Algérie – Revue Sources https://www.revue-sources.org Fri, 01 Jun 2018 08:55:56 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Pierre Claverie bientôt béatifié https://www.revue-sources.org/pierre-claverie-bientot-beatifie/ https://www.revue-sources.org/pierre-claverie-bientot-beatifie/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:02:52 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2587 Un communiqué de cath.ch du 11 avril dernier, signé pas Bernard Hallet, retranscrit une communication de notre frère Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran, concernant la prochaine béatification de 19 religieux et religieuses catholiques assassinés en Algérie au cours de le guerre civile qui opposa le FIS (Front islamique du salut) au gouvernement. Une décennie noire qui coûta aussi la vie à quelques deux cent mille algériens musulmans. Les frères de Tibhirine et Mgr Claverie (1938-1996), dominicain, évêque d’Oran ont été emportés par cette vague de violences.

Une béatification dans l’humilité

Cette célébration aura bien lieu à Oran, au nord ouest du pays. C’est la seule certitude qu’exprime Mgr Jean-Paul Vesco, le 11 avril 2018. “Organiser cette béatification me touche très fortement”. Et l’évêque d’Oran souhaite la placer sous le signe de l’humilité. “La célébration de la béatification aura lieu à Oran. Je serais très surpris que cela se passe ailleurs.» Mgr Vesco n’a pas “la moindre information” concernant l’éventualité d’une venue du pape en Algérie à cette occasion.

Un événement qui fera sens

Mgr Vesco souhaite une célébration “qui fasse sens pour tous, aussi bien chrétiens que musulmans et qui soit un signe d’espérance”. Il ne s’agit pas de célébrer des héros chrétiens, “cela n’aurait aucun intérêt. Ces religieux ne s’identifiaient justement pas à des héros!”

Cette béatification doit également être le signe de rapprochement entre les communautés chrétienne et musulmane, à l’instar des liens d’amitié et de solidarité qu’avaient tissés les moines et les Algériens durant cette terrible guerre civile. “Ces hommes ne sont pas morts en haine de la foi, mais en haine tout court et infinie. Cela me fait penser à l’assassinat du Père Hamel. Ils ont voulu abattre un symbole. Il en va de même pour ces moines de Tibhirine et ces religieux”.

Une béatification en pleine actualité

“Ce qui se passait en Algérie il y a 20 ans, se passe actuellement dans le monde”, lance l’évêque d’Oran. Là où une telle célébration marque habituellement une vie et des gestes passés ajoute-t-il, la béatification d’Oran interviendra en pleine actualité. “Regardez ce qui se passe en France, au Moyen-Orient, en Syrie, en Irak…” L’évêque d’Oran souhaite une célébration qui se déroulera dans une rencontre interreligieuse, en mémoire des martyrs d’Algérie et pour donner un signe d’espérance au monde.

Très touché

Organiser cette béatification me touche très fortement”, déclare l’actuel évêque d’Oran. Parmi les futurs bienheureux se trouve en effet Mgr Pierre Claverie, son prédécesseur, dominicain lui aussi. “Si Pierre Claverie n’avait pas été assassiné, je ne serais pas venu en Algérie”. A la suite de sa mort survenue le 1er août 1966, l’Ordre des Prêcheurs avait décidé d’envoyer à nouveau des frères en Algérie. Jean-Paul Vesco, alors novice, a entendu cet appel et lui a répondu.


Martyrs d’Algérie: Mgr Vesco souhaite une béatification dans l’humilité

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Fruits d’Algérie et d’ici https://www.revue-sources.org/fruits-dalgerie-dici/ https://www.revue-sources.org/fruits-dalgerie-dici/#respond Wed, 14 Dec 2016 11:11:57 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1635 [print-me]Tibhirine, 20 ans après… La semaine interdisciplinaire organisée chaque année par les étudiants de la faculté francophone de théologie de l’Université de Fribourg promettait par son menu. La rencontre a dépassé les attentes.

Le 12 octobre 2015, l’assemblée des étudiants choisissait de répondre à l’invitation à célébrer le 20ème anniversaire de la mort des moines de Tibhirine et d’en faire son thème 2016. Quatre étudiants1 se sont montrés intéressés pour l’organiser et l’aventure a commencé. Des rencontres pour se connaître, évoquer des thèmes, des intervenants, construire une dynamique. L’Esprit a soufflé. La plupart des intervenants sollicités ont répondu présent avec enthousiasme. Une passion qui s’est sentie de manière palpable dans tous les moments de la semaine. Le coeur, l’âme et l’esprit ont été saisis par l’événement. Comme les prolongements d’un pèlerinage de quelques jours sur place pour y recueillir la grâce non d’un lieu, mais d’un symbole.

Les trois demi journées de colloque inaugural2, ont été suivies de trois jours d’approfondissement destinés à permettre à chacun d’entendre ce que l’Esprit dit aux Eglises aujourd’hui.

La semaine s’est ouverte par l’invitation de celui qui a été le pasteur de cette Eglise meurtrie, Mgr Teissier: «Il s’agit de comprendre la nature de cette relation christique entre les chrétiens et les musulmans. Pourquoi ne sont-ils pas partis

La croix dessine l’espace du disciple et donne rendez-vous à toute l’Eglise pour recevoir la vie qui s’en écoule.

Peut-être que cette semaine nous a donné des raisons de persévérer dans cette foi qui a tellement saisi la petite Eglise d’Algérie au chevet d’un peuple en proie à la violence fratricide.

C’est donc par la porte de l’évocation de l’itinéraire de trois des frères par leurs proches que nous avons commencé l’exode intérieur auquel l’histoire nous convoque pour regarder l’horizon que Dieu ouvre à toute vie qui l’accueille résolument.

Frère Paul, qui par sa spiritualité ancrée dans le quotidien, dessine une mystique simple et souligne par son témoignage la nécessité d’une vie engagée dans la rencontre pour vivre le dialogue.

Frère Luc est celui des frères dont l’interprète a tellement touché dans le film « Des hommes et des dieux ». La miséricorde est au coeur de son expérience de Dieu. Il en est devenu le visage pour tous ces algériens qui sont venus se faire soigner.

Frère Christian a frappé quant à lui par sa spiritualité de «tout jour». Loin d’être cet intellectuel que l’on dépeint souvent, frère Christian invite à travers ses écrits à ce que l’on pourrait appeler une ascèse de l’espérance: s’efforcer de voir l’autre en toutes circonstances avec les yeux de Dieu.

Ces trois témoins et tous leurs compagnons nous font signe aujourd’hui. N’auraient-ils pas accompli cette adoration en acte et en vérité dont le Christ parlait à la samaritaine? Une liturgie vraie qui n’élude rien, mais embrasse la fragilité de chacun pour l’emmener dans un au-delà de la peur, vers un jaillissement de vie.

Ne serait-elle pas la poésie véritable, celle qui remplit les mots dits de l’Evangile? Celle qui les rend audibles et crédibles? La chair du disciple sait qu’il lui faut prendre le même chemin que celui du Christ. «Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis.» Entrer en amitié avec le Christ, c’est entrer en amitié avec ceux qu’il aime. Le poème n’est plus pour la page mais pour le réel qui l’appelle. La croix physique est bien le centre de tout. Elle dessine l’espace du disciple et donne rendez-vous à toute l’Eglise pour recevoir la vie qui s’en écoule. Recueillir et offrir sont les deux gestes appris un soir de Cène et qui nous a fait chavirer dans le sabbat authentique du don à recevoir et à redonner sans le retenir. Un lâcher prise, une pauvreté: une nudité. Plus d’esthétique: « il n’avait plus figure humaine ». Mais une présence indélébile à toute défiguration. Une promesse pourtant sourd, une transfiguration a lieu dans le coeur du croyant, de tout croyant. Je crois en la vie. Et toi dit Jésus? Seras-tu assez pauvre pour héberger cette vie qui demande hospitalité? Seras-tu assez riche pour en disposer et lui donner lieu dans l’entre-deux de la relation?

Ne disons pas que l’amour, l’amitié, la paix n’existent pas. Les frères de Tibhirine nous ont rappelé qu’il suffit de les faire émerger. Au milieu du bruit et des contradictions, de la violence et du mensonge, ils ont su, comme Saint François et tant d’autres injecter ce qui manquait tant à cette terre et à leurs frères.

Méditons la question, brûlante d’exigence, que posait Christian de Chergé: « Certitude que Dieu aime les Algériens, et qu’il a sans doute choisi de le leur prouver en leur donnant nos vies. Alors, les aimons-nous vraiment? Les aimons-nous assez? Minute de vérité pour chacun, et lourde responsabilité en ces temps où nos amis se sentent si peu aimés. Lentement, chacun apprend à intégrer la mort dans ce don, et avec elle toutes les autres conditions de ce ministère du vivre ensemble qui est exigence de gratuité totale. À certains jours, tout cela paraît peu raisonnable. Aussi peu raisonnable que de se faire moine.» (F.Christian, Lettre circulaire de la communauté, 1995)

Serons-nous nous aussi au rendez-vous de toutes ces fractures que nous rencontrons autour de nous? Saurons-nous rejoindre ou être rejoints par le souffle de ces frères? Saurons-nous libérer le don de toutes ses entraves, à commencer par nous? Saurons-nous reconnaître le don de Dieu dans chaque personne? C’est une tâche dessinée par une Eglise en visitation. Eglise en sortie dirait le pape François.

Alors nous pourrons devenir témoins. Au sens fort. Attester de la dignité de chacun au nom de notre foi en la vie, nous dégager de toute conception décharnée de l’homme, pour retrouver le chemin humble d’une vérité déposée au devant de nous par celui qui nous précède en tout.

L’ouverture à l’autre est constitutive de mon identité.

Ce témoignage-là est une respiration. Témoins du don, en soi et en l’autre: martyrs de la charité. Témoins d’une violence qui n’accusent pas: martyrs de l’innocence. Témoins qui surmontent la peur et le mutisme pour tout remettre à Dieu: martyrs de l’espérance. Témoins de l’absolu qui nourrit la communauté: martyrs du Saint Esprit.

Ce témoignage-là n’est pas à sens unique. Pas de témoin sans altérité qui le reçoit, qui le suscite et le façonne. Il ne provient pas de nulle part. Il lui faut une terre d’accueil. Terre native, élective, ou terre d’exil, le témoin est celui qui prend au sérieux ce qui le fait vivre en profondeur. Cela l’amène à également prendre au sérieux ce qui fait vivre ceux qu’il croise sur son chemin. C’est tout un, dans une recherche dont l’axe vital est la vérité. Et c’est alors se rendre compte que l’autre me révèle qui je suis. La relation à l’autre me dévoile. L’identité est l’enjeu de la relation véritable. L’ouverture à l’autre est constitutive de mon identité. Du coup, entrer en relation, c’est se trouver immédiatement sous le signe de l’exode et d’une terre promise où ce qui était étrange, différent, revêt le sens d’une communion. Credo fondateur qui force le regard et où la foi de l’autre devient signifiante et interpellante pour la mienne.

Ce déplacement extrait de toute main mise sur le dialogue, voire appelle à quitter toute mise en scène de la diversité par exemple dans le dialogue interreligieux.

Peut-on dire dès lors que le dialogue auquel nous nous sentons convoqués par un impératif existentiel et religieux ne peut exister que si chacun des partenaires perçoit l’enjeu à cette profondeur? Comment demeurer dans cette exigence d’une désappropriation radicale de soi, et dans l’intégration positive et créative de tout autre dans mon environnement comme une bonne nouvelle pour ma vie et ma foi? Cette disposition ne serait-elle pas l’humilité? Humilité d’une écoute mutuelle, de la réception ensemble d’une révélation commune?

Ne serait-ce pas à ce dépouillement que l’Eglise se trouve aujourd’hui appelée pour «communier aux eaux souterraines de la grâce»? Plus encore, être présente à toutes les fractures pour inlassablement offrir le regard de l’espérance.

Cette décision passe par le coeur de l’apôtre. A l’instar de Paul de Tarse et de son chemin de retournement, il s’agit de se laisser envahir par le Christ, et de se laisser retourner par lui pour devenir un artisan de communion, plein d’autorité et d’humilité. Expérience poétique au sens fort… La prise de parole apparaît alors comme l’épiphanie, la trace d’un don crucial. La parole est le medium de la relation, la prise au sérieux de l’existence de l’autre, et l’édification d’un nous qui se bâtit par consentement mutuel. Les mots deviennent le véhicule d’une foi en un avenir commun. Ils sont ces mots qui accueillent, hébergent et ouvrent un espace et un temps avec tous ses possibles. Et si la parole s’imposait? Comme force. Comme silence. Comme labeur. Comme espérance. Comme don…

C’est peut-être ce que les pères du désert ont expérimenté: le don d’une parole qui écoute, ou que l’écoute précède. Une parole née du silence qui l’a entourée depuis la nuit des temps. Dieu est silence avant d’être Verbe fait chair. Le silence appelle la parole. Elle lui succède. Elle le transfigure. Pour autant, il l’excède. Le silence est ce qui advient quand la parole est dépassée par un savoir qui lui vient de plus loin et qui va plus loin. Pour écouter, il faut se taire. Pour parler, il faut se taire. Invitation nous est donc lancée à habiter davantage ce silence de la parole qui traverse toute la Bible pour laisser naître le témoignage que le monde attend. [print-me]


Marie-Dominique Minassian est membre de l’équipe de direction du Centre Catholique Romand de Formations en Eglise (CCRFE) et doyenne de l’Institut romande de Formation aux Ministères (IFM). Elle est également membre du comité de rédaction de la revue Sources

 


1Michaël Curti, Valendtin Roduit et les frères dominicains Charles Desjobert et Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond.

2Actes du colloque à paraître aux éditions Parole et silence en 2017.

 

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Pierre Claverie: après vingt ans https://www.revue-sources.org/pierre-claverie-apres-vingt-ans/ https://www.revue-sources.org/pierre-claverie-apres-vingt-ans/#respond Tue, 13 Dec 2016 16:22:05 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1637 [print-me]

Homélie du frère Jean-Jacques Pérennès au Chapitre Général des Dominicains de Bologne, le 1er août 2016. Jean-Jacques Pérennès est directeur de l’Ecole Biblique g Achéologique de Jéruasalem.

Il y a aujourd’hui vingt, le 1er août 1996, notre frère Pierre Claverie, évêque d’Oran, était assassiné. Même si les circonstances de sa mort n’ont pas été vraiment élucidées, ce qui est sûr c’est qu’on l’a tué pour le faire taire.

L’Algérie vivait alors une période de guerre civile opposant des partis islamistes, un régime militaire prompt à réprimer et une société civile aspirant à plus de libertés. Dans ce contexte difficile, Pierre avait choisi de parler malgré les risques, pour soutenir l’aspiration des Algériens à la liberté, dénoncer la violence «d’où quelle vienne », violence des islamistes ou violence de l’État, et contribuer à la promotion d’une société plurielle et fraternelle.

Notre frère Pierre nous invite nous aussi à placer nos vies sur ces «lieux de fractures» de l’humanité

Il a fait ce choix en solidarité avec beaucoup d’Algériens victimes d’une violence qui n’épargnait personne. Il est significatif qu’il soit mort en compagnie d’un jeune musulman, Mohamed Bouchikhi, qui l’accompagnait dans ses déplacements pendant la période d’été et avait choisi d’assumer le risque de fréquenter un chrétien. Ce destin partagé reste vingt ans plus tard comme un grand message.

Sortir de la bulle coloniale

La force de la parole de Pierre vient d’abord du fait qu’il a fait lui-même l’expérience de la nécessité de s’ouvrir à l’autre. Né à Alger, dans un contexte colonial, il a peu à peu pris conscience de vivre dans ce qu’il appelle une bulle, la «bulle coloniale». Je le cite :

«J’ai vécu mon enfance à Alger dans un quartier populaire de cette ville méditerranéenne cosmopolite. À la différence d’autres européens nés dans les campagnes ou les petites villes, je n’ai jamais eu d’amis arabes; ni dans l’école de mon quartier d’où ils étaient absents, ni au lycée où ils étaient peu nombreux et où la guerre d’Algérie commençait à créer un climat explosif. Nous n’étions pas racistes, seulement indifférents, ignorant la majorité des habitants de ce pays. Ils faisaient partie du paysage de nos sorties, du décor de nos rencontres et de nos vies. Ils n’ont jamais été des partenaires… J’ai dû entendre de nombreux sermons sur l’amour du prochain, car j’étais aussi chrétien et même scout, sans jamais réaliser que les Arabes étaient aussi mon prochain. Je ne suis pas sorti de cette bulle, comme d’autres ont pu le faire, pour aller à la découverte de ce monde différent que je côtoyais en permanence sans le connaître. Il a fallu une guerre pour que la bulle éclate».

Cette découverte de l’autre a été pour Pierre un apprentissage douloureux, mais il jugera plus tard que ce fut sa véritable naissance comme homme. Toute sa vie, il va s’employer à être un artisan du dialogue, un dialogue en vérité qui ne réduit pas mais au contraire prend en compte la différence irréductible de l’autre.

La vérité des autres

Un second aspect de son message mérite d’être souligné et se résume en une phrase : «J’ai besoin de la vérité des autres». Après ses études dominicaines, Pierre Claverie revint en Algérie, le pays où il était né. Très vite, on lui confia des responsabilités dans l’Église d’Algérie, qui vivait alors un passage radical d’une situation d’Église en contexte colonial à celui d’une Église dont la mission est d’abord de témoigner du Christ dans un pays musulman. Il apprit et maîtrisa très vite la langue arabe, se fit de nombreux amis musulmans et aida l’Église à découvrir et à mieux comprendre le sens d’une présence dans un pays qui était alors presque exclusivement musulman. Qu’est-ce que ça signifie d’être là, d’être témoin du Christ sans pouvoir convertir les autres? À la fin de sa vie, il écrivit à ce sujet un texte très inspirant:

«Dans cette expérience faite de la clôture, puis de la crise et de l’émergence de l’individu, j’acquiers la conviction personnelle qu’il n’y a d’humanité que plurielle et que, dès que nous prétendons – dans l’Église catholique, nous en avons la triste expérience au cours de notre histoire – posséder la vérité ou parler au nom de l’humanité, nous tombons dans le totalitarisme et dans l’exclusion. Nul ne possède la vérité, chacun la recherche, il y a certainement des vérités objectives mais qui nous dépassent tous et auxquelles on ne peut accéder que dans un long cheminement et en recomposant peu à peu cette vérité-là, en glanant dans les autres cultures, dans les autres types d’humanité, ce que les autres aussi ont acquis, ont cherché dans leur propre cheminement vers la vérité. Je suis croyant, je crois qu’il y a un Dieu, mais je n’ai pas la prétention de posséder ce Dieu-là, ni par le Jésus qui me le révèle, ni par les dogmes de ma foi. On ne possède pas Dieu. On ne possède pas la vérité et j’ai besoin de la vérité des autres».

Soyons clairs: Pierre Claverie ne fait pas ici l’apologie du relativisme. Il souligne en revanche l’importance de reconnaître la présence de l’esprit de Dieu dans la quête de tout être humain en recherche sincère de vérité. Reconnaître que lui aussi a accès à ce que l’islamologue Louis Massignon appelait «les eaux souterraines de la grâce» et qu’il peut ainsi enrichir ma propre quête de Dieu.

Donner sa vie

Le troisième message que nous laisse Pierre Claverie est une invitation à donner notre vie. Un mois avant da mort, alors que celle-ci devenait prévisible, il se rendit à Prouilhe, lieu de naissance de l’Ordre dominicain. Il n’y était encore jamais allé. L’homélie qu’il y prononça a les allures d’un testament spirituel :

«Depuis le début du drame algérien, on m’a souvent demandé: ‘Que faites-vous là-bas?Pourquoi restez-vous? Secouez donc la poussière de vos sandales! Rentrez chez vous! Chez vous… Où sommes-nous chez nous? … Nous sommes là-bas à cause de ce Messie crucifié. A cause de rien d’autre et de personne d’autre! Nous n’avons aucun intérêt à sauver, aucune influence à maintenir. Nous ne sommes pas poussés par je ne sais quelle perversion masochiste. Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous sommes là comme au chevet d’un ami, d’un frère malade, en silence, en lui serrant la main, en lui épongeant le front. À cause de Jésus parce que c’est lui qui souffre là, dans cette violence qui n’épargne personne, crucifié à nouveau dans la chair de milliers d’innocents. Comme Marie, sa mère et saint Jean, nous sommes là au pied de la Croix où Jésus meurt abandonné des siens et raillé par la foule. N’est-il pas essentiel pour le chrétien d’être présent dans les lieux de déréliction et d’abandon?… Elle se trompe, l’Église, et elle trompe le monde, lorsqu’elle se situe comme une puissance parmi d’autres, comme une organisation humanitaire ou comme un mouvement évangélique à grand spectacle. Elle peut briller si elle ne brûle pas du feu de l’amour de Dieu, “fort comme la mort” comme le dit le Cantique des cantiques. Car il s’agit bien d’amour ici, d’amour d’abord et d’amour seul. Une passion dont Jésus nous a donné le goût et tracé le chemin. “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime”… ».

Une voix qui résonne encore

On a tué notre frère Pierre pour le faire taire, mais sa vie et la manière dont il est mort continuent à avoir un puissant écho dans notre Ordre, dans l’Église et dans la société.

Si sa voix porte tant c’est qu’elle touche une des questions essentielles de notre temps: là où il y a refus de l’autre, de l’altérité, on est condamné à la violence. L’actualité de ces jours-ci nous le rappelle tristement. Alors que ce chapitre général de l’Ordre s’interroge sur le renouveau de la mission dans un monde qui semble livré à la violence, notre frère Pierre nous invite nous aussi à placer nos vies sur ces «lieux de fractures» de l’humanité, demandant au Père de tout amour «de faire son oeuvre de résurrection dans la chair crucifiée ». Que saint Dominique nous aide à répondre à cet appel avec créativité, courage et dans la joie. Amen.

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Jean-Jacques Pérennès,
o.p. Directeur de de l’École biblique et archéologique
(Photo: OASIS)

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