Revue Sources

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«SmartCity», la ville intelligente, c’est le projet d’une ville moderne, innovante, capable d’améliorer la qualité de vie de ses habitantes et habitants.

Afin de stimuler le développement de savoirs autour de ce thème, la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) lançait en 2011 un appel à projets au sein de ses instituts et hautes écoles. Un des projets retenus, sous l’acronyme «Atequas», visait à porter un regard interdisciplinaire (urbanisme, architecture, sociologie, science politique) sur l’émergence et la transformation de quartiers dits «soutenables», c’est-à-dire dont la conception et / ou le (ré)aménagement répondent aux exigences environnementales et de qualité de vie tout en s’effectuant avec la participation de ses habitantes et habitants; pour le dire avec une formule, des «éco-quartiers participatifs». Chantal Guex, une des chercheuses impliquées dans le projet Atequas, tire quelques enseignements des observations réalisées par l’équipe de recherche sur le projet de réaménagement urbain du quartier du Vallon à Lausanne (Suisse), qui s’inscrit dans cette approche.

Le projet de réaménagement urbain du quartier du Vallon est exemplaire des possibilités et des limites de la démocratie participative. Exemple concret de l’expression de nouvelles formes démocratiques mettant l’accent sur la délibération et la participation des citoyens dans les projets pour (re)faire la ville, il illustre aussi les décalages et les contradictions qui existent entre les grandes régulations collectives à l’échelle d’une ville comme Lausanne, d’une part, et l’implication de citoyens à l’échelle d’un quartier dans la conception de leur environnement, d’autre part.


Le quartier du Vallon, à Lausanne: 


Approcher le territoire…

Lorsque un projet d’intervention urbaine est envisagé, les opérateurs qu’ils soient étatiques (administration, services concernés) ou professionnels (architectes, urbanistes) récoltent des données de nature essentiellement matérielle et physique sur le quartier: bâti existant, voies de circulation (accès, routes…)… Le quartier est saisi comme une réalité qui se révèle dans sa matérialité et qui s’actualise essentiellement dans le moment présent. Lorsque le passé est pris en compte, c’est avant tout « l’histoire des bâtiments », dans une vision essentiellement patrimoniale, qui est au cœur des analyses. Le plus souvent, l’histoire sociale et politique du quartier reste un angle mort.

Or, dans une perspective de démocratie participative, la «mémoire» sociale du quartier ne peut être négligée. Il s’agit notamment de repérer les débats et décisions politiques prises dans le passé, les processus de mobilisation que ces décisions ont suscités, ou encore de considérer les flux de populations et leurs modes de vie qui ont laissé leur empreinte, façonnant un «esprit des lieux», une identité collective propre au quartier.

Dans une perspective de démocratie participative, la «mémoire» sociale du quartier ne peut être négligée.

Les dispositifs de gouvernance, organisés au Vallon, ont en partie pris en compte ce savoir historique du quartier. La personne en charge du processus participatif du service de l’urbanisme savait que le Vallon avait la réputation d’un quartier avec une « population difficile » qui s’était déjà mobilisée contre des projets de rénovation dans le passé. Cette histoire politique du quartier, s’il en restait des traces dans les imaginaires des fonctionnaires et certainement aussi dans les tiroirs de l’administration, a été très peu explicitée durant le processus. En revanche, les expériences passées ont engendré une grande méfiance envers l’administration. Un gros travail a dès lors dû être fourni pour rassurer les membres du groupe de soutien et leur promettre que la dynamique actuelle serait différente de celle du passé, ainsi que pour désamorcer les craintes de la population, échaudée par les promesses non tenues des autorités.

dans sa dimension sociale

Dans une perspective de développement durable, les démarches de requalification urbaine ne peuvent faire l’économie d’une prise en compte des caractéristiques sociales des habitants, de leurs représentations et usages, de leur évolution dans le temps.

Dans le projet de réaménagement du Vallon, le groupe de soutien a ainsi élaboré un questionnaire portant à la fois sur les représentations, les usages des espaces publics et la mobilité des habitants du quartier, leurs besoins en termes de logement, de qualité des espaces publics, de trafic, de transport… Cette enquête à caractère exploratoire, et menée avec très peu de ressources, a néanmoins permis d’initier des débats s’appuyant sur la réalité et les préoccupations effectives des habitants.

Intégrer les savoirs profanes dans les processus de gouvernance

Les projets de requalification territoriale font intervenir une diversité d’acteurs: politiques, fonctionnaires, architectes, urbanistes et, selon les cas, usagers et habitants du quartier. Si chaque type d’acteur mobilise un savoir particulier aux différents moments du projet, une perspective de développement durable implique de décloisonner ces savoirs et de les faire dialoguer. De la simple séance d’information, où les autorités publiques transmettent intentions et décisions, en passant par les médiations organisées entre usagers et professionnels (explication des travaux en présence des architectes, visite guidée du quartier, animations diverses pour sensibiliser et mobiliser les habitants autour du projet de requalification…), jusqu’aux jurys d’experts réunissant savoirs profanes, professionnels et politique…, les formes de diffusion et d’intégration des savoirs sont multiples et variables selon la valeur et l’importance donnée à chaque type d’expertise et selon les différents moments du projet de requalification.

Le processus participatif mis en place au Vallon est exemplaire de cette volonté d’intégrer le savoir des usagers à travers différentes modalités et à différents moments du processus.

Les usagers, les habitants d’un quartier connaissent le quartier à travers les usages qu’ils en font. Cette expertise est précieuse à plus d’un titre. Elle permet d’élaborer des programmes d’intervention qui répondent aux usages et besoins sociaux; son intégration dans le projet renforce sa légitimité et son acceptabilité, évitant en partie les oppositions et les remises en question qui lui sont adressées. Pour les professionnels, les savoirs des usagers permettent de construire un projet en y intégrant des éléments très concrets, issus des expériences singulières des individus et de leurs usages effectifs de l’environnement. Reste que la traduction de savoirs et de besoins, souvent particuliers et spécifiques, en langage architectural et urbanistique reste une contrainte de taille que les professionnels ne réussissent pas toujours à relever.

Le processus participatif mis en place au Vallon est exemplaire de cette volonté d’intégrer le savoir des usagers à travers différentes modalités et à différents moments du processus: de l’enquête aux balades où les habitants ont pu s’exprimer sur leur quartier, jusqu’aux groupes de réflexion et séances de présentation et de critique collective des projets, les habitants ont été conviés à prendre la parole. Néanmoins, si certaines informations ont été clairement intégrées au programme du mandat d’étude adressé aux architectes et urbanistes, il n’est pas certain que ceux-ci aient réussi à l’exprimer dans leur projet. C’est le bureau d’architectes implanté dans le quartier qui a finalement su le mieux prendre en compte les connaissances sur les conditions d’usage de l’espace, comme si le fait d’en faire soi-même l’expérience en tant qu’usager en facilitait la traduction architecturale.

Information, consultation, co-décision: les «niveaux» de la «démocratie participative»

Dans certains cas, la participation se limite à une information des citoyens qui se veut claire et régulière sur les projets d’aménagement. Dans d’autres cas, elle prend la forme de dispositifs complexes de délibération; mais ces derniers ne sont souvent que consultatifs, les décisions finales appartenant non pas aux habitants mobilisés, mais aux autorités politiques et administratives, sans que cette distinction entre «être consulté» et «pouvoir décider» soit toujours clairement explicitée au début du processus. Les attentes et les besoins que fait naître le processus participatif risquent dès lors d’être déçues, délégitimant du coup l’ensemble du dispositif.

Dans le cas du Vallon, une séance d’information a d’emblée clarifié les objectifs poursuivis: élaborer avec les habitants le programme pour un mandat d’études soumis aux professionnels, consultation donc, mais pas décision. Si cette clarté au début du processus participatif a eu l’avantage de ne pas soulever des attentes collectives trop fortes, la suite des évènements, une fois le programme lancé, a néanmoins déçu les acteurs engagés : attente de plusieurs mois sans nouvelle de l’administration; séance d’information programmée à la dernière minute; changement abrupte de la responsable du projet Vallon au sein du service de l’urbanisme… L’engagement citoyen ne doit donc pas seulement être stimulé au début du processus, mais faire l’objet d’attention et de soutien durant toute la durée du projet d’aménagement.

Pour un processus participatif souple, adapté et créatif

Aux yeux des élites politico-administratives ainsi que des professionnels, donner la parole aux usagers et habitants du territoire s’apparente souvent à un exercice risqué, le citoyen ordinaire pouvant s’immiscer dans des questions techniques ou politiques qu’il ne maîtrise pas. Cette crainte de perdre le contrôle a conduit à une grande formalisation des procédures participatives. Celle-ci est d’autant plus forte quand la mise en oeuvre est déléguée à des mandataires externes disposant d’un savoir-faire qu’ils appliquent uniformément à chaque projet, sans vraiment tenir compte des particularités locales et surtout des forces de proposition des acteurs du quartier.

L’engagement citoyen ne doit donc pas seulement être stimulé au début du processus, mais faire l’objet d’attention et de soutien durant toute la durée du projet d’aménagement.

A l’inverse de l’application mécanique d’un tel «kit» de procédures prêtes à l’emploi, le dispositif participatif du projet du Vallon s’est construit progressivement à partir des propositions apportées par le groupe de suivi et les habitants.

Par exemple, celui-ci a organisé une grande fête de quartier, mobilisant les savoir-faire des habitants (stand de cuisine, animation musicale, jeux pour les enfants…). Il a aussi pris prétexte de la fête pour proposer des balades urbaines dans le quartier, amenant enfants, parents et particuliers à découvrir l’histoire et les lieux intéressants du quartier. Ces journées festives furent aussi l’occasion de récolter, sous diverses formes, les attentes et besoins en termes d’aménagement. Cette action a permis de responsabiliser et fédérer la population autour de questions et d’enjeux étroitement liés à leur espace de vie, encourageant ainsi une appropriation sociale du quartier.

Le groupe de suivi a également joué le rôle de relais entre le service de l’urbanisme et la population du Vallon, en rassurant les habitants sur les intentions de la municipalité et faisant remonter les doléances et les préoccupations jusqu’à cette dernière.

In fine, si les processus participatifs doivent à l’évidence se déployer dans un cadre clair en termes d’objectifs, il ne faut pas négliger l’importance tant de la dimension temporelle du processus que des ressources effectives qui pourront être affectées à ce dernier. Comme ces deux éléments sont susceptibles de varier au cours du temps, il est important que le dispositif participatif intègre dès sa conception des marges d’action (d’initiative, de créativité, …) qui permettent la mobilisation effective de la population et de ses différentes composantes et que celles-ci aient la capacité de lancer des actions innovantes autour du projet d’aménagement.

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Chantal Guex est professeure à la Haute Ecole Supérieure de Suisse occidentale (HES-SO) – Haute école de travail social Fribourg.

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