Revue Sources

[print-me]Nicolas de Flüe est né voici 600 ans. En Suisse, des manifestations œcuméniques marquent cet événement. La revue «Sources» fait mémoire de cet anniversaire dans chacune de ses livraisons de 2017. Voici donc la troisième contribution, due cette fois-ci à la plume du prêtre historien fribourgeois Jacques Rime. Avec les autorisations nécessaires, nous reproduisons un texte publié dans l’ouvrage collectif: «Les 600 ans de Nicolas de Flüe. L’homme, le médiateur, le mystique», paru cette année aux Editions du Parvis, à Hauteville/Suisse.

Paysage ouvert sur l’invisible

L’ami des Alpes aime à voir en elles une nature pure, un paysage qui n’a pas changé depuis le premier matin du monde, un conservatoire de pratiques ancestrales. Ces affirmations demandent certes à être nuancées mais, en ce qui concerne la patrie de Nicolas de Flue, le visiteur peut, en le comparant avec l’époque actuelle, s’imaginer assez bien l’espace géographique dans lequel a vécu l’ermite du Ranft. L’exercice est agréable car la région est un paradis pour le randonneur. Les lacs de Suisse centrale, les prairies et les fermes, un paysage largement pastoral, les rochers, les montagnes et quelques glaciers en arrière-plan permettent à l’âme de goûter à un repos bienfaisant et de se ressourcer. C’est comme si l’harmonie de la nature faisait transparaître la paix qui habitait l’âme de Frère Nicolas. Rendons grâce à la Providence d’avoir fait éclore cette fleur des Alpes que fut l’ermite du Ranft dans un tel coin de terre! L’espace, qui s’apprivoise volontiers par les pieds, s’ouvre ainsi à une dimension symbolique, le paysage donne sur l’invisible et nous dit quelque chose de la spiritualité d’un homme de Dieu.

Une société rurale en mutation

Nicolas de Flue naît en ce pays d’Obwald, Unterwalden ob dem Kernwald, la vallée supérieure, qui compte les six communautés d’Alpnach, Sarnen, Kerns, Sachseln, Giswil et Lungern, des villages, des hameaux et une multitude de fermes isolées. La famille de Nicolas est installée sur le coteau dominant Sachseln. Son nom von Flüe (de la Roche) provient de la petite bande rocheuse qui s’élève près du hameau. Une vision qu’il aurait eue dans le sein maternel fit voir à Nicolas un rocher. «Cela signifiait la fermeté et la constance de son être», rapporte le curé de Stans Heini am Grund. On peut aussi comparer le rocher-patronyme de Frère Nicolas à la solidité de son message à travers les siècles.

Monter vers Dieu signifie entrer dans la profondeur de son cœur.

Du point de vue économique, la grande nouveauté de la fin du Moyen Age dans les Alpes est le passage d’une économie de subsistance marquée par l’élevage ovin et la culture des céréales à l’élevage bovin et à la fabrication du fromage. Un visiteur de Frère Nicolas, le doyen Albert de Bonstetten, écrit du pays d’Unterwald: «Quoiqu’il ne produise ni blé ni vin, il est suffisamment fertile et possède d’excellents pâturages, des lacs, des prairies, des torrents tumultueux, le tout plaisant et en abondance.» Nicolas appartient à la classe paysanne montante. C’est l’époque où les gens veulent agrandir leur propriété privée au détriment de la propriété commune. Comme l’a relevé Roland Gröbli dans un dossier préparatoire au 600ème anniversaire (Einführung in die lebendige Erinnerungskultur zu Niklaus von Flüe heute), l’injonction de Frère Nicolas de «ne pas élargir par trop la haie» était une invitation à ne pas se laisser griser par l’avidité, l’esprit de lucre au détriment de la communauté.

Ouverture…

La vallée supérieure d’Obwald est large, bien plus que la vallée inférieure de Nidwald, d’où provient la mère de Nicolas. Est-ce pour cela que le caractère des Obwaldiens est posé et pragmatique, alors que les Nidwaldiens défendent coûte que coûte leurs idées? La divergence d’opinion sera tragique à la Révolution: en 1798, la résistance des Nidwaldiens à l’ordre nouveau provoquera le massacre de Stans. Nicolas était Obwaldien. Il n’a jamais transigé avec la vérité certes, mais le caractère cantonal a pu influencer son ouverture d’esprit, son sens pratique des réalités, notamment politiques. Ce caractère se traduit aussi dans la disponibilité de Nicolas à se laisser guider par Dieu à travers les aléas de la vie, comme l’indique bien sa prière «Mon Seigneur et mon Dieu» que tout le monde connaît.

et vertige!

Si la vallée de Sarnen est ouverte, le Melchtal, la vallée latérale qui débouche sur Kerns et Flüeli, est très encaissé. Un jour d’ailleurs, alors qu’il travaillait avec son fils, Nicolas fut précipité dans la pente. Action diabolique ou crise d’épilepsie? Toujours est-il que le paysan d’Obwald fait l’expérience du vertige. Etre en Dieu n’est pas une sinécure. Marcher sur les chemins de Dieu, c’est être profondément transformé. Surtout lui, le visionnaire qui ne mangera plus. L’ami de Dieu passera par une période de dépression avant de retrouver le courage grâce à la méditation de la passion du Christ.

Des monts qui se traversent

Les montagnes sont nombreuses dans le pays: le Pilate, le Stanserhorn, le Huetstock, le Giswilerstock, etc. La comparaison de Nicolas à une montagne n’est pas exagérée. On dit qu’il exercera une activité thaumaturgique sur la colline de Flüeli, l’arrêt de l’incendie de Sarnen. Il apparaîtra aussi sur cette colline après sa mort, tenant en main l’étendard à la patte d’ours: sommet de la victoire, triomphe post-mortem du soldat de Dieu.

Les montagnes ne sont pas des obstacles pourtant. Elles se traversent. La vallée de Sarnen conduit au col du Brünig, passage obligé des pèlerins pour la grotte de saint Béat, l’ermite du lac de Thoune, jadis un des lieux sacrés les plus fréquentés de Suisse. Le Brünig est aussi le chemin des marchands. Des caravanes régulières de bétail, de fromages l’empruntaient pour gagner l’Italie par le Grimsel, d’où elles revenaient avec d’autres denrées. Le jeune Nicolas a peut-être participé à l’une ou l’autre de ces caravanes, comme il a participé à des campagnes militaires en Suisse orientale et jusqu’à Nuremberg. Il est à noter que l’intention première du Nicolas qui quitte sa famille était d’être pèlerin, d’aller de sanctuaire en sanctuaire. Bref de bouger. Et il part le 16 octobre 1467, fête de saint Gall, le disciple du moine irlandais saint Colomban, qui pratiqua la peregrinatio pro Christo, l’éloignement des siens pour se consacrer à l’essentiel.

Expérience de la limite

(© Pierre Pistoletti)

La montagne est franchie, celle qui sépare les cantons d’Obwald et de Lucerne, puis le massif du Jura. Vient alors l’expérience de la limite, à Liestal dans le futur canton de Bâle-Campagne. Comme l’écrit avec pertinence Pirmin Meier dans sa grande biographie de Frère Nicolas (p. 140), les hommes de Bâle-Campagne sont très conscients de leurs limites. Chaque année, on y organise en plusieurs endroits le Banntag, procession civile qui fait connaître les frontières de la commune. Nicolas voit un feu sur la ville, discute avec un paysan qui lui conseille de retourner chez les siens puis s’endort au pied d’une haie (une barrière donc). Le pèlerinage pour lui sera désormais intérieur, tout comme son regard. Nicolas n’aura plus besoin de traverser les pays pour découvrir le secret des choses. Un indice est la fameuse vision du Christ pèlerin, où dans son sommeil le sédentaire du Ranft voit le Mont-Pilate s’aplatir, dévoilant les hommes qui se cachaient derrière, ces hommes handicapés d’une grosse tumeur au cœur, l’égoïsme, et qui fuyaient au loin parce qu’ils se détournaient de la Vérité. L’ermite se serait un jour exclamé, en digne contemporain de L’imitation du Christ: «Il en est plus d’un qui vont par mer au Saint-Sépulcre pour y être armés chevaliers: mais c’est un chevalier valeureux, celui qui porte Dieu dans son âme.»

Le refuge

Nicolas cherche refuge dans un abri précaire du Melchtal, sur l’alpe Chlisterli peut-être, au pied des rochers. Le séjour en montagne n’est que de courte durée cependant. L’homme de Dieu descend, il s’enfonce dans la gorge. Bien avant son départ de la maison, Nicolas cherchait les lieux cachés pour vivre le contraire du tape-à-l’œil. Un ami d’enfance, Erni Rorer, déclarait que Frère Nicolas s’écartait toujours seul derrière une grange ou bien dans un autre endroit solitaire. Là il priait et laissait Erni et les autres garçons courir où ils voulaient. Le Ranft se trouve non loin de l’actuel Hohe Brücke, le pont couvert en bois le plus haut d’Europe. L’ermitage est un endroit profond. Lorsqu’on y vient depuis Flüeli, il faut descendre une rampe très raide, qui n’est pas faite pour tous. Grandir, monter vers Dieu signifie entrer dans la profondeur de son cœur. La mystique rhénane parlait volontiers du Grund der Seele, du fond de l’âme, lieu de la présence divine. Le Ranft est un lieu retiré où Nicolas comme un «nouvel Antoine» – l’expression est d’un visiteur, Jean de Trittenheim – peut se consacrer à la prière. Maître Eckhart l’aurait bien dit: «Rien ne ressemble plus à Dieu dans l’immensité de l’univers que le silence

Au-delà du Jourdain

Le Ranft toutefois n’est pas au fonds d’une forêt impénétrable ou sur un alpage lointain. La cellule de Nicolas se trouve à quelques centaines de mètres de sa maison familiale. Beaucoup d’ermitages de l’époque étaient plus ou moins proches des habitations. Un seul exemple: l’ermitage de Bettelrüti dans la vallée de Stans, qui sera habité par le petit-fils de Nicolas de Flue, Frère Konrad Scheuber, lequel aura droit à un certain culte chez les Nidwaldiens. L’endroit se trouve à une grosse heure de marche du village de Wolfenschiessen. Selon son étymologie, Ranft veut dire le bord (Rand), avec les deux sens de séparation et proximité. La vie de Nicolas est une expérience-limite. Il n’est pas donné à tous de vivre comme il a vécu. Un Frère Ulrich, qui demeurait dans l’ombre de Nicolas, s’écriait que son confrère avait déjà «passé le Jourdain», c’est-à-dire qu’il était arrivé aux rives de la Terre promise, allusion possible à la rivière Melchaa qui séparait les cabanes des deux hommes de Dieu. Mais en même temps, la vie à la frontière est un exemple stimulant: peu éloigné des autres, Nicolas invitait les gens du monde à se rapprocher de son mode de vie, à s’en inspirer pour leur propre existence.

Au centre de la Suisse

Enfin, arrêtons-nous sur un symbolisme des plus frappants. Les géographes ont calculé que si la Suisse devait tenir en équilibre sur un seul point, ce dernier se trouverait à l’Älggialp dans le Klein Melchtal, à l’altitude de 1600 mètres environ. L’alpage est ainsi le centre de la Suisse, le Mittelpunkt der Schweiz. Ce point central est, à vol d’oiseau, à moins de neuf kilomètres du Ranft, dans la même commune de Sachseln!

(© Pierre Pistoletti)

Le cardinal Journet aimait à dire que certains saints pouvaient être, sur le plan de la culture, du temporel, la «suprême incarnation» du génie d’un peuple. C’était le cas, selon lui, pour Nicolas et la Suisse. Visiter le Ranft est donc à la fois gagner le centre d’un pays et découvrir en son occupant un message valable pour les citoyens d’hier et d’aujourd’hui, chrétiens ou non. Mais ajoutons: Nicolas n’est pas le centre, il le montre. Un jour, l’ermite accueille un pèlerin à qui il explique son schéma, l’image d’une roue ornée de rayons. Au centre, un point, la divinité sans partage. Les rayons qui en sortent et qui reviennent signifient les trois personnes divines: «Elles sortent de l’unique divinité, elles embrassent le ciel et encore le monde entier, qui relèvent de leur puissance. Et comme elles sortent avec une force divine, ainsi elles rentrent» (traduction Charles Journet, p. 36). Là est le centre motivant toute la vie de Nicolas.

Macrocosme et microcosme

Chacun a en mémoire des lieux qui lui font du bien, qui lui rappellent des souvenirs. On visite volontiers un endroit habité par une personne célèbre où l’on cherchera des traces de sa présence. Ainsi en est-il du Ranft, de Flüeli, de Sachseln. Mais il y a davantage au cœur du pays d’Obwald: le milieu ambiant est en correspondance étroite avec la personne de Nicolas. La solidité du rocher, la largeur de la vallée, l’élévation de la montagne et la praticabilité de ses cols, la profondeur des gorges, la notion de centre, tout contribue à mettre en lien une personne et son univers géographique. Coïncidence? Lecture solliciteuse des faits? Ou bien influence réelle d’un milieu, que l’on peut découvrir lorsqu’il est davantage préservé de l’urbanisation? L’ancienne philosophie faisait volontiers le lien entre le microcosme (l’homme) et le macrocosme (l’univers). La relation étroite d’un homme et de son milieu serait une application d’une notion plurielle, le «génie du lieu». A défaut d’en fixer les lois, le présent article sur Frère Nicolas de Flue a voulu au moins porter l’attention sur ce phénomène.[print-me]


Jacques Rime est né en Gruyère en 1971. Après ses études à la Faculté de théologie de Fribourg et à l’Angelicum de Rome, il est ordonné prêtre en 1997. Il devient vicaire dans la région d’Estavayer-le-Lac, puis aumônier à l’Université de Fribourg, avant d’être nommé curé des paroisses de Grolley et de Courtion. Grand marcheur et passionné d’histoire religieuse, il signe “Lieux de pèlerinage en Suisse”, aux Editions Cabédita, puis, auprès du même éditeur, “Nicolas de Flue ou l’âme d’un pays”.


Bibliographie

La plupart des informations de cette étude ont été puisées dans: Jacques Rime: Nicolas de Flue ou l’âme d’un pays: quinze itinéraires au cœur de la Suisse, Cabédita, Bière, 2013, lequel ouvrage s’inspire surtout de: Charles Journet: Saint Nicolas de Flue, Saint-Paul, Fribourg-Paris, 1980 (1ère éd. en 1947); Roland Gröbli : Die Sehnsucht nach dem “einig Wesen”: Leben und Lehre des Bruder Klaus von Flüe, NZN Buchverlag, Zürich, 1990; Philippe Baud: Nicolas de Flue (1417-1487): un silence qui fonde la Suisse, Cerf, Paris, 1993; Pirmin Meieir: Ich Bruder Klaus von Flüe: eine Geschichte aus der inneren Schweiz, Amman, Zürich, 2000.

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