Revue Sources

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Avec le livre de la Genèse, la Bible commence dans un jardin: le jardin Eden, dont l’homme est le gardien et où Dieu se promène à la brise du soir. Mais avec le livre de l’Apocalypse, la Bible se termine dans une ville: la Jérusalem céleste qui n’est rien de moins que «la demeure de Dieu parmi les hommes»! Quel est donc l’habitat où l’homme doit vivre avec Dieu: la ville ou le jardin?

Nomades ou citadins?

Le jardin, planté par Dieu pour l’homme, se présente comme l’habitat originel. Mais l’homme n’a pu y demeurer et le voici en exil sur une terre qui ne sera plus jamais vraiment la sienne. A cet homme, qui ne peut plus être jardinier, restent deux possibilités: accepter de vivre en étranger et devenir berger nomade ou forcer son destin et travailler la terre pour devenir agriculteur mais aussi bâtisseur de ville.

C’est ainsi que nous pourrions interpréter le chapitre 4 de la Genèse. En effet, les fils d’Adam et Eve chassés du jardin, Caïn et Abel, sont respectivement agriculteur et berger. Mais alors que Caïn vient de tuer son frère et que la terre est une fois de plus maudite à cause de lui, le texte nous dit de Caïn qu’«il construisit une ville». Pour la Bible, la première ville semble donc être le fruit de la violence. Ce jugement négatif s’aggrave encore puisque la deuxième fois que la Bible nous parle d’hommes se réunissant pour bâtir une ville, c’est pour y construire une tour: la tour de Babel!

La ville: œuvre de mains humaines

L’épisode de la tour de Babel (Gn 11) est significatif de ce qui constitue le grief de la révélation biblique contre la ville. En effet, nous y voyons des hommes anonymes, pris en masse, décidés à «se faire un nom». Pour cela, ils veulent construire une tour «dont le sommet soit dans les cieux». Nous percevons déjà que l’orgueil et la démesure de l’entreprise sont stigmatisés. Mais pour bien le comprendre, attachons-nous à un détail qui a pourtant son importance. Le premier élan de cette masse humaine, avant même d’avoir l’idée d’une tour, est de prendre de la terre et d’en faire des briques.

Même sans posséder de villes, les Hébreux vont devoir subir la violence dont elles sont le cadre.

Cela reflète sans doute bien le monde mésopotamien, qui sert de cadre: de grandes plaines marécageuses où l’on ne trouve pas de carrières mais beaucoup d’argile. La matière première de la construction est donc un produit de l’artisanat humain. Et voilà peut-être la racine du problème: la ville, contrairement au jardin, n’est plus un don de Dieu auquel l’homme participerait. La ville est une œuvre entièrement artificielle. En termes bibliques, elle est «ouvrage de mains humaines». Cette expression tirée des psaumes 115 et 135 est une expression classique pour désigner les idoles. La ville de Babel associée à la tour qui lui sert d’étendard est en quelque sorte une ville-idole. C’est en cela qu’elle constitue une menace pour Dieu qui s’en plaint: «rien ne les empêchera désormais de faire tout ce qu’ils décideront». Autrement dit, «de vivre comme si Dieu n’existait pas» dans ce monde artificiel qu’ils se sont créé.

Ainsi, de l’idolâtrie devant l’œuvre de nos mains vient l’orgueil, mais aussi la violence de ceux qui disent «Dieu ne voit pas» (Ps 94, 7). Il nous suffit d’avancer jusqu’à la prochaine plaine parsemée de grandes villes que nous présente la Genèse pour le voir: la vallée du Jourdain est décrite comme un «jardin de Dieu» (Gn 13, 10). Mais les apparences sont trompeuses car les villes de cette vallée s’appellent Sodome et Gomorrhe! Dans un passage tristement célèbre (Gn 19), Dieu détruit ces villes où le péché est si bien installé. Encore une fois, le paradis devient un désert!

Pas de hasard donc si le peuple que Dieu s’est choisi est un peuple nomade. Les patriarches parcourent la terre promise comme des étrangers de passage. Cependant, même sans posséder de villes, les Hébreux vont devoir subir la violence dont elles sont le cadre. Chassés par la famine, ils se réfugient en Egypte grâce à Joseph; réduits en esclavage, nous retrouvons nos nomades en train de faire des briques pour construire les «villes-entrepôts de Python et Ramsès» (Ex 1, 11-14). Décidément, la Bible n’aime pas beaucoup les villes!

Et Dieu conquiert la ville!

Et pourtant, cette réalité dangereuse, Dieu va l’assumer. Alors qu’Il libère son peuple de l’oppression de l’Egypte, Dieu lui promet de revenir en terre promise, cette fois-ci pour en prendre possession. Il lui sera donc permis d’avoir des villes. Mais les Hébreux sont prévenus: «Quand le Seigneur ton Dieu te fera entrer dans le pays (…); quand tu auras des villes grandes et belles que tu n’as pas bâties (…) garde-toi d’oublier le Seigneur, Lui qui t’a fait sortir d’Égypte» (Dt 6, 10-12).

C’est ainsi que Dieu conquiert ce symbole d’orgueil et de violence. Son peuple va bien vivre dans des villes, mais des villes «qu’il n’a pas bâties» et qui, par là même, deviennent un don de Dieu. Pourtant la ville garde un caractère ambigu. L’avertissement lui-même implique que l’oubli est possible et que les villes reçues peuvent redevenir bien vite des lieux d’idolâtrie! Malgré cette ambiguïté, Dieu assume cette réalité humaine. Mieux, Il décide de venir l’habiter.

L’Apocalypse, reprend, dans une synthèse géniale, toutes les intuitions de l’Ancien Testament au sujet de la ville.

Là encore, une ville va parfaitement symboliser ce choix de Dieu et le danger qu’il implique: Jérusalem elle-même. Jérusalem, la cité de David, n’a pas été construite par le roi d’Israël. Jérusalem, avant de s’appeler ainsi, était Jébus, la ville des Jébuséens. Conquise par la tribu de Juda (Jos 15,63) et celle de Benjamin (Jg 1, 21), puis par David lui-même (2 S 5, 6-10), elle n’en finit pas de rester jébuséenne. D’ailleurs, lorsque David élève un autel sur les hauteurs de Jérusalem, qui deviendra le Temple, il doit acheter le terrain à un Jébuséen (2 S 24, 18 s)!

Mais lorsque Dieu choisit, Il ne le fait pas à moitié: Jérusalem, la ville jébuséenne, donnée à David, devient la «ville de Dieu» (Ps 87), la cité de toutes les promesses. La gloire des nations affluera à sa lumière (Is 60) et le mont Sion sera élevé plus haut que tous les monts (Mi 4)! Mieux, la ville sainte devient la bien-aimée, la fiancée que Dieu épousera (Is 62, 1-9). Pourtant toute l’ambiguïté demeure: si elle est l’épouse, elle est aussi l’adultère; si elle doit être exaltée, elle sera aussi ravagée; si tous les peuples se rassembleront en elle, ses enfants seront aussi dispersés dans tous les pays!

Deux cités: l’une détruite, l’autre recréée

Le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse, reprend, dans une synthèse géniale, toutes les intuitions de l’Ancien Testament au sujet de la ville. En effet, dans ce livre, nous trouvons deux cités décrites comme deux femmes. Elles sont présentées de manière parfaitement symétrique par un ange avec la formule: «viens, je vais te montrer» (Ap 17, 1 et Ap 21, 9). D’un côté, il y a la grande prostituée, Babylone la grande, qui s’enorgueillit de son pouvoir et s’enivre du sang des martyrs. De l’autre côté, l’épouse de l’Agneau, la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel. La première est destinée à être détruite. La seconde est le sommet de la création nouvelle.

Mais ces deux cités sont-elles vraiment distinctes? Ce n’est pas si sûr. Dans ce qui semble être un excursus au chapitre 11, deux témoins envoyés par Dieu sont mis à mort puis ressuscités dans un unique lieu qui est à la fois la «ville sainte» et la «grande cité» (appelée sans ambiguïté «Sodome ou Egypte»): c’est là que se trouve le temple et c’est aussi là que le Seigneur a été crucifié! D’une certaine manière, il n’y a qu’une cité, bâtie par les hommes et choisie par Dieu: elle prend le nom de Babylone lorsqu’elle se pervertit et Dieu fait de nouveau d’elle Jérusalem en la recréant. Ainsi, la cité offerte par Dieu aux hommes pour y vivre avec Lui, n’est pas vraiment une autre ville que celle que l’orgueil des hommes avait bâtie: c’est la même ville, détruite dans ce qu’elle a de perverti, recréée pour ce qui, en elle, a été assumé par Dieu!

Dieu a donc été jusqu’à abolir la distinction entre la ville et le jardin.

Il semble bien alors que nous ayons trouvé la réponse à notre question de départ: Dieu voulait que les hommes habitent un jardin mais ceux-ci ont préféré construire une ville. Alors Dieu les y a rejoints. Mais cette réponse serait trop simple. Car depuis l’exclusion du jardin, l’homme désirait y revenir et bien des promesses lui avaient été faites dans ce sens! Dieu a donc été jusqu’à abolir la distinction entre la ville et le jardin: la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel est en même temps la cité des hommes recréée et le paradis de Dieu retrouvé. C’est ainsi qu’au milieu de la place de la ville jaillit le fleuve d’eau vive du paradis et pousse l’arbre de vie du jardin d’Eden (Ap 22, 1-2).

Mais si ce jardin est devenu une ville, c’est pour bien nous montrer que la création nouvelle n’est pas un simple «rembobinage», un repli des élus en Eden. L’histoire des hommes n’est pas effacée: si l’homme redevient jardinier, il n’en reste pas moins constructeur de villes. Mais cette ville qu’il a bâtie, Dieu la lui redonne transfigurée: en elle, plus d’idolâtrie, car elle est la demeure de Dieu et son temple est l’Agneau. En elle, plus de violence, car elle est le paradis retrouvé où il n’y a plus ni mort, ni malédiction. Voici le don de Dieu: faire de l’œuvre de nos mains l’accomplissement de ses promesses.

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Le frère dominicain Pierre Martin de Marolles, de la Province dominicaine suisse, est étudiant en théologie à l’Université de Fribourg. Il réside au couvent St-Hyacinthe de cette même ville.

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