Revue Sources

Qu’il me soit permis d’évoquer ici un souvenir personnel: j’ai longtemps enseigné la littérature paulinienne. J’essayais de comprendre et de faire comprendre les lettres de l’Apôtre, surtout les grandes épîtres: aux Romains, aux Galates et aux Corinthiens, parfois difficiles à interpréter.

Déjà S. Pierre le reconnaissait. Parlant des lettres de Paul, il écrivait: «Il s’y rencontre des points obscurs, que les gens sans instruction et sans fermeté détournent de leur sens – comme d’ailleurs les autres Ecritures – pour leur propre perdition.» (2Pi 3,16). Ce n’est qu’en abordant la première épître aux Thessaloniciens que j’ai découvert un autre type de lettre, au ton simple et direct, un peu comme le billet à Philémon.

La première lettre aux Thessaloniciens ne fait pas partie des grandes épîtres, elle ne développe pas le thème de la grâce par exemple, ni l’impact de la croix. La seconde partie aborde la thématique de l’eschatologie, l’attente de la venue du Seigneur et l’espérance du croyant; elle nous est connue par les messes d’enterrement: «il ne faut pas que vous vous désoliez comme les autres, qui n’ont pas d’espérance.» (4,13). Mais c’est la première partie de la lettre qui va retenir ici mon attention. Elle ne parle pour ainsi dire que d’une chose: la relation des évangélisateurs avec ceux auxquels ils annoncent la Bonne Nouvelle. Ces trois petits chapitres sont remarquables à cet égard: évangéliser, oui, mais comment? Jacques Loew aimait à dire que le premier obstacle à l’évangélisation, c’est souvent le missionnaire lui-même. Ici nous avons la face positive de la médaille: quel fut le comportement des apôtres alors qu’ils annonçaient l’Evangile à Thessalonique, en terre païenne, dans le cœur de ce qui allait devenir notre Europe.

Nous possédons un papyrus en grec du 3e siècle de la célèbre collection Chester Beatty à Dublin. Il provient d’un monastère égyptien du Fayoum. C’est le plus ancien manuscrit contenant une collection des lettres de Paul. Il nous en reste 86 pages sur un total d’une centaine de pages. De la première lettre aux Thessaloniciens, il ne nous reste que quelques mots du titre, 1,9 – 2,3 en partie et quelques versets du chapitre 5. Miraculeusement c’est un mot important de 2,1 qui est sauvegardé: «vous SAVEZ – oidate en grec – frères, comment nous sommes venus chez vous, que ce ne fut pas en vain». Ce petit mot est emblématique et typique de toute la lettre: l’évangélisation ne s’est pas faite en paroles seulement mais par une qualité de présence. Qui plus est, les apôtres peuvent s’appuyer sur cette expérience et y renvoyer les croyants. Expérience du côté des apôtres, expérience du côté des chrétiens: on est là dans le registre de l’Incarnation et de ses conséquences. La Bonne Nouvelle se répand parce qu’elle est incarnée, crédible, bonne à vivre et donc à transmettre.

La Bonne Nouvelle se répand parce qu’elle est incarnée, crédible, bonne à vivre et donc à transmettre.

Evangélisation par la communion

Je vais glaner ici et là quelques étincelles de cette lumineuse expérience. Et tout d’abord l’adresse de la lettre, écrite par Paul, Sylvain et Timothée. On parle couramment des lettres de Paul, comme s’il en était le seul auteur. C’est inexact. Il associe Sylvain et Timothée, les tout proches dans la tâche de l’évangélisation. Et toute la lettre est écrite en «nous». C’est extrêmement rare dans les lettres que nous connaissons de l’Antiquité. Certes, Paul a dû en être l’instigateur, probablement celui qui dictait: un groupe de personnes n’écrit pas… Mais il tient à faire de Sylvain et Timothée de véritables co-auteurs. Premier point d’attention: l’évangélisation part d’une communion entre des personnes. De même que notre Dieu est communion d’amour entre trois personnes, de même l’annonce de son amour ne se fait pas de manière solitaire, solipsiste, mais en diffusant et en laissant voir une communion. Jésus a réuni autour de lui des apôtres, les appelant à l’unité. C’est encore ce que S. Dominique a voulu, au moment où il fondait l’Ordre des Prêcheurs et envoyait les frères prêcher, deux par deux, comme les Apôtres. Le conventus (couvent) n’est pas d’abord un bâtiment, mais la communion des frères.

Un savoir en acte

Suivons cette thématique du «savoir»: «nous le SAVONS, frères aimés de Dieu, vous avez été choisis» (1,4). Paul, Sylvain et Timothée appliquent ici aux païens de Thessalonique le thème de l’élection, réservé jusqu’ici à Israël. Eux aussi sont les bien-aimés de Dieu. Comment Paul le sait-il? Par une expérience: il a vu à l’œuvre leur foi, leur espérance et leur charité (1,2-3). L’évangélisation n’a pas été chez eux pur blabla, flot de paroles aussi solennelles que générales et sans effet. Non, ils ont pu voir la puissance de Dieu, la puissance de l’Esprit Saint à l’œuvre, et en surabondance (v. 5). La vie des gens en a été transformée, les apôtres en furent les témoins et ils le disent.

Mais comment en est-on arrivé là? A nouveau, notre trio apostolique le précise: «vous SAVEZ, comment nous nous sommes comportés au milieu de vous pour votre service» (v. 5). Au milieu de vous (pas au-dessus) et pour vous. Paul dira ailleurs: «nous ne sommes, nous, que vos serviteurs à cause de Jésus» (2Co 4,5). L’Evangile du Serviteur – Jésus – s’incarne et fait des apôtres des serviteurs de la communauté. J’insiste: Paul ne fait pas que le dire, mais il renvoie les Thessaloniciens à l’expérience qu’ils ont eue de la venue chez eux de ces apôtres. «Vous le savez…»: si ce n’était pas vrai, clair et probant, c’est toute l’argumentation des apôtres qui serait privée de force et de sens.

Dans les épreuves

Ce même recours à l’expérience est invoqué pour souligner un double courage: celui de Paul et de ses compagnons appelés à prêcher un Evangile intégral, sans peur et sans concession, et le courage des Thessaloniciens devenus croyants: «vous-mêmes savez, frères, comment nous sommes venus chez vous, que ce ne fut pas en vain. Nous avions, vous le savez, enduré à Philippes des souffrances et des insultes, mais notre Dieu nous a accordé de prêcher en toute hardiesse devant vous l’Evangile de Dieu, au milieu d’une lutte pénible» (2,1-2). Plus encore, Paul peut souligner l’authenticité de leur prédication: «jamais non plus nous n’avons eu un mot de flatterie, vous le savez, ni une arrière-pensée de cupidité, Dieu en est témoin» (2,5). Là encore, c’est une expérience patente et irréfutable, sans quoi Paul ne gagnerait pas à l’invoquer avec le fameux: «vous le savez». Pour les arrière-pensées, il préfère dire: «Dieu en est témoin»!

S’ensuit alors ce qu’on peut appeler le sommet de la lettre, du point de vue de l’évangélisation: Paul et ses compagnons n’ont pas recherché la gloire humaine, «alors que nous pouvions, étant apôtres du Christ, vous faire sentir tout notre poids.» (2,7). Ils auraient pu s’imposer, ils en avaient même le droit, formellement, au nom de l’enseignement du Christ dont ils étaient les dépositaires. Mais ils ont choisi de ne pas séparer l’enseignement du Christ de sa vie concrète; ils n’ont pas voulu seulement transmettre un message: par fidélité, ils ont choisi de l’incarner. Et Paul de se comparer alors à une mère allaitant son enfant, puis à un père exhortant et encourageant ses enfants. Il peut à nouveau renvoyer non seulement à un message mais à leur expérience: «vous vous souvenez de nos labeurs et fatigues» (v. 9), puis à propos de leur conduite sainte: «vous êtes témoinset Dieu l’est aussi» (v. 10), enfin à propos de la liberté que leur avait donné le fait de gagner leur vie sans dépendre de ceux qu’ils évangélisaient:«vous le savez» (v.11).

Conclusion

L’Evangile s’est répandu de communauté à communauté, on comprend maintenant pourquoi. Le comportement des apôtres a été un évangile en acte. Les auditeurs en ont été marqués, ils ont pu et voulu obéir à cette parole qui n’était pas simplement parole humaine. Cela fait l’admiration des Apôtres: «voilà pourquoi de notre côté, nous ne cessons de rendre grâces à Dieu de ce que, une fois reçue la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie, non comme une parole d’hommes mais comme ce qu’elle est réellement, la Parole de Dieu. Et cette parole reste active en vous les croyants.» (2,13). C’est en étant profondément humains que les apôtres ont été les disciples et les témoins crédibles de Jésus. Par là ils n’ont pas perdu leur autorité, ils l’ont au contraire gagnée, en même temps que pour l’Evangile une force irrésistible d’amour, de courage et de crédibilité. L’année de la foi ne nous invite-t-elle pas à faire de ces chapitres la charte des évangélisateurs, prêtres et laïcs?


Jean-Michel Poffet

Jean-Michel Poffet

Le frère dominicain Jean-Michel Poffet, bibliste, fut directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique de Jérusalem. Il est aussi membre du comité de rédaction de notre revue «Sources ».

Lumineux et formidablement actuel.
Merci à l’auteur et aux éditeurs.

P. Romain Lumpp – Paris


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