Revue Sources

Le concile Vatican II, même après 50 ans, est considéré comme un moment clé de la reconnaissance de la mission des laïcs dans l’Église et dans le monde. Les deux grandes Constitutions Lumen gentium et Gaudium et spes ont renouvelé la réflexion théologique et pastorale sur la place qu’ils y tiennent du fait de leur baptême. Le Concile a aussi libéré des initiatives, signes de ce renouveau–même s’il faut rappeler que le mouvement avait commencé bien avant–renouveau, aux aspects divers, parfois un peu anarchiques, et qui se déploie encore aujourd’hui.

Le format de cet article ne permet pas de rendre compte de toute la complexité de la question de la place des laïcs dans l’Église ni de la grande diversité de ses aspects dans le temps comme dans l’espace. Aussi focaliserons-nous notre regard sur la manière dont elle a été vécue, perçue et pensée dans le contexte large que nous venons d’évoquer au sein de l’Ordre des Prêcheurs où les laïcs ont une place depuis les origines et, plus particulièrement, dans la sphère occidentale et même française.

L’avènement du couple: clerc – laïc

Partir de Vatican II comme moment important n’est pas en faire le point zéro d’une histoire qui a commencé il y a plus de 2000 ans et trouve sa source dans l’Évangile lui-même et dans la vie des premières communautés chrétiennes. Le Christ s’adresse à tous les hommes et femmes de son temps et, s’il en choisit quelques-uns pour fonder son Église, c’est l’ensemble de ceux qui croient en lui qui sont envoyés proclamer la Bonne Nouvelle du salut et appelés à vivre de sa vie. On ne distingue pas à cette époque, ni dans les premiers temps de l’Église, entre clercs et laïcs, le peuple de Dieu étant, comme le rappellera Vatican II, toute la communauté des croyants, où chacun est appelé à être «prêtre, prophète et roi». Toutefois dans les Actes des Apôtres et les lettres de Paul on voit apparaître la notion de charismes, grâces particulières accordées à certains pour l’édification de tout le corps. Simultanément, se déploient des catégories telles que tous/quelques-uns, troupeau/pasteurs, etc. Mais tous sont appelés «frères» et ce n’est que plus tard qu’apparaîtront des catégories institutionnelles.

Le mot «laïc» est utilisé pour la première fois par Clément de Rome à la fin du 1er siècle. Son usage se développera par la suite pour définir un type de ministère que les laïcs ne possèdent pas, mais dans un contexte où ils participent activement à la vie de l’Église, dans un rôle subordonné au ministère des évêques et des prêtres, mais actif jusque dans les décisions. C’est à partir du moment où l’Église reçoit un statut dans le droit public de l’Empire (IVe) que sa structure, et avec elle la place des laïcs, se transforme. En même temps le développement du monachisme, phénomène à l’origine plus laïc que clérical, absorbe pour de longs siècles l’aspect charismatique du laïcat. Il contribuera à une certaine dépréciation de la vie laïque, la vie monastique tendant à devenir fuite du monde plutôt que plénitude d’incarnation. La condition de laïc et celle du mariage deviennent une concession à la faiblesse humaine.

Ceci va caractériser en grande partie la chrétienté médiévale, tandis que parallèlement la réforme grégorienne (XIe siècle) renforce le pouvoir de la hiérarchie face au pouvoir laïc. Une division entre un ordre de clercs et un ordre de laïcs tend à s’imposer, l’Église ayant de plus en plus tendance à s’identifier elle-même à l’état ecclésiastique.

Les laïcs du XIII ème siècle

Cela n’a pas empêché des expressions très positives de la condition laïque et d’une spiritualité propre, marquées en particulier par une volonté de pauvreté et de radicalisme évangélique (XIe et XIIIe siècle), dont on trouve de nombreuses expressions dans les différents mouvements de pénitents et autres confréries. Ils appellent à un retour aux idéaux de l’Église primitive auxquels une bonne partie du clergé est alors loin d’être fidèle, non sans quelques débordements hérétiques. C’est dans ce contexte que naissent aussi les ordres mendiants, franciscains et dominicains, qui sont appelés à combattre ces hérésies en répondant eux-mêmes à ces idéaux. Ils attirent dans leur sillage beaucoup d’hommes et de femmes qui, sans embrasser la vie religieuse, aspirent à la «vita apostolica» qu’ils promeuvent et sont prêts à y engager leur vie.

Le laïcat et les Prêcheurs

Lorsque naît l’Ordre des Prêcheurs, les laïcs sont bien sûr les destinataires de la prédication des frères dont la mission est tout à la fois la lutte contre l’hérésie, verbo et exemplo et l’appel à vivre au monde l’idéal évangélique. Cette prédication répond aux attentes de nombreux hommes et femmes qui vont constituer, dans le sillage des frères prêcheurs, une sorte de nébuleuse très composite et peu régulée. Puis selon un processus assez complexe, va émerger un mouvement de laïcs, présent dès l’époque de saint Dominique mais qu’il n’a pas fondé, que l’on connaît sous le nom de l’«Ordre de la pénitence de Saint Dominique» puis de «tiers-ordre». Peu à peu les maîtres de l’Ordre vont lui donner un cadre institutionnel avec une règle.

Si pour les laïcs attachés à l’Ordre des Franciscains cette règle a effectivement existé dès le XIIIe siècle, il semble que pour ceux de l’Ordre des prêcheurs, elle ne s’impose qu’à partir du début du XVe siècle, dans le contexte de la canonisation de Catherine de Sienne. Sous le nom de «Règle de Muño de Zamora», ce statut va ensuite régir jusqu’au XXe siècle cette branche «paradoxale» (M.H. Vicaire) qu’est le «tiers-ordre» dominicain au sein d’un ordre essentiellement clérical. C’est en son sein que, parallèlement à tout le mouvement de prise de conscience de la vocation propre du laïcat, va se chercher un mode de vie et une spiritualité propre à un laïcat soucieux de prendre sa part de la mission de prédication qui est celle de tout l’Ordre. Catherine de Sienne, femme, laïque et dominicaine, proclamée docteur de l’Église par le pape Paul VI en 1970, est l’une des expressions les plus fortes de l’existence dans l’Ordre d’une prédication laïque.

Des religieuses «tertiaires»!

Ce mouvement s’est très rapidement étendu en Italie, Allemagne et ailleurs dans le monde, dans le sillage du développement de l’Ordre. Il existe mais n’est pas très facile à connaître en France, faute de sources et peut-être de visibilité jusqu’au XVIe siècle. Mais il faut aussi noter qu’il évolue fréquemment vers des formes de vie religieuses.

En effet, et cela ne concerne pas seulement les dominicains, lorsque des laïcs, et surtout des femmes, s’associent au sein de tiers-ordres, pour mieux répondre aux exigences de leur vocation apostolique auprès des enfants, des malades, des pauvres, etc., la tendance est de les organiser au sein de congrégations religieuses, jusqu’à en exiger parfois la stricte clôture. Ce mouvement de régularisation des tertiaires aboutit à quelques belles fondations durables du tiers-ordre régulier mais aussi un peu plus tardivement de congrégations de sœurs apostoliques et cela jusqu’au XXe siècle. Ce phénomène est sans doute le signe de la fécondité du tiers-ordre mais il en contrarie quelque peu la dimension laïque.

La laïcat dominicain et la Révolution

En France, la réforme du frère Sébastien Michaelis à la fin du XVIe siècle remet pourtant l’accent, dans le règlement qu’il donne au tiers-ordre en 1599, sur la présence dans la société par «les œuvres de charité et miséricorde envers le prochain». Cette réforme induit un état mixte, contemplatif et actif, en lien avec sa mission apostolique au service des plus démunis. Elle ouvre pour le tiers ordre dominicain en France une période florissante qui va sans doute permettre sa survivance dans la tourmente révolutionnaire, tandis que les autres branches de l’Ordre ont pratiquement disparu du territoire. En l’absence des frères ce sont des prêtres diocésains qui soutiennent ces groupes, discrets sans doute, mais actifs, en lien avec le maître de l’Ordre à Rome.

Ozanam, Maritain, Maurice Denis….

Après la restauration de l’Ordre par Lacordaire ses compagnons auront parfois quelques difficultés à accepter de reconnaître l’authenticité de ces groupes. Lacordaire lui-même «refonde» le tiers-ordre en créant une fraternité à Paris, dès janvier 1844. Ce faisant, il invite ses membres à être des «moines qui vivent dans le monde». L’expression, non dénuée toutefois d’ambiguïté, est un appel à vivre dans la société une vie à la fois contemplative et active. Un nouvel élan est donné qui verra encore une fois la fécondité du tiers-ordre se traduire dans la fondation de nouvelles congrégations, non monastiques et soucieuses de vivre la foi au cœur du monde. mais aussi qui fait émerger quelques personnalités de laïcs dominicains issus du monde universitaire, artistique, littéraire, engagés dans la vie sociale et politique, etc. Connus ou anonymes, ils se nourrissent de la sève dominicaine, dans la prière, l’étude et la vie fraternelle et donnent un sens spirituel et apostolique très fort à leur «profession» dans le tiers-ordre. Ils font partie de ces hommes et femmes, chrétiens, qui depuis le début du XIXe siècle, dans une Église très hiérarchique et au discours très clérical, sont conscients des exigences de leur baptême et, accompagnés de prêtres ou de religieux, s’engagent, au service de leurs frères dans le mouvement intellectuel, social ou politique. On peut citer Frédéric Ozanam, Pauline Jaricot ou Jacques Maritain mais aussi le peintre Maurice Denis. L’Église a reconnu la sainteté de vie de certains d’entre eux comme l’Italien, Pier Giorgio Frassati, béatifié en 1990. Le témoignage de vie, les initiatives et les recherches de ces laïcs ont contribué à donner plus de consistance à la vie apostolique des chrétiens dans le monde. Elles sont sous-jacentes à l’invention de nouvelles formes d’engagements et d’organisation des chrétiens, parmi lesquelles l’Action catholique qui sera au milieu du XXe siècle, en France, la forme d’engagement privilégiée. Ces recherches traversent aussi l’Ordre, non sans difficultés et tensions. Des dominicains, comme le frère Yves Congar, qui publiera en 1954 Jalons pour une théologie du laïcat et dont les travaux auront un impact important au concile Vatican II, participent de ce mouvement.

Tensions et dissonances

Au sein du tiers-ordre dominicain des tensions assez vives apparaissent entre ceux qui pensent que le tiers-ordre n’est plus adapté au monde de ce temps et ceux qui craignent une remise en cause qui ébranle sa vocation spécifique. Tous les débats qui concernent le rôle, la place et la mission des laïcs pénètrent en son sein et se poursuivent jusqu’à aujourd’hui, malgré des évolutions importantes. La première remise en cause a été celle de la règle qui sera quatre fois modifiée entre 1923 et 1985 et qui finira par intégrer, non sans mal, les avancées de Vatican II.

Mais les difficultés viennent surtout de la manière de vivre la vocation apostolique. Celle-ci intègre la nécessité de vivre au monde en s’appuyant sur une vie spirituelle forte, tandis que dans l’Église c’est le modèle de l’Action catholique spécialisée qui tend à s’imposer. Or le modèle du tiers-ordre, même devenu «fraternités laïques dominicaines», avec ses dévotions, ses pratiques, ses références, son vocabulaire, calqués les uns et les autres sur la vie religieuse–et même s’il n’est pas exclusif d’une véritable vie apostolique et d’un engagement dans la vie du monde–est peu compatible avec les méthodes de l’Action catholique, son «Voir, Juger Agir», son concept d’enfouissement, son organisation par milieux sociaux. Les appels du maître de l’Ordre, dans les années 30, à ne pas se contenter de recevoir des frères une vie spirituelle forte mais à répondre par des actes à la vocation d’apôtres, tout en donnant également plus de place à l’étude, ont alors quelques difficultés à s’incarner dans l’institution telle qu’elle subsiste.

100 % laïc!

L’une des questions récurrentes et qui traversera la période conciliaire est celle de la possibilité de laïcs dominicains «100% laïcs», membres à part entière d’un ordre religieux, participant de sa vocation propre en s’appuyant sur une manière proprement dominicaine de réaliser le couple sacerdoce/laïcat (Yves Congar). Comment y prendre en compte la nécessaire autonomie du laïcat, dans une complémentarité tout aussi nécessaire au service de la mission?

A la veille de leur prochain congrès international, qui se tiendra en octobre 2018 à Fatima, le frère Bruno Cadoré, maître de l’Ordre, appelle les laïcs de l’Ordre des Prêcheurs à davantage de «créativité apostolique qui intègre réellement la participation spécifique des laïcs de l’Ordre […pour] mieux servir le monde et l’Église par la prédication», sans nombrilisme ni crispation, en gardant «comme horizon premier […] les défis de l’évangélisation» (25 janvier 2018).

L’enjeu est celui du partenariat dans le respect des états de vie et vocations particulières qui oblige à penser à frais nouveaux la relation clercs/laïcs, au service de l’Évangile. Les réponses ne sont pas les mêmes dans les mouvements de laïcs appartenant à un Ordre religieux bénéficiant d’une longue tradition que dans les communautés nouvelles nées après Vatican II et qui ont un autre héritage. Elles sont, cependant, les unes et les autres, l’expression de la fécondité des engagements de chrétiens dans l’Église et le monde d’aujourd’hui.

Catherine Masson est maître de conférences à la Faculté libre de sciences humaines à Lille. Elle a écrit de nombreux ouvrages. En particulier«Le cardinal Liénart, évêque deLille1928-1968»(Cerf, 2001), «Les laïcs dans le souffle du Concile»(Cerf, 2007) « Des laïcs chez les prêcheurs»(Cerf, 2016). Elle est responsable provinciale des Fraternités laïques dominicaines de France,


Bibliographie

-Les laïcs au souffle du concile, éd. du Cerf, Paris 2007, 348 p.

Des laïcs chez les prêcheurs. De l’ordre de la pénitence aux fraternités laïques une histoire du tiers-ordre dominicain. Editions du Cerf. CollectionHistoire. 304 pages – juin 2016

A noter aussi:«Au cœur du monde. Témoignages de laïcs dominicains», avec Fabrice Espinasse et Jacques Tyrol, Coll. Patrimoines, Cerf, 104 p.

On pourra consulter aussi:

Jean-Bernard Dousse OP et Bernard Hodel OP: Les fraternités laïques et la mission de l’Ordre des Prêcheurs. Les textes officiels de l’Ordre de 1946 à 1998, ed.du Cerf, Paris 2000. (NDLR)

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