère Marc de Pothuau est Père Abbé du monastère cistercien d’Hauterive, près de Fribourg en Suisse.

Mais le Doute à deux faces comme tout ce qui qui dérange notre vie comme les échecs, les insultes, les abaissements, les malades, la dépression etc. Ou cela enfonce ou cela élève. Si je n’avais pas d’épreuves ma vie serait éteinte. Bonne journée.


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