Revue Sources

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– Et où es-tu vraiment?
– Avec la poésie ou Dieu?
D’ailleurs c’est pareil.
Ils se cherchent mutuellement. [1 Jean-Marie LE SIDANER, Le ramasseur d’ombres, Editions de La Différence, 2000, p.55.]

Nul ne contestera que la foi chrétienne peine à trouver son langage aujourd’hui. Entre les raidissements intégristes et les allégeances aux goûts du jour, entre peur et tiédeur, la voie est étroite, sinon malaisée. Beaucoup, faute de trouver leur manne, se découragent et font défection. Mais beaucoup aussi, parmi ceux qui restent, travaillent vaillamment à « rouvrir le vieux langage ».

Une langue de feu qui réveille la braise

Si la résurrection a du sens, c’est aussi dans ce travail sur le langage qu’elle doit se manifester. Pour nourrir notre chemin de foi, nous avons besoin d’une langue qui sonne juste, d’une langue de feu qui réveille la braise en nous, pas d’une langue de bois qui nous tire vers le bas! Nous sommes en quête d’une langue qui laisse passer la lumière, qui témoigne de plus haut qu’elle, mais nouée à la poussière du quotidien, « pliée à la quelconquerie des jours ».[2 Pierre VOELIN, De l’air volé, Fragments d’un art poétique, MétisPresses, 2011, p.46.] D’une langue qui s’incline devant le tranchant de la vie au lieu de se décliner elle-même.

Nous sommes en quête d’une langue qui laisse passer la lumière, qui témoigne de plus haut qu’elle, mais nouée à la poussière du quotidien, « pliée à la quelconquerie des jours ».

Si la poésie attire l’attention aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’elle occupe une place particulière dans le langage: c’est de « l’air volé » (Ossip Mandelstam), c’est un souffle qui donne de respirer, qui empêche d’étouffer. En substituant à la parole qui analyse une parole qui désigne, la poésie subvertit la raison raisonnable et questionne les certitudes comme les habitudes de langage.

« La poésie a fonction de gardienne de la langue, dans son amplitude, ses ressources et son imaginaire; elle la protège contre les dérives manipulatrices et l’insignifiance qui est la plus grande menace qui aujourd’hui pèse sur les mots comme sur les images; elle offre ainsi une forme de résistance au bavardage contemporain, ainsi qu’à la surabondance aliénante de tout. » 

L’écriture poétique reste une écriture incontournable en ce qu’elle inquiète le discours commun et la propension à l’idéologie. En préservant une manière de non-savoir, en s’ouvrant au risque de l’absence, elle emmène vers une dissidence propre à renouveler notre posture de foi. En privilégiant l’ouverture et la question, elle nous rappelle que parler veut dire être en chemin et que la vérité ne peut être « arrêtée », puisqu’elle se signifie dans le mouvement même de sortir de l’oubli ou du sommeil.[4 En grec, la vérité se dit a-lètheia, littéralement: sortie de la léthargie.]

Alors que les concepts agrippent et enferment la réalité (Begriff), le langage poétique met en avant le symbole qui étreint le réel sans le figer. L’histoire nous enseigne que les divisions naissent des abstractions et des rationalisations, jamais des symboles qui engendrent à la fois une communion avec le mystère et entre ceux qui s’inclinent devant lui. Au risque de simplifier abusivement, on pourrait dire que le symbole donne la parole, alors que le concept la prend. Le langage symbolique invite à se reconnaître frères et sœurs d’un même manque… celui de l’Origine qui, de nous échapper, creuse en nous l’infini du désir.

Dieu, en ne se livrant pas comme une évidence, nous élit au statut de partenaires.

Mystique et poésie font alliance

De tous temps et dans toutes les religions, Dieu et les poètes se cherchent. Mystique et poésie font alliance pour effleurer l’indicible qui sous-tend l’existence. En faisant signe vers une autre amplitude, vers une autre altitude, les poètes nous convient à un même agenouillement intérieur devant ce qui ne peut être dit et qui pourtant ne peut rester tu. L’Ecriture biblique elle-même est en son fond une écriture poétique qui évoque l’innommable sans jamais le circonscrire. Si elle continue à parler à ceux qui lui prêtent oreille, c’est qu’il y a en elle une parole en devenir qui invite à ne pas en rester là, une parole infinie où le « dire » déborde toujours le « dit ». La bonne nouvelle, c’est que Dieu n’est jamais « tout dit », il reste à dire! Les poètes, mieux que quiconque, l’éprouvent dans leur chair: dans l’instant où ils veulent parler de Dieu, ce n’est déjà plus de lui dont ils parlent!

La tradition juive nous rappelle avec force que le Nom de Dieu, YHWH, reste à jamais imprononçable. Il est tout de même extraordinaire que les quatre consonnes qui le désignent en hébreu soient une forme du verbe être dont on n’a jamais percé le mystère!

Si la spiritualité en revient toujours aux poètes comme aux prophètes, c’est qu’ils nous emmènent au bord de l’inouï qui fait battre notre cœur.

« L’absence de sens dans ce nom divin renvoie à sa position centrale au sein de la révélation dont il est la base. « (…). Les rayons ou les sons que nous en captons ne sont pas tant des communications que des appels. Ce qui revêt un sens, une signification ou une forme n’est pas le verbe lui-même, mais la tradition de ce verbe, sa transmission et sa réflexion dans le temps. « [5 Gershom SHOLEM, Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Cerf 1983, p.98-99.]

Dieu est tout à la fois l’irreprésentable, l’inscrutable, l’indicible, l’infini dont la pensée ne peut prendre la mesure. Mais ce retrait n’est pas un néant, il se donne plutôt comme un appel à chercher et à transmettre l’inépuisable énigme qui nous tient en vie. Michel de Certeau parle du Tétragramme comme d' »un principe d’évidement » qui rappelle la dimension d’absence, de mystère et de silence qui transit toute chose et tout être et défait ainsi toute mainmise comme toute prétention à connaître l’autre. Le vide est un incontournable dans le processus de la vie. « La possibilité d’un vide est le noyau du vivant »[6 Marc-Alain OUAKNIN, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Balland, 1991, p. 281.]. On peut évoquer ici le lien avec la pensée du Tao, née à l’époque où Moïse reçoit les Dix Paroles au Sinaï, et l’importance qu’elle accorde au « vide médian » qui permet le dépassement du dualisme yin/yang en drainant le meilleur des deux. C’est ainsi que cette part de questionnement et d’incertitude intimement tissée à la vie est à lire non comme un manque qui ferait souffrir, mais comme le signe d’une sollicitude: Dieu, en ne se livrant pas comme une évidence, nous élit au statut de partenaires et non de marionnettes. En allemand, le mot « mystère », Geheimnis, contient en son centre la syllabe heim, le « chez soi ». Comme pour nous enjoindre à faire du mystère un « chez-soi », à habiter humblement ce qui nous échappe plutôt qu’à le fuir ou nous en offusquer. Les vérités ne se hurlent pas, elles se murmurent, car « si tu nommes trop haut les choses, elles se retirent « [7 Sylvie GERMAIN, Hors champ, Albin Michel 2009, p.173-174].

Un linge de silence

Si la spiritualité en revient toujours aux poètes comme aux prophètes, c’est qu’ils nous emmènent au bord de l’inouï qui fait battre notre cœur. C’est un imperceptible, un presque rien, mais dont nous pressentons qu’il requiert une disponibilité et une écoute sans faille. La Bible désigne ce si peu par la « voix de fin silence » (1 R 19,12) qui vient chercher Elie au plus creux de ses heures malheureuses avec cette unique question qui rend à l’élan de marcher plus avant: « Elie, que fais-tu là? » Dans cette infime vibration du silence se tient « la seule parole toujours disponible aux êtres disponibles »[8 Jean-Claude RENARD, Quand le poème devient prière, Nouvelle Cité 1987, p.46]

Entrer en poésie est bien plus qu’une simple coquetterie, c’est une véritable insurrection.

De la laisser entrer en soi ouvre des espaces infinis, une sorte de large terre « ruisselante de lait et de miel ». Nous respirons mieux d’être alors dépossédés du souci de nous-mêmes en retrouvant le souci des autres. Car, en nous reliant à l’Autre inatteignable, c’est bien vers les autres que la voix nous conduit. Elle réveille entre nous une parole qui s’insurge contre la violence ou la désertification des relations, une parole qui lutte « pour que rien ne s’efface du visage humain »[9 Pierre VOELIN, op. cit. p.90.]Pour sonner juste, les mots que nous nous offrons les uns aux autres sont à poser sur un linge de silence; chacun demande à être lu, élu avec une tendresse infinie, même si c’est là « un usage qui n’est plus de mise dans un monde où les mots sont de simples torchons »[10 Pierre VOELIN, op. cit. p. 71.].

Dieu a fait de nous son ouvrage (poïema), son « poème » (Eph.2,10)! Qu’y a-t-il là à entendre, sinon l’urgence à devenir nous-mêmes poètes « du beau langage, celui qui va au-delà des mots, qui ne livre que l’essentiel, qui fait parler les taciturnes, les écorchés, les mal-aimés des Ecritures, qui travaille les questions et non les réponses »[11 Bernard TIRTIAUX, Le passeur de lumière, Ed. Denoël, Folio, 1993, p.353.].

C’est ainsi qu’entrer en poésie est bien plus qu’une simple coquetterie, c’est une véritable insurrection qui invite à ralentir le pas, à goûter le peu ou l’infime, à retrouver, au bout de la patience, un regard lavé:

« Parfois le jour comme une copie du jour
et nos vies comme des copies de la vie.
Quand il ne reste que très peu de choses à faire
apparemment très peu: regarder une fenêtre
dans les vitres d’une autre fenêtre, et le ciel
si gris et si terne sur les toits – et regarder encore
comme si tu allais découvrir le tout petit détail
qui montrerait que la feuille a glissé, que c’est l’original
qui se trouve maintenant devant toi. »
[12 Paul DE ROUX, Le front contre la vitre, Gallimard, 1987.]

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Francine Carrillo

Francine Carrillo

Francine Carrillo est pasteure et poétesse genevoise. Ses écrits appréciés pour leur enracinement biblique et poétique ouvrent la voie à une pratique renouvelée de la méditation chrétienne.

Deux poèmes, tirés de Vers l’inépuisables, Labor et Fides, 2002.

 

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