Revue Sources

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On décrit souvent de manière caricaturale la médecine médiévale occidentale. Il faut reconnaître que cette caricature a un fond de vérité. Par contre, ceux qui attribuent à l’Eglise du Moyen Âge une volonté délibérée de s’opposer au progrès médical font fi d’une réalité beaucoup plus complexe. Sont carrément dans l’erreur ceux qui attribuent à cette médecine un fondement biblique et ceux qui affirment que, pour des raisons religieuses, les érudits de l’époque ont voulu passer sous silence les avancés des anciens.

L’héritage antique

Au contraire, presque tous les traités médicaux médiévaux se déclarent explicitement héritiers d’auteurs de l’Antiquité, païens pour la plupart, et les moines n’ont aucune réticence à les retranscrire. On retrouve ainsi principalement des références au médecin grec Galien, mais aussi d’autres textes attribués à tort ou à raison à Hippocrate. Mais il est vrai qu’à cette époque bon nombre d’écrits médicaux de l’Antiquité sont incomplets ou mal traduits. Au contraire de ceux qui ont été retrouvés par les Arabes. Il y a bien un obstacle au progrès de la médecine au Moyen Âge, mais il tient plutôt à un conservatisme ambiant et à un refus de procéder à une expérimentation qui remettrait en cause les acquis de l’Antiquité.

Un autre problème de taille: la longue interdiction de disséquer des cadavres humains. Mais celle-ci est autant le fait du droit romain que celui de l’Eglise. Cependant, les premières dissections de suppliciés sont attestées à Salerne dès le 9ème siècle. Il est vrai que le pape Sixte IV, couronné en 1471, sera le premier pape à recommander la dissection de cadavres afin de favoriser les progrès de la médecine. Mais avant cette recommandation, il y eut bel et bien de très nombreuses permissions. Or, aucune d’elle aboutit à une contestation de l’anatomie proposée par Galien. Ce n’est qu’au 16ème siècle qu’André Vésale y démontrera plus de 200 erreurs.

Une santé en équilibre

Durant la première partie du Moyen Âge, et même au-delà, la médecine est fondée sur des conceptions tout à fait analogues à celles de l’Antiquité. Elles reposent sur l’idée selon laquelle le corps est gouverné par quatre humeurs, elles-mêmes reliées aux quatre éléments, aux quatre saisons et aux quatre âges de la vie, selon les deux couples chaud / froid et sec / humide:

  • Chaud – humide:
    air – sang – printemps – enfance
  • Chaud – sec:
    feu – bile rouge – été – jeunesse
  • Froid – sec:
    terre – bile noire – automne – âge mûr
  • Froid – humide:
    eau – flegme – hiver – vieillesse

Le corps en bonne santé est alors celui dans lequel ces humeurs sont en équilibre. Mais en raison même des rapports avec les saisons et les âges de la vie, le déséquilibre se produit constamment. Prenons un exemple: chez une personne d’âge mûre, la bile noire domine, et l’effet en est renforcé chaque automne, ce qui signifie une augmentation du déséquilibre. Par ailleurs, une humeur peut se trouver particulièrement dominante dans tel ou tel individu, indépendamment de tout cycle. La maladie venant le plus souvent d’un dérèglement dans les humeurs, pour ne pas être malade il faut donc prendre garde avant tout à conserver cet équilibre, rendu d’autant plus précaire que la suite des saisons et celle des âges de la vie contribuent à le perturber. La médecine préventive consistera donc à veiller à ne pas augmenter encore les inégalités d’humeurs, et, dans la mesure du possible, à les atténuer. Ainsi mangera-t-on de la nourriture parfumée et très relevée à la saison du « sang » (printemps) pour en compenser la douceur.

Prévention et pratiques

Si on peut reconnaître à cette conception une certaine logique et admettre que certaines de ses conséquences pourraient être confirmées d’un point de vue empirique, il faut souligner qu’elle conduit parfois à des règles d’hygiène très différentes de celles que l’on connaît aujourd’hui. Ainsi, durant l’hiver et la vieillesse, lorsque le flegme – c’est-à-dire l’eau – est à son apogée, il faudra éviter d’augmenter l’importance de cette humeur dans le corps et donc éviter absolument de se laver! Mais le reste de l’année, le flegme étant dominé, l’usage du bain est recommandé. Le Moyen Âge n’est pas opposé à la propreté, contrairement à ce que l’on a pu lire. Ce n’est qu’à la période de la Renaissance que l’on évitera de faire sa toilette avec de l’eau et que les ablutions seront remplacées par l’usage de parfums.

Si la prévention n’a pas suffi, si la personne est malade, que fait-on? En suivant les principes évoquées ci-dessus, la tentative de rééquilibrer les humeurs était souvent le premier réflexe du médecin, après avoir identifié laquelle est dominante ou laquelle est manquante. Ainsi en va-t-il de la saignée, pratiquée dès le 12ème siècle. A l’origine, le but était d’enlever du sang à qui en aurait trop et procéder au rééquilibrage. Il est vrai que par la suite la saignée a été pratiquée dans les circonstances les plus diverses. Cependant, il restera que si le médecin jugeait qu’un patient souffrait d’un « manque de sang », il lui administrait un apport de vin au miel et non une saignée. Cette pratique n’était donc pas la panacée que la légende attribue à tout médecin médiéval.

Mais alors pourquoi donc du vin? Cette approche reposait sur une autre conception médiévale de la pharmacopée qui complétait la première: la « théorie des signatures ». Elle était fondée sur l’idée que fruits, légumes ou épices étaient appropriés pour soigner les organes qui leur ressemblaient, ne serait-ce que par la couleur. Outre le vin déjà mentionné pour soigner les manques de sang, le safran jaune était préconisé pour venir à bout de toutes les douleurs du foie. Pour soigner les maux de têtes, la noix est recommandée, en raison de sa ressemblance avec le cerveau. Cela a considérablement contribué à augmenter la valeur marchande de ce fruit dès le 10ème siècle. On notera que bien loin de l’Occident médiéval, certains rites chamanistes de guérison utilisent encore de nos jours une telle théorie.

Pour ce qui est de la chirurgie médiévale, il n’y a pas grand chose à en dire: on ampute le membre infecté, évidemment sans autre anesthésie que la consommation d’alcool à grande dose.

Influence des Arabes

Il est bien ancré dans l’imagerie populaire qu’au Moyen Âge, les Arabes ont une grande avance sur les Occidentaux en matière de médecine. Et c’est la vérité! Cela dit et reconnu, à cette époque les médecins arabes sont également confrontés à une certaine interprétation de la religion qui mine l’efficacité de leur pratique. Quoi qu’il en soit, l’Occident va profiter de l’influence arabe, même si les Arabes ne vont plus guère progresser, notamment en raison d’un certain fatalisme religieux. Par ailleurs, ainsi que l’explique Amin Maalouf dans la conclusion de ses Croisades vues par les Arabes, l’envahisseur fait preuve d’habileté en apprenant la langue du pays conquis, alors que pour les populations occupées apprendre la langue de l’envahisseur est compromission ou même trahison. Ainsi, toujours selon Amin Maalouf, « les Francs se sont mis à l’école arabe en médecine« . Et, de fait, les Occidentaux prendront connaissance de nombreux textes médicaux de l’Antiquité par l’intermédiaire de traductions arabes. Une nouvelle impulsion est ainsi donnée à la médecine occidentale, même si les effets vont tarder à se faire sentir.

Avant que la peste ne survienne, la mort faisait partie du quotidien. L’ampleur du nombre de victimes de la peste change la donne.

La peste

Un autre événement va profondément remettre en question la conception occidentale de la santé: la peste noire, importée de Crimée par des marins génois et qui, mis à part quelques petites zones épargnées, aura décimé la population de toute l’Europe occidentale entre 1347 et 1350. L’impact démographique peut être partiellement chiffré, à l’aide des documents de l’époque. Froissart affirme que la tierce partie du monde a disparu. Boccace chiffre à 100’000 le nombre de morts à Florence. Dans les grandes villes allemandes, la perte se chiffre à la moitié ou au deux tiers de la population. Suivant les régions, le tiers et les trois quarts des personnes sont touchées. Un phénomène aux conséquences encore plus dramatiques par le fait que les enfants sont les plus vulnérables.

Face à cette épidémie, la médecine est au mieux inefficace et au pire aggrave le mal. Comment pourrait-il en être autrement, dans une population qui ignore totalement l’origine de ce mal? On croira principalement à une corruption de l’air, que l’on combat avec des parfums. De cette croyance reste l’expression française: « l’air empesté ». On accusera également des « empoisonneurs de puits », généralement juifs, de propager volontairement la peste pour détruire la chrétienté. L’attitude du clergé face à ces mouvements de foule, souvent spontanés, sera à cet égard très contrastée selon la période et le lieu.

On notera aussi que la peste est souvent attribuée à la « colère de Dieu ». Cette attitude est plutôt le fait de réaction spontanée de la population que d’une incitation de la part du clergé. Ainsi, le mouvement des flagellants atteint son apogée en 1348 avec l’apparition de la peste. Mais cette pratique est condamnée par une bulle du pape Clément VI en 1349. La pénitence sous des formes usuelles ou extrêmes apparaît donc comme un des principaux remèdes physiques contre la peste.

Tout cela pourrait apparaître anecdotique si la peste de par son ampleur n’avait pas opéré un changement de points de vue et d’attitudes face à la mort. Quelle qu’en fussent les causes, la mort avant que la peste ne survint faisait partie du quotidien. Le rituel de la mort, aussi bien chrétien que profane, était pris en charge par la famille dont les membres étaient confrontés à un phénomène considéré comme naturel et coutumier. L’ampleur du nombre de victimes de la peste change la donne. Les rares survivants d’une famille ne peuvent plus assumer un phénomène d’une telle envergure. Apparaissent ainsi un grand nombre de « confréries » pour suppléer spirituellement à la famille. Mais surtout, de par son caractère ingérable, la mort prend l’aspect d’un phénomène non naturel et obsessionnel. L’art reflète cet état d’esprit. La mort du Christ est mise en scène avec une intensité dramatique et émotionnelle (voir la « Crucifixion du Christ » de Mathias Grünewald, début du 16ème siècle). Ces représentations contrastent avec le sentiment de paix qui dominait dans les icônes de la crucifixion. Simultanément, apparaissent les images qui personnifient la « Mort », ainsi que les danses macabres. La mort devient l’ennemi contre lequel il faut lutter par tous les moyens. On attend désormais de la médecine qu’elle guérisse vraiment. Le fait qu’elle soit inefficace face à la peste fait douter des théories des anciens.

Deux réflexions finales

Ce bref historique peut susciter de nombreuses réflexions. J’en retiens deux.

Une forme d’hygiène existait déjà au Moyen Age. Certes, elle était maladroite, parce que basée sur des conceptions que l’on sait aujourd’hui être erronées, mais du moins existait-elle. Cela devrait nous inviter à nous souvenir que prendre soin de son corps est prendre soin d’un don de Dieu. A cet égard, nous devrions avoir en mémoire cet extrait de la Première Epître aux Corinthiens: « [Le corps] est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. … Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ? » (6, 13, 15).

D’autre part, les progrès de la médecine ont pu être entravés par l’idée que soigner un malade était une forme de désobéissance aux desseins divins. On retrouve encore aujourd’hui l’antique antagonisme entre « soumission à la volonté de Dieu » et « usage de la médecine ». Certaines sectes n’hésitent pas à déconseiller l’usage de la médecine comme une forme de refus des ordres divins. « Dieu guérit qui Il veut et comme Il veut!« . Cette maxime n’a de sens que si l’on admet que parmi les moyens compris dans le « comme Il veut« , il y a bel et bien celui du dévouement de médecins, d’infirmières et d’infirmiers, de chercheurs en médecine et en biologie. Autant de personnes qui consacrent leur vie à trouver des solutions pour aider ceux qui souffrent. Face au blessé, le bon Samaritain, modèle de toute charité, a commencé par le soigner, puisqu’il « banda ses plaies, y versant de l’huile et du vin » (Luc 10, 34).

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Roland Pillonel

Roland Pillonel

Roland Pillonel, membre de notre comité de rédaction, est responsable à l’Université de Fribourg de la formation des enseignants du secondaire I et II.

 

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