Revue Sources

[print-me]

Dans une œuvre aussi importante et diversifiée, entièrement consacrée à la poésie et à la parole juste, que celle que Jaccottet a construite patiemment, de sa jeunesse à son grand âge, j’ai choisi deux thèmes: la poésie comme une forme de résistance et la présence en arrière-fond du protestantisme et sa recherche d’une dimension spirituelle.

«Ecrire, c’est tenir tête»

Philippe Jaccottet a vingt ans en 1945 et exprime dans Requiem (1947) l’horreur que lui ont inspirée les massacres du Vercors. A la guerre intra-européenne, déjà atroce et funeste, s’ajoutent le recours à la bombe atomique et la découverte progressive de la réalité des camps. Tout s’écroule, non seulement la pierre et le bâti, mais s’effondrent aussi Dieu, la civilisation, la chrétienté, la culture; les mots eux-mêmes n’ont pas été épargnés puisque, triomphants, ils ont servi aux dérives, aux mensonges et aux tromperies les plus cyniques.

Philippe Jaccottet propose, par sa parole poétique, une œuvre de résistance au monde tel qu’il s’est organisé sous ses yeux.

Jaccottet cependant garde son cap qui est d’écrire, misant tout sur la poésie, seule à ses yeux capable de rendre à la voix humaine sa dignité et sa responsabilité; d’où la nécessité de réapprendre à lire, de repartir de zéro, de mettre en doute toutes les constructions de l’esprit, y compris les constructions verbales, de soupeser les mots nouveaux comme les anciens, de se méfier de tous les effets dits poétiques, des élans et des envolées, de retrouver le parler vrai, la voix juste, proche de la prose et de la conversation, retenue, contenue.

Il propose, par sa parole poétique, une œuvre de résistance au monde tel qu’il s’est organisé sous ses yeux: opposer la beauté cachée du monde aux violences contemporaines, au matérialisme effréné, aux intégrismes surgis de toutes parts. Aujourd’hui, dans son grand âge, il persévère dans cette lutte contre la déshumanisation de l’homme et de la nature et voue toute son énergie à rassembler les forces de l’aube, de la lumière et du chant dans ses vers comme dans ses proses, lucides et clairs.

Jaccottet dit sa révolte contre l’église protestante, sèche et moralisante, sans grand souci de la beauté.

Il prend pour guide cette parole de Gustave Roud entendue en 1941, date porteuse s’il en est, qu’il reprendra dans son discours du Grand Prix Schiller en 2010 et intitulé Le Combat inégal :

«Qui n’a pas entendu (mais vous l’avez tous entendu, n’est-ce pas?) ce petit oiseau sur le bord de l’aube annoncer, ô dérision, le réveil d’un monde aussi pur que son chant…»

Dans «Dieu perdu dans l’herbe», il définit un art poétique lié à la nécessité :

«[…] c’est l’incertitude qu’il nous faut dire, la vie dans les ruines, sans pleurer sur des puissances détruites, sans nous échiner à les restaurer. Nous sommes d’un temps où ce qui compte, peut-être, c’est une fleur apparue entre des dalles disjointes, ou même moins encore. […] Quelques phrases seulement, aussi tranquilles et fermes qu’un regard où la peur n’entre pas. […] Un équilibre presque insensé, tel est le plus beau défi à l’imminence du Pire» (Eléments d’un songe, Pléiade, p. 327).

Deux images lui permettent de définir la poésie comme un acte; l’une, celle de la balance, formule l’exigence d’un équilibre singulier, toujours à recomposer, qui repose sur le seul goût et dont la portée est aussi bien éthique qu’esthétique:

«J’ai toujours eu dans l’esprit sans bien m’en rendre compte, une sorte de balance. Sur un plateau, il y avait la douleur, la mort, sur l’autre la beauté de la vie. Le premier portait toujours un poids beaucoup plus lourd, le second, presque rien que d’impondérable» (A travers un verger, Pléiade, p. 558).

Jamais les plateaux opposés de la balance ne se rapprocheront, jamais ils ne se confondront. La tâche du poète comme celle du lecteur est de veiller à maintenir l’équilibre précaire de la balance. Le veilleur qui guette le passage vers le jour et les premiers oiseaux saisit l’ébauche d’une espérance.

L’autre image, très proche de la première, est celle du «combat inégal», titre d’un poème de L’Ignorant (1957 ; Pléiade, p. 162) dont le distique final, mis entre parenthèse pour lui donner plus de relief et de hauteur, est :

« (Autant se protéger du tonnerre avec deux roseaux,
quand l’ordre des étoiles se délabre sur les eaux.)»

Jaccottet la reprend, en 2010, comme déjà dit, et refait son parcours ; il découvre qu’alors il y avait encore une commune mesure entre les adversaires, tels David et Goliath, tandis qu’aujourd’hui le gouffre est béant, le sol se dérobe sous les pieds ; Jaccottet alors s’adresse au jury, au public et à ses lecteurs :

« […] vous ne couronnez pas ici un vainqueur, venu proclamer, comme il le voudrait bien la toute-puissance de la poésie. […] Rilke avait déjà déclaré il y a bien longtemps qu’il n’était plus question pour nous autres de vaincre, seulement de “surmonter“: parole encore plus vraie maintenant, “quand l’ordre des étoiles se délabre sur les eaux“, dans nos maisons menacées, nos jardins dévastés.»

Mais il ajoute, «fantôme couronné»: « […] disons néanmoins qu’à ce presque fantôme restent peut-être quelque part une ou deux réserves de paroles qu’il rêverait lumineuses » (Pléiade, p. 1342-1346 ; ici la dernière page). Telle est, dans sa pure modestie et sa tournure paradoxale, la place fragile de l’espérance, long mot trop riche de sons pour dire la lueur, la trace, «le fil de rosée» qui donne le goût de vivre, d’exister.

Le protestantisme en arrière-fond

Pour nombre d’entre nous, la lecture des écrivains russes, Dostoïevski, Tolstoï, Tchékhov, à quelque âge que ce soit, est une suite d’expériences marquantes qui se poursuivent avec les auteurs modernes et contemporains, tels Soljenitsyne, Vassili Grossmann, Chalamov ou, particulièrement pour Jaccottet, Mandelstam.

Agnostique, mais d’éducation protestante, il raconte et commente les siennes dans un petit essai intitulé A partir du mot Russie (2002); là figurent les pages les plus explicites sur sa position spirituelle, sur sa manière d’interroger le mystère religieux, comme celui de la Résurrection, par exemple. Il dit sa révolte contre l’église protestante, sèche et moralisante, sans grand souci de la beauté, ayant laissé perdre le sens du sacr ; il lui oppose, à la lumière des textes romanesques, l’orthodoxie, telle qu’il la saisit dans les livres et telle qu’Olivier Clément l’a donnée a comprendre dès le début des années soixante (et que Jaccottet ne nomme pas) et telle que la communauté de Taizé l’a inscrite dans ces mêmes années par l’introduction d’une icône, chaude et lumineuse, dans sa petite église romane (qu’il ne mentionne pas non plus). Il est sensible à la parole des mystiques, et à la «prière du cœur» telle qu’elle s’est exprimée dans le recueil des pèlerins russes, parce qu’eux vivent sur l’intuition, non sur la déduction.

Jean-Marc Sourdillon, l’un des collaborateurs de la Pléiade, dans un entretien donné au Journal de l’Eglise protestante vaudoise, Bonnes Nouvelles (dans le supplément en ligne, mars 2014) explique très bien la dimension spirituelle de l’œuvre de Jaccottet.

La fascination des yeux ouverts, décidés à voir plus loin que le visible.

«Cette œuvre, dit-il, a une dimension spirituelle, dans la mesure où Philippe Jaccottet scrute attentivement, presque anxieusement “ce qu’il lui est permis d’espérer“, à l’intérieur de son travail poétique.» «L’expérience poétique naît, chez lui, poursuit-il, d’une forme de contemplation, le plus souvent à l’occasion d’une promenade dans la nature, près de sa maison, ou parfois aussi d’une relation suivie avec une œuvre d’art. Elle consiste à accueillir et à interroger des événements mi-sensibles mi-spirituels surgis d’une rencontre avec le monde extérieur mais avec un retentissement particulier dans la vie intérieure. Quelque chose se passe de l’ordre du sensible, d’à la fois fragile et très aigu. Une impression à la vue d’un fragment de paysage, à l’écoute d’un oiseau, d’un cours d’eau, d’une musique et qui se prolonge sous la forme d’une émotion, qui, elle, est d’ordre spirituel et qui donne une orientation à la vie intérieure dans la mesure où elle abrite la possibilité du sens, de l’invisible. La poésie ne va pas plus loin. Elle constate, elle recueille, elle cherche à dire une énigme et en la disant elle l’éclaire, mais elle ne l’explique pas, […]

Dans A travers un verger, Jaccottet reformule à sa manière sa position de poète ou de porte-parole des émotions vives qu’il cherche à traduire en mots et en rythmes, par crainte de les réduire à la banalité :

«Dire: nous ne sommes que des instruments, imparfaits, dont le plus haut usage est de faire circuler de la lumière – contre l’obscurité qui semble fatalement l’emporter […]» (Pléiade, p. 563).

Nombre de poèmes ou de proses descriptives, reprises en versets, allant du plus visible à l’invisible, au mystère, au sens caché, selon une recherche de clarté, lente, tâtonnante, parfois bégayante, suivent les détours ou les particularités qui lient le proche et le lointain, le haut et le bas, le grand et le petit, se fiant au rythme du pas ou à la fascination des yeux ouverts, décidés à voir plus loin que le visible. Ainsi est le texte intitulé «Fantaisie de mai», dans Beauregard, dont je cite ici la méditation finale:

«Les prés chantonnent à ras de terre contre la mort; ils disent l’air, l’espace, ils murmurent que l’air vit, que la terre continue à respirer.

Je n’ai jamais su prier, je suis incapable d’aucune prière.

Là, entre le jour et la nuit, quand le porteur du jour s’est éloigné derrière les montagnes, il me semble que les prés pourraient être une prière à voix très basse, une sorte de litanie distraite et rassurante comme le bruit d’un ruisseau, soumise aux faibles impulsions de l’air.

[…] ces prairies existent, dispersées. Il ne faut même pas les chercher. On les longe à la fin d’une journée, de n’importe quelle journée, quand la lumière se fait moins distincte, le pas plus lent, et c’est comme s’il y avait une ombre à côté de vous revenu et d’infiniment loin, alors qu’on ne l’espérait plus, et qui, si on se retournait pour la voir, ne s’effacerait peut-être même pas» (Pléiade, p. 709).

Avec cette discrète allusion biblique à la femme de Lot, qui met en circulation tout un monde, on voit comment poésie et vie spirituelle dialoguent chez Philippe Jaccottet, non pour trouver une issue mais pour partager les richesses qui sans cesse passent d’un univers à l’autre, du dehors au dedans, puis s’en reviennent par un autre chemin, comme il est dit dans la bible.

[print-me]


Doris Jakubec

Doris Jakubec

Doris Jakubec fut directrice du Centre de recherches sur les lettres romandes de 1981 à 2003. Elle a largement contribué au rayonnement de la littérature romande, et ce bien au-delà de nos frontières, en particulier aux USA, au Canada, en Europe de l’Est et jusqu’en Chine. Après avoir dirigé la publication de l’œuvre complète de Ramuz en Pléiade elle vient de collaborer à celle de Philippe Jaccottet dans la même collection.

Article suivant