don – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 12:53:46 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Consentir à la vulnérabilité https://www.revue-sources.org/consentir-a-la-vulnerabilite/ https://www.revue-sources.org/consentir-a-la-vulnerabilite/#respond Wed, 01 Oct 2014 10:37:10 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=361 [print-me]

Être vulnérable signifie être dans une situation où l’on risque d’être blessé. Personne n’a envie d’être blessé. Au contraire, on cherche à éviter la souffrance. Les discours doloristes où celle-ci est recherchée pour elle-même sont toujours injustifiables. Donc, la vulnérabilité serait quelque chose de négatif à rejeter et à combattre. Ce que l’on recherche alors, c’est l’invulnérabilité.

L’humain toujours insaisissable

Mais quand on réfléchit à l’invulnérabilité, à ce que celle-ci signifie, on commence à entrer dans la complexité du problème. Être invulnérable c’est, nous dit le dictionnaire, être intouchable, invincible, ne pouvant être endommagé. L’invulnérabilité est le fait de quelqu’un qui ne peut être atteint, qui s’est mis à distance ou alors qui s’est blindé, fermé.

L’image qui vient à l’esprit est l’armure qui enferme dans une coque métallique ou alors le bunker d’un dictateur, enterré profondément avec des murs de plusieurs mètres d’épaisseur, des sas et des portes blindées. Est-ce l’endroit où nous aimerions vivre?

Dans le lieu de l’invulnérabilité, il nous manque quelque chose de fondamental pour déployer notre vie humaine.

Dans le lieu de l’invulnérabilité, il nous manque quelque chose de fondamental pour déployer notre vie humaine. Ce qui nous manque, c’est la relation. L’invulnérabilité implique de réguler fortement, voire de supprimer toute relation vraie, riche et dense.

Mais quel est le lien entre la relation et la blessure? La relation, non pas la superficielle, mais celle qui met en jeu toute la densité de ce qui peut se tisser entre des êtres humains, est toujours risquée, parce que nous nous ouvrons, nous nous exposons à l’autre et nous ne maîtrisons pas sa réponse à la confiance que nous lui offrons. Nous ne contrôlons jamais l’autre et nous sommes toujours dans l’attente de ce qui va surgir, parce qu’il ne correspond jamais à l’image que nous nous en faisons. L’humain est par définition insaisissable, il nous échappe toujours et reste à distance.

Pourquoi prendre le risque de la blessure?

Parce que ce risque est aussi une chance. Le risque de la trahison, c’est aussi la chance de la fidélité; le risque que la relation ne corresponde pas à ce que nous attendions, c’est aussi la chance de la surprise, de l’inattendu; le risque de la déception, c’est aussi la chance de la plénitude et de la joie. Nous prenons le risque de la blessure pour autre chose, parce qu’il est indissociable d’une chance. Être vulnérable, c’est être ouvert, ouvert pour la guérison.

Et c’est le drame de celui qui s’est enfermé dans son bunker: la blessure va venir quand même, parce qu’elle peut aussi venir de l’intérieur de soi et personne, aucun bon samaritain, ne pourra venir la panser. Il y a vulnérabilité précisément parce qu’il y a ouverture. Au contraire, rechercher l’invulnérabilité implique que pour se protéger on se renferme au maximum.

Dépendance nécessaire au lien

Est-ce que ce besoin fondamental de la relation à autrui blesse ma liberté ou mon autonomie? Certains le disent aujourd’hui plus qu’hier et font de la dépendance non pas une ouverture avec chances et risques, mais d’emblée une blessure dans l’autosuffisance du moi.

La porte ouverte nécessaire pour laisser entrer l’ami peut aussi offrir un passage au voleur.

Or la vulnérabilité est l’expression de notre dépendance. Nous sommes vulnérables parce que nous sommes dépendants, parce que nous ne pouvons vivre seuls, isolés. Une vie humaine est toujours une vie en lien. Être dépendant, avoir besoin de l’autre est une vulnérabilité, mais bien plus encore une chance, la chance du lien, de la relation. Si nous n’étions pas dépendants les uns des autres, nous vivrions chacun pour soi sur sa petite île, angoissés que d’autres puissent marcher sur le terrain qui nous appartient. Dépendance qui est plus qu’un simple besoin, mais qui est ouverture à la présence de l’autre, à la nécessité et à la beauté d’avancer ensemble, même si je risque de devoir renoncer à quelques habitudes ou aux préjugés que j’avais à son endroit, même si je risque de recevoir de sa part des paroles blessantes.

Ce lien qui se tisse entre nous a besoin d’une autre ouverture pour qu’il puisse être pleinement humain. Il lui faut passer du fini à l’infini, c’est-à-dire d’un échange formalisé et maîtrisé à un vrai dialogue où deux mystères se rencontrent et où le résultat n’est jamais maîtrisé, les deux créant par leur ouverture réciproque un espace pour une véritable mise en présence. On est ici dans la belle figure de l’hospitalité qui implique de savoir ouvrir sa porte, se désencombrer et faire de la place pour l’autre. On voit bien où est la vulnérabilité. Je m’expose, je dévoile à l’autre mon intimité, je le laisse entrer, mais que va-t-il faire? Me juger? Me manipuler? La porte ouverte nécessaire pour laisser entrer l’ami peut aussi offrir un passage au voleur.

La fragilité du don

La nécessaire ouverture à l’autre, source de risque et de chance, se dit aussi dans une structure anthropologique fondamentale de l’humain qui est celle du don.

Donner et recevoir sont peut-être les deux actes qui nous constituent le plus profondément. Le don est autre chose qu’un transfert de propriété. Il surgit gratuitement comme expression de ce qui me relie à l’autre. En ce sens, il n’est jamais seul. Le don, pour être vraiment don, doit être reçu. Et là encore se révèle l’ambiguïté inhérente à l’ouverture qu’il manifeste. Celui qui donne a besoin que l’autre reçoive le don. Si la personne à qui vous avez fait un cadeau le pose de côté sans s’y intéresser, elle n’a pas reçu ce don et par là elle vous a blessé.

L’ouverture du don est suspendue à la réponse de celui à qui il s’adresse. Mais si le don est reçu, il ouvre une dynamique de contre-don. Celui qui a bénéficié du don va être porté à re-donner, c’est-à-dire à devenir lui-même source de don pour d’autres. Ainsi le don se met à circuler et il renforce les liens dans la communauté. Il a fallu pour cela accepter la vulnérabilité du premier don, le risque de la blessure du refus, résister à l’immunisation qui nous aurait fait passer de l’infini du don au fini de l’échange marchand, moins risqué, évitant la vulnérabilité, mais évitant aussi la joie du don qui circule.

La vulnérabilité dit le besoin et le désir

La dépendance est là parce que nous sommes des êtres avec des besoins que nous ne pouvons pas satisfaire totalement par nous-mêmes. En même temps, nous avons besoin d’autre chose que de satisfaire nos besoins. Etres de désir, nous tendons vers ce qui ne peut jamais être satisfait. C’est la différence entre la faim qui peut être rassasiée et l’amour qui ne l’est jamais. Désir de l’autre, désir de Dieu, désir du Beau, désir de paix, de plénitude, etc.

Enlever son armure et consentir à sa vulnérabilité c’est s’exposer au risque de la violence, mais surtout à la chance de la tendresse.

Le fait que ces désirs soient toujours en tension et jamais comblés peut être ressenti comme une blessure. Mais si ces désirs pouvaient être définitivement comblés, nous serions alors repus et plus rien ne nous pousserait en avant, rien ne nous ferait vivre. La vulnérabilité d’un désir insatiable nous maintient dans une tension qui nous pousse à continuellement faire jaillir la vie dans sa nouveauté et sa richesse.

Possibilité d’être touché

Nous ne pouvons vivre que dans la proximité d’autrui. Au sens figuré comme au sens propre, nous sommes touchés par cette présence. Être touché, c’est être rejoint dans la matérialité de nos existences corporelles. Le fait que la notion de blessure s’applique d’abord au corps, dit bien le fait que celui-ci est en première ligne dans les liens et dans le contact. Il n’y a pas de rencontre des personnes sans rencontre des corps. Enlever son armure et consentir à sa vulnérabilité c’est s’exposer au risque de la violence, mais surtout à la chance de la tendresse.

Celle-ci est la matérialisation de l’amour, de la bienveillance que nous nous portons les uns aux autres. Elle concerne tous les sens, et implique leur ouverture, leur mise en éveil pour recueillir la tendresse qui vient. Un très bel exemple est fourni par l’épisode ou saint François embrasse le lépreux, ou, plutôt, où François et le lépreux s’embrassent mutuellement. Pour arriver à cette tendresse partagée et à la joie qui l’accompagne, il a fallu que le jeune bourgeois d’Assise accepte sa vulnérabilité, passe par-dessus la répulsion ressentie de prime abord et prenne le risque du baiser.

Le commun souci les uns des autres

Finalement, s’il fallait encore argumenter sur la nécessité de consentir à la vulnérabilité pour ne pas fermer la porte à la chance du lien, nous pourrions prendre cette figure du bien commun que décrit saint Paul dans la métaphore de la communauté comme corps (1 Co 12ss). Tous les membres dit-il, ont besoin les uns des autres, aucun n’est autosuffisant: la tête ne peut pas dire aux pieds: «je n’ai pas besoin de vous » (v. 21).

Mais il va plus loin encore. Il ne s’agit pas pour les membres de s’utiliser les uns les autres pour combler leurs besoins individuels, mais de porter le souci du fonctionnement de l’ensemble du corps et aussi de la place de chacun dans ce corps. Saint Paul exprime cela en disant que les membres doivent avoir «un commun souci les uns des autres». Ceci signifie quelque chose d’important pour la vulnérabilité. Il n’y a pas un groupe de personnes vulnérables que nous devrions repérer et aider. La vulnérabilité est chez tous. Tous sont à risque d’être blessés, moi y compris. La vulnérabilité construit alors la communauté comme corps, car elle induit le souci pour l’autre et, ce qui est beaucoup plus difficile, l’acceptation du souci de l’autre pour soi. Et là encore, la joie surgit de ce souci circulant.

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(Photo: Pierre Pistoletti)

Thierry Collaud (Photo: Pierre Pistoletti)

Thierry Collaud, docteur en médecine et en théologie, est professeur de théologie morale à la Faculté de Théologie de l’Université de Fribourg.

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Un bien rendu commun à tous: la voie du don https://www.revue-sources.org/un-bien-rendu-commun-a-tous-la-voie-du-don/ https://www.revue-sources.org/un-bien-rendu-commun-a-tous-la-voie-du-don/#respond Tue, 01 Oct 2013 10:08:47 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=346 [print-me]

La notion d’intérêt commun semble avoir été préférée par nos sociétés contemporaines à celle de bien commun[1]. Notion moins connotée philosophiquement ou religieusement? Pourtant, le bien commun n’est pas une notion inaudible. Dans le contexte actuel de crise, elle prend même de nouvelles dimensions.

Du bien commun à la communauté du Bien

Dans son récent magistère, l’Eglise a fait recours à la notion de bien commun. Pas moins de 19 occurrences dans l’encyclique Caritatis in Veritate de Benoît XVI, qui le définit aux côtés de la justice comme un « critère d’orientation de l’action morale » (n°6): « À côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société: le bien commun. C’est le bien du ‘nous-tous’, constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. […] Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement, et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la polis, de la cité. » (n°7). La charité chrétienne n’est au fond rien d’autre que cela. Plus récemment, le pape François, dans l’encyclique Lumen Fidei, la mentionne 7 fois et affirme: « Oui, la foi est un bien pour tous, elle est un bien commun » (n° 51). Rappeler que la foi est un bien commun, un bien pour tous, voilà qui peut stimuler la nouvelle évangélisation! C’est aussi rappeler, comme le faisait en son temps Gaston Fessard, jésuite et philosophe[2], que le bien commun intègre nécessairement la mise en commun des biens des individus au profit de la communauté. Mais il allait plus loin en postulant que ce bien commun devait s’ouvrir à l’infini, et s’universaliser dans la « communauté du Bien »: communion dans le Bien. Cela passe essentiellement par la voie du don, cette respiration du « recevoir-donner » qui permet à tout un chacun d’être un bien pour autrui. Il semble que l’Eglise soit en train de réentendre cette invitation.

Une belle illustration de cela nous est donnée par le père Joseph Wresinski (1917-1988), fondateur d’ATD Quart-Monde. A travers la création des universités populaires, il a notamment permis au savoir de descendre l’échelle sociale et de faire de la connaissance «un bien rendu commun à tous« [3]. Le but était d’offrir à ces « sans espoir de réciprocité » cette culture tout aussi nécessaire que le pain qui nourrit les corps. A la base de cet engagement, une conviction: « [Ils] sont Jésus parmi nous. Apprendre d’eux devient un état de vie« [4]. Une révolution: recevoir de ceux à qui nous pensions apporter quelque chose, car ce sont eux qui ont à nous donner. « Toute famille, si écrasée par la misère soit-elle, est, en effet, porteuse d’un message unique, celui de Jésus misérable, Jésus fait homme de la misère en toute chose, sauf le péché. L’Eglise nous le rappelle

Recevoir de ceux à qui nous pensions apporter quelque chose, car ce sont eux qui ont à nous donner.

sans cesse: toute famille très pauvre a le droit de savoir qu’elle est le message de Jésus-Christ« .[5] A une époque où la charité était essentiellement « descendante », le père Joseph a permis d’opérer un déplacement que le récent rassemblement Diaconia de l’Eglise de France a mis en exergue.

« Personne n’est trop pauvre pour n’avoir rien à partager »

Que signifie cette petite phrase extraite du message final du rassemblement? Aucune situation d’exclusion, de souffrance, d’isolement n’est insignifiante ou disqualifiante. Il y a une dignité inaliénable dont nous devons tous être témoins. Toute personne recèle d’une richesse unique. « Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » dit Dieu à Israël (Is 43,4). Cela commence par là: reconnaître l’autre, quel qu’il soit, quelle que soit sa situation. Briser par la relation l’exclusion, l’isolement et le repli sur soi où tant de personnes se retrouvent pour bien des raisons. Voir l’autre, c’est déjà lui permettre d’exister en nous. Et ce compagnonnage peut alors être source d’un autre don. Celui de l’interpellation. « Où es-tu? », « Où est ton frère? » interroge Dieu dans le livre de la Genèse. Nous voici situés en vis-à-vis, en relation de garde, apprenons-nous. Dieu nous espère gardiens de nos frères dont la situation doit être pour nous source d’interrogation et d’interpellation. Par sa parole, Dieu nous relie et nous permet de voir et d’entendre celui que nous ne voyions plus et que nous n’entendions plus.

A quelle expérience sommes-nous alors conviés? « A la lecture de l’Evangile, à la suite du Christ serviteur, tous ont appris à écouter la voix des pauvres de notre temps. Chacun a été entendu dans sa singularité: ceux qui souffrent, malades, handicapés, personnes seules ou abandonnées, sans domicile ou mal logées, chômeurs ou précaires, divorcés, remariés ou non, salariés en souffrance ou menacés dans leur emploi, jeunes sans perspectives d’avenir, retraités à très faibles ressources, locataires menacés d’expulsion, tous ont pris la parole. Leurs mots, leurs colères sont aussi dénonciation d’une société injuste qui ne reconnaît pas la place de chacun. Ils sont une provocation au changement.» (Message final de Diaconia[6]). La conviction profonde ici exprimée ouvre une fenêtre pour la vie de nos communautés chrétiennes. Elle peut aussi inspirer une société en quête de voies nouvelles pour sortir de l’impasse et de la crise profonde que nous connaissons actuellement.

L’écologie du don

Un appel à vivre un déplacement, une conversion pour plus de dignité, plus de fraternité, pour que la vie soit ce bien réellement commun, souci de tous pour tous. Voilà le don permis par la relation. Se mettre à l’écoute de l’autre, c’est lui permettre de prendre part à la vie et à sa croissance. C’est aussi enrichir sa propre intelligence de la vie et de ses exigences. Le don n’est pas à sens unique. Inauguré par Dieu par le don de la vie, il est premièrement du côté de l’homme accueil et reconnaissance. « Qu’avons-nous que nous n’ayons reçu? » (1 Co 4,7). Il devient ensuite partage. Le don est toujours soumis à cette double respiration. C’est une loi de la vie qui se découvre aujourd’hui toujours davantage comme le principe premier et ultime de toute activité humaine. Marcel Mauss, ethnologue, avait été le premier à manifester cette loi du don que les anthropologues et sociologues n’ont eu de cesse de commenter. La pertinence de son analyse fait encore autorité. Des philosophes revisitent le concept et pour la plupart en démontrent non seulement l’importance (Marion), mais la centralité (Hénaff, Gildas). Plus tôt, des penseurs comme Rozensweig, Buber ou Levinas en ont développé les conséquences éthiques. En théologie, c’est presque un lieu commun de rappeler que le don exprime au fond la gratuité d’un amour premièrement donné (cf. l’expression « de rien! »), la gratuité du créé. La cause première du bien nous excède, rappelle le philosophe Martin Steffens[7]. Notre générosité n’a pas un fondement moral, elle exprime « l’Etre profond des choses ». « C’est en quoi le serviteur atteint un degré de vie supérieur. Si le fond de l’être est générosité, servir c’est être davantage. Qui donne sa vie la gagne (Mc 8,35): cette phrase du Christ n’est pas une stratégie à adopter, voilée sous un paradoxe, c’est la vérité même de notre présence au monde. Si être, c’est être donné à soi, alors donner, c’est être à soi, c’est devenir partie prenante de la donation d’où l’on provient, c’est procréer ». Le philosophe en tire la conséquence: « Quiconque est capable d’une telle mise en perspective se libère de cette économie de soi qui, calculant ce qu’on donne pour ne pas se faire avoir, assèche l’individu, le racornit, l’appauvrit. »

Le don n’est pas à sens unique. Il est aussi accueil, reconnaissance, partage.

Le partage, le don et sa reconnaissance, ne sont donc pas une option mais l’accès à une vie réellement humaine. Raison pour laquelle Alain Caillé, dans le sillage de Marcel Mauss, en arrive à cette question: « Est-ce que donner, c’est autre chose en définitive que donner à l’autre la possibilité de donner à son tour? […] Bien évidemment tout sujet désire être reconnu mais être reconnu comme quoi? Être reconnu en dernière instance, je crois, comme un sujet qui « donne» quelque chose… »[8]. On voit bien le sentiment d’inutilité et de dévalorisation qui naît des situations de chômage ou d’incapacité physique. Le prendre-part à la vie sociale, le fait de pouvoir investir et donner quelque chose de soi aux autres est une dignité de l’individu, un droit sur lequel les sociétés doivent pouvoir veiller pour leur propre survie et croissance. Cette part de soi investie pour l’autre, les autres, c’est cela que l’on appelle gratuité, valeur sans prix ou infinie, valeur ultime qui échappera toujours à la marchandisation et qui pourtant est inscrite partout où l’humain s’investit.

Le don pour humaniser l’économie

Le dynamisme de la vie et du don sont à observer aujourd’hui notamment chez les jeunes générations. L’intuition de la gratuité et du collaboratif, du partage et du communautaire sont au cœur des pratiques des réseaux sociaux, du travail, du développement et de la consommation alternative. Ces pratiques bousculent l’idéologie main stream. L’épuisement du système, voire sa stérilité et son incapacité à garantir le bien commun, ouvrent la voie à d’autres manières de concevoir la vie, bref à l’expression d’une autre anthropologie et de nouveaux modes de vie. Remettre le don et la gratuité au centre, c’est remettre l’homme au centre de la vie et de l’activité humaine. C’est le principe adopté depuis plus de vingt ans par les tenants de l’économie de communion née du mouvement des Focolari de Chiara Lubich[9]. Plus de 800 entreprises ont choisi ce mode de fonctionnement fondé sur un axe double: d’une part la redistribution des profits selon une tri-partition (pour les pauvres, pour le développement de la structure, et pour la formation des personnes), et d’autre part, la création de structures de développement créatrices d’emplois. L’économie, le travail, peuvent aujourd’hui être ces lieux favorables, révélateurs et structurants d’une autre manière de vivre, plus gratuite et fraternelle: plus humaine.

Cette gratuité, nous l’avons vu, trouve en Dieu son origine. C’est aussi en lui qu’elle trouve sa finalité ultime, sa réalisation parfaite. C’est cela que nous célébrons dans l’eucharistie. Celle-ci est le mémorial d’un don originel, d’une parole toujours créatrice, appelant une réponse. Les oblats sont le signe de cette réponse. « L’offrande du pain et du vin ne sont pas que le symbole, mais le fidèle offre réellement sa vie, la part de sa vie incorporée dans son travail, elle-même incorporée, symbolisée dans le pain et le vin. […] L’offrande des fidèles dans le Christ est portée à sa perfection. En ce sens, si l’économie permet de constituer une communauté, c’est bien à travers la grâce de l’eucharistie. C’est ce qu’exprime la prière eucharistique: que nous soyons réunis en un seul corps. Avec l’extension à la multitude. Ainsi nous voyons que la participation des fidèles à l’eucharistie dominicale engage de manière très réelle nos vies et n’est pas séparée du reste de la semaine. Nous entrons ainsi dans ce qui se joue dans l’économie et dans l’eucharistie. Cela dépend de la reconnaissance de la communauté que nous formons.« [10]

Redécouvrir le don qui fonde nos communautés

Le mouvement de la vie nous ramène toujours à cette anthropologie belle et profonde de l’humain créé à l’image de Dieu dont la vocation est l’amour et le don qui en est l’acte. La communion des hommes est à l’image de la communion des personnes de la Trinité, don et communication. La communion humaine n’a pas d’autre sens que de rendre commun à tous ce bien qu’est l’amour dont nous sommes pétris et qui fait l’essentiel de notre existence en s’inscrivant dans les gestes du quotidien. Il y a urgence à reconnaître le don qui nous constitue. Et il y a urgence à le partager, « à sortir de nos zones de confort » (Message final de Diaconia), comme le dit le Pape François, « d’aller aux périphéries de l’Eglise et de la société« . Il en va du développement de nos sociétés, de nos communautés et des personnes qui les composent car « plus le bien est commun, plus il est particulier également: mien, tien, nôtre. Telle est la logique intrinsèque de l’existence dans le bien, dans la vérité et dans la charité« [11].

[1] cf. François FLAHAULT, « Pour une conception renouvelée du bien commun », Etudes 418-6 (Juin 2013) 773-783.

[2]    Cf. son ouvrage Autorité et bien commun, coll. Théologie, 5, Aubier, Paris, 1944.

[3]    Echec à la misère. Conférence à la Sorbonne faite le 1er juin 1983, Ed. Quart Monde, pp. 76-77.

[4]    Les pauvres, rencontre du vrai Dieu, p. 9.

[5]    « Vivre l’Evangile dans la famille », p. 30, cité dans La théologie de la filiation et universalité du salut. L’anthropologie théologique de Joseph Wresinski, Amaury Begasse de Dhaem, Cerf, Paris 2011, p. 399.

[6]    Voir le site web dédié: www.diaconia2013.fr

[7]    « De rien. Petite métaphysique du serviteur », dans Christus 237 (janvier 2013) 21-29.

[8]    Alain CAILLE, « Apologie et critique du don. Le don entre science sociale et psychanalyse. L’héritage de Mauss jusqu’à Lacan », Revue du MAUSS, 2006/1 n° 27, p. 76.

[9]    Voir le site web dédié: www.economie-de-communion.fr

[10]  Baudoin ROGER, communication au colloque « L’économie de communion: une utopie? », Université de Fribourg, 15 mai 2013.

[11]  JEAN-PAUL II, Lettre aux familles Gratissimam sane, 2.2.1994, n°10.

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Marie-Dominique MInassian

Marie-Dominique MInassian

Marie-Dominique Minassian est responsable de la formation permanente des agents pastoraux pour le canton de Fribourg (diocèse Lausanne, Genève et Fribourg) et assistante-docteure à la chaire de théologie morale fondamentale de l’Université de Fribourg. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Sources.

 

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