Revue Sources

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À l’occasion de l’entrée dans le troisième millénaire, j’avais donné une conférence sur la famille. Je me contentais d’en évoquer les enjeux pour les dix ou vingt années à venir. Or nous y sommes déjà ou presque. La question n’a guère changé, mais les angles se sont affinés, voire durcis.

Sociologisme ambiant

Une des difficultés centrales est sans doute un certain sociologisme ambiant. J’entends par sociologisme la tendance à vouloir dériver les normes sociales et éthiques de la simple évolution des mœurs ou, autrement dit, de déduire le progrès moral du progrès social, compris comme linéaire et inéluctable[1].

Un des problèmes à résoudre est ici celui de la pluralité conflictuelle des représentations morales à l’œuvre dans les sociétés démocratiques. L’exemple du débat – manqué ou en tout cas incomplet – sur le mariage pour tous en France a montré que le processus de décision parlementaire et gouvernemental ne se confond pas avec la situation réelle de la société française. Cela vaut, me semble-t-il, aussi bien pour l’ambigüité des langages (pourquoi parler de mariage plutôt que d’union civile et de partenariat à propos des couples de gays ou de lesbiennes? quelle est la décision anthropologique qui décide de déduire que l’égalité des droits est équivalente à l’identité des désignations sémantiques, alors que les réalités humaines sont, de fait, différentes? qu’est-ce qui permet de justifier le saut entre le droit et la symbolique?)

Nous traiterons dans la suite de cet article la question des couples homosexuels, car elle constitue un bon test des changements qui sont en train de s’opérer dans la compréhension de la famille. De notre point de vue, il ne s’agit pas de suivre de manière linéaire et non critique les évolutions en cours, mais de tenter de garder de vue une certaine cohérence globale entre les notions de famille, de couple et de filiation. Notre perspective relève davantage, de ce fait, d’une réflexion sur les dimensions sociales et institutionnelles du lien amoureux, sexuel et parental que d’une défense monomaniaque des droits individuels.

Les débats de ces derniers mois, touchant aux couples homosexuels, ont généralement confondu trois types de problèmes qui, de mon point de vue, devraient être distingués avec soin.

Les églises protestantes doivent-elles bénir les couples ayant contracté un partenariat civil?

Nous présupposons l’idée civile de partenariat, tel qu’il existe notamment dans la loi suisse, mieux conçue et ciblée que le pacs français, lequel est trop largement prévu pour d’autres situations que celles des couples de gays ou de lesbiennes.

Pour ma part, j’ai toujours estimé nécessaire et prudent de distinguer la question du partenariat civil pour les couples de même sexe de celle de leur bénédiction par l’église. Il n’existe pas en effet, à mes yeux, de lien direct entre les deux problématiques. Pour le dire autrement, la justification de la bénédiction ne réside pas simplement dans le parallèle qu’on peut être tenté d’établir avec d’autres institutions civiles, comme le mariage hétérosexuel. La bénédiction nuptiale accordée aux couples de sexes différents ne repose pas simplement sur la reconnaissance, par l’église, d’un rite social juridiquement établi, mais se réclame aussi d’une certaine interprétation biblique et théologique de la signification du mariage comme tel. On voit bien que, dans le parallèle établi avec le « mariage » d’un couple de même sexe les conditions d’une telle interprétation ne sont pas données. La bénédiction nuptiale classique, celle du mariage hétérosexuel, est cohérente du point de vue biblique et théologique. Dans le cas du « mariage gay », la construction d’une telle cohérence est pour le moins très problématique et je dirais même plus hautement acrobatique et improbable.

Il n’y a donc pas d’obligation logique et théologique quelconque à déduire de la reconnaissance du partenariat civil de couples de même sexe l’obligation de leur accorder un rite de bénédiction.

La question la plus difficile aujourd’hui, on a tendance à l’oublier, est celle de la signification théologique du mariage, notamment en protestantisme[2]. Nous ne disposons pas, de ce côté-ci, d’une théologie du mariage comme sacrement. Mais l’héritage augustinien ne nous est pas à ce point devenu étranger que nous ne puissions pas y recourir au moins partiellement. Rappelons que, chez Augustin, le mariage repose sur ce qu’on peut désigner comme un trépied: la fides, la proles et le sacramentum. Autrement dit la relation de confiance entre les époux, la perspective de la filiation et la dimension proprement théologale, le rapport du couple à Dieu et sa signification devant Dieu. Le débat actuel sur la bénédiction des couples homosexuels dans les églises protestantes a révélé la fragilité extrême de la théologie du mariage (hétérosexuel). Sans en faire un sacrement, il importe, de mon point de vue, d’en revaloriser la portée. C’est seulement quand cette question sera clarifiée qu’on pourra expliquer pourquoi l’accueil des couples de même sexe, s’il peut en effet répondre à une question éthique de respect et de justice, ne doit pas virer cependant en une confusion indue entre le mariage hétérosexuel et l’union civile de couples de même sexe vivant en partenariat. Il y a donc bien un lien à établir entre la question de la bénédiction et celle du statut civil respectif du mariage et du partenariat.

La société civile doit-elle instituer un mariage pour tous ou convient-il de distinguer le mariage et le partenariat civil?

On voit clairement la grande différence entre le débat interne au protestantisme suisse et la discussion française au sujet du « mariage pour tous ». Le gouvernement socialiste français puis le parlement à majorité socialiste, suivant les engagements de campagne de François Hollande, ont adopté le mariage pour tous, sur un plan purement civil, en modifiant l’état juridique antérieur constitué par le pacs. Comme nous l’avons dit un peu plus haut, le pacs lui-même souffrait, en comparaison de la législation helvétique, d’un défaut rédhibitoire, puisqu’il était valable aussi bien pour les couples hétérosexuels que pour les couples de même sexe. Il avait introduit pour ainsi dire deux catégories de disposition, le pacs et le mariage, entre lesquels les hétérosexuels pouvaient choisir, mais non pas bien sûr les homosexuels. La nouvelle législation française adoptée en février 2013 met ainsi à plat les deux institutions et supprime de ce fait, si je vois bien, le pacs, en faveur de la notion supposée plus large et plus juste de « mariage pour tous ».

On n’est pas parent tout seul, symboliquement parlant. On est père, ou on est mère.

Du point de vue de l’égalité des droits, on se trouve ici entre deux thèses opposées. La tendance dominante semble donner à penser que l’égalité des droits individuels porte à reconnaître à toute personne homosexuelle le même droit au mariage que celui dont jouissent déjà les hétérosexuels. Mais cette thèse repose à mon sens sur une pétition de principe, puisque le mariage est déjà défini a priori comme indifférent du point de vue de l’orientation sexuelle de celles et ceux qui le contractent. C’est pourquoi il faut soutenir une autre thèse: l’égalité des droits doit être compatible avec la situation respective des personnes. Ainsi, il n’y a aucune contradiction – ni juridique, ni éthique – à dire que les personnes de sexe différent peuvent se marier tandis que les personnes de même sexe peuvent s’unir par le biais d’un partenariat enregistré. L’égalité des droits n’est nullement affectée par une telle clarification des instances différentes à même de répondre aux demandes légitimes des uns et des autres.

L’égalité des droits entraîne-t-elle l’accès des homosexuels aux mêmes types de parentalité? (la question de la filiation et de l’homoparentalité)

Comme la France, la Suisse s’interroge sur les questions liées à l’homoparentalité. Mais alors que la France a décidé, en théorie, de régler les questions l’une après l’autre, la Suisse a mis la charrue avant les bœufs, en discutant l’adoption pour les couples de même sexe à l’intérieur des dispositions prévues au sujet du partenariat qui les lie. La question a été tranchée de manière positive par le Conseil national, mais doit encore être reprise par le Conseil des états[3]. Le débat a cependant montré la nécessité de limiter un tel accès des homosexuels aux seuls enfants du partenaire. On part ainsi d’une situation de fait, celle de l’existence d’enfants (nés d’une relation hétérosexuelle) au sein du couple de même sexe. Il ne s’agit pas, autrement dit, de céder à l’idée d’une homoparentalité propre au couple de même sexe comme tel. La différence est cruciale, comme nous allons tenter de l’expliciter par la suite.

Plutôt que d’entrer dans le détail des débats législatifs actuels, prenons de la hauteur, en méditant sur les enjeux éthiques et symboliques de la filiation[4]. Le point le plus difficile réside dans la question de savoir qui sont les parents de l’enfant. Parle-t-on de parents individuels, pris chacun pour soi, isolément, ou parle-t-on d’un couple parental?[5] De mon point de vue, la parentalité doit être abordée d’abord sous l’angle du couple parental et non pas en dissociant d’emblée les deux parents comme détenteurs de droits isolés. Nous nous tenons ici sur le plan fondamental et symbolique, et non pas, bien sûr, sur celui des réalités sociologiques quotidiennes, où la lutte respective de chacun des deux parents (notamment en cas de séparation ou de divorce) doit être reconnue à sa juste place. Mais on n’est pas parent tout seul, symboliquement parlant. On est père, ou on est mère. Il est important non seulement pour l’enfant, mais pour le couple lui-même et pour la société, de respecter cette dualité ou cette dyade fondamentale. Ce n’est donc pas un père tout seul, ou une mère toute seule, qui adopte ou qui accède à la procréation médicale assistée, mais un couple formé d’un père et d’une mère. Dans les cas d’homoparentalité, on ne doit discuter qu’à titre exceptionnel si l’un des deux membres du couple peut adopter l’enfant d’un autre. Mais cela ne devrait, justement, être envisageable qu’au cas où l’autre parent biologique ferait totalement défaut. Mais en aucun cas, il ne devrait être admis que les deux membres du couple de gays ou de lesbiennes deviennent ensemble les deux parents d’un enfant. C’est sur ce point que règne la plus profonde ambiguïté et que l’on s’aperçoit à quel point peut s’avérer pervers et nocif le télescopage de la fausse bonne idée d’un « mariage pour tous » et de l’homoparentalité érigée en idéologie des droits individuels.

La famille, en conclusion, n’est plus seulement une entité définie par ses données biologiques; elle est, plus que jamais, un lieu d’existence et de reconnaissance de type hautement symbolique. Mais cela ne diminue en rien la portée de la différence des sexes, du masculin et du féminin, au cœur de la filiation et de la construction de la parenté.

[1] Voir mes remarques à ce sujet dans La gauche, la droite et l’éthique. Jalons protestants et œcuméniques face aux défis actuels de la laïcité, Paris, Cerf, 2012.

[2] Voir Denis Müller et Céline Ehrwein, « Éthique du mariage et des autres formes de coexistence humaine », in I. Graesslé, P. Bühler, Ch. D. Müller (éds.), Qui a peur des homosexuelles? Évaluation et discussion des prises de positions des Églises protestantes de Suisse, Genève, Labor et Fides, 2001, p. 84-101.

[3] http://www.romandie.com/news/n/_Les_deputes_suisses_permettent_aux_homosexuels_d_adopter_l_enfant_de_leur_partenaire72131220121235.asp (consulté le 17 février 2013).

[4] Je me suis exprimé à ce sujet dans l’article « La filiation et la promesse. D’une éthique de l’égalité dans la différence à une reprise théologique de la différenciation ». Revue d’éthique et de théologie morale, RETM 225. juin 2003, p.111-129 et, tout récemment, dans la presse romande: « ‘Mariage pour tous’: bonne nouvelle ou Kindersurprise? », Le Matin, jeudi 29 novembre 2012, p. 21; « Évitons la confusion entre adoption et parentalité », Le Temps, vendredi 7 décembre 2012, p. 13.

[5] Il a été frappant de voir apparaître en France, à un certain moment du débat sur le mariage pour tous, que le législateur pourrait renoncer aux notions de père et de mère et les remplacer par celles de parent 1 et de parent 2. Heureusement, cette absurdité administrative a été finalement retirée. Mais elle était révélatrice d’un état d’esprit et en particulier d’une conception très individualiste des droits. Pour la discussion intraprotestante de ces questions, cf. « Disputatio: 95 thèses pour l’accueil des minorités sexuelles dans les Églises au nom de l’Évangile« ; Richard Bennahmias, « Les ordres de la création doivent être soumis à la relativisation de l’histoire », et Denis Müller « Pour un juste équilibre entre les théologies de la création et de l’alliance », Réforme, janvier 2013, p. 14-15.

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Denis Muller

Denis Muller

Denis Müller est professeur ordinaire d’éthique et de théologie à l’Université de Genève. De confession réformée, cet auteur s’est fait largement connaître par ses publications, jusqu’à devenir une autorité reconnue en matière d’éthique. Il est co-directeur du “Dictionnaire Encyclopédique D’Ethique Chrétienne”, paru aux Editions du Cerf en 2013.

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