économie – Revue Sources https://www.revue-sources.org Tue, 09 May 2017 14:55:27 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Klaus Keller: l’économie au service de la paix https://www.revue-sources.org/klaus-keller-leconomie-internationale-service-de-paix/ https://www.revue-sources.org/klaus-keller-leconomie-internationale-service-de-paix/#respond Tue, 09 May 2017 14:54:45 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=2270 Klaus Keller étudie l’économie internationale à Genève. En parallèle, il s’engage chaque mercredi auprès de l’Association Le Bateau pour partager son temps avec des personnes démunies. C’est dans la prière quotidienne qu’il puise la force de ses grands idéaux. Portrait d’un jeune engagé. 


Un reportage de Pierre Pistoletti, journaliste et membre de la Revue Sources.

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La décroissance sereine: possible mais pas facile https://www.revue-sources.org/decroissance-sereine-possible-facile/ https://www.revue-sources.org/decroissance-sereine-possible-facile/#comments Mon, 26 Sep 2016 12:54:22 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1615 [print-me]

Les termes de «décroissance» et de la «croissance zéro» sont entrés dans le vocabulaire courant, dans le sillage du rapport publié en 1972 par le Club de Romesous le titre «Les limites à la croissance». Ce rapport a fait date, il a durablement marqué les esprits par ses méthodes novatrices et par ses conclusions. «Les limites à la croissance» a mis en évidence les contraintes externes – épuisement des ressources et pollution – qui allait, si rien n’était fait en matière de démographie et de modèle économique, conduire le monde à la catastrophe. Quelques mois après cette publication – est-ce par pure coïncidence? – les producteurs de pétrole déclenchaient la première crise pétrolière en limitant de manière coordonnée leur production.

Le modèle de la croissance énergivore était durablement ébranlé et l’économie mondiale accusait le coup, sans pour autant dévier durablement de sa trajectoire de croissance. Ainsi, depuis le début des années 1970 le produit mondial (en termes nominaux) a été multiplié par un facteur de 20, alors que produit par tête augmentait pendant la même période d’un facteur de 10. L’écart entre ces deux chiffres s’explique par le fait que, simultanément, la population mondiale a doublé, en passant de 3,7 à 7,5 milliards aujourd’hui. Pendant cette même période, la consommation d’énergie par tête – tout vecteur confondu – n’a augmenté que de l’ordre de 20%. Cette progression peut sembler modeste, mais il ne faut pas oublier que compte tenu de l’augmentation démographique, la consommation mondiale d’énergie a été, durant la période multipliée par un facteur de trois.

Si le terme de «décroissance» avait, dans les premières années, une connotation écologique forte (pollution et énergie), plus récemment il a pris aussi une signification plus qualitative, voire morale de frugalité vertueuse. Ainsi, aujourd’hui ce qui caractérise les débats sur la décroissance c’est la question centrale du sens et du contenu qualitatif de la croissance alors que la «durabilité» se focalise essentiellement sur la pérennité environnementale étendue plus récemment pour inclure aussi le social.

L’activité économique n’est qu’un moyen et ne fait sens qu’en vue des finalités plus hautes. Il en va de même de la décroissance.

Les quatre considérations qui suivent visent à préciser tant soit peu les tenant et aboutissants du débat actuel sur la décroissance. La première d’entre elles concerne les œillères statistiques sous-jacentes à toute la mesure économique de la croissance, la seconde distingue la croissance par tête de la croissance tout court et donc introduit la dimension démographique; la troisième considération aborde la distinction entre le qualitatif et le quantifiable, finalement la quatrième et dernière met en évidence les rapports entre accumulation des richesses et démutualisation.

L’œillère de la comptabilité nationale

La question de la mesure s’invite naturellement dans tout débat sur la (dé)croissance économique. La catégorie de «produit national» est la seule mesure de l’activité économique largement disponible. Le produit national (dans ses différentes variantes) mesure la valeur ajoutée générée dans un territoire pendant une période donnée. La collecte des données nécessaires à son calcul repose sur un système comptable dit des «comptes nationaux» dont la méthodologie s’est généralisée seulement à la fin des années 1940. Elle est aujourd’hui harmonisée et pilotée par les Nations Unies.

Le cadre comptable des «comptes nationaux» a trois caractéristiques principales, qui sont autant de limites que de faiblesses. Tout d’abord, ce dispositif statistique sert à mesurer des flux – production annuelle – et non des stocks à un moment donnée. Cela est parfois source de confusion, notamment quand on assimile le produit national à la «richesse» alors qu’il s’agit uniquement d’une mesure du flux de production. Cela est d’autant plus problématique que nous ne disposons pas de métrique pour quantifier le stock de la richesse accumulée.

La deuxième limitation de la comptabilité nationale tient à son attention exclusivement centrée sur les échanges marchands de biens et services. Ainsi, sont laissées de côté toutes les activités domestiques et celles qui sont qualifiées – avec une connotation indument négative – d’informelles. Si la famille prépare un repas à la maison, seule la valeur des ingrédients achetés au supermarché apparaîtra dans le produit national, alors que si le même repas est pris dans le restaurant le plus proche, toute la note y sera incluse. La question de savoir si la famille a vraiment produit moins de «richesses» que le restaurant, reste posée.

Cet exemple met en lumière le biais méthodologique sur lequel repose toute la construction conceptuelle des comptes nationaux et donc de la croissance: elle ne retient que ce qui passe par une transaction, ou un échange marchand.

La troisième limitation de la comptabilité nationale découle directement de la précédente. La focalisation sur la transaction permet à la comptabilité de tout agréger en termes monétaires et donc de ne retenir des productions diverses que le prix. L’hypothèse sous-jacente est donc que le prix mesure de manière pertinente la production de richesse et laquelle est synonyme de satisfaction accrue.

L’exemple invoqué souvent est celui de la facture de carrosserie suite à un accident: il y a certes un effort de production du carrossier, mais ce dernier ne fait que remplacer ce qui a été endommagé. La satisfaction n’augmente pas alors qu’il y a croissance au sens comptable. Les limites du paradigme sont encore plus claires lorsqu’il s’agit d’utilisation (pollution) des ressources environnementales notamment l’air ou l’eau, qui n’ont pas de prix de marché. Il s’ensuit que ce qui est en réalité une ponction sur les ressources disponibles n’est pas répertorié comme un coût. Ces exemples montrent à l’évidence qu’il est hasardeux d’assimiler utilité ou satisfaction et quantification monétaire.

En conclusion: si la métrique de la comptabilité nationale reste la référence incontournable dans tout débat sur la croissance, elle ne permet pas, et de loin, d’appréhender la totalité du phénomène. De grands noms de l’économie – A. Sen et J. Stiglitz – ont co-signé en 2009 un rapport sur la question, commandité par le président français N. Sarkozy. Ils plaident pour l’extension du périmètre de la comptabilité nationale afin d’y inclure, à l’aide d’estimations subtiles, l’environnement et la qualité de vie. La mise en œuvre de ces recommandations, somme toute peu révolutionnaires, serait laborieuse et impliquerait d’autres hypothèses simplificatrices. De plus, cette voie tend à consolider le monopole méthodologique du «produit national» plutôt que d’envisager la mise sur pied de deux autres métriques – complémentaires. Une d’entre elles devrait permettre – à l’aide d’un appareillage conceptuel et statistique ad hoc – de mesurer l’activité para-marchande et sa contribution qualitative au bien-être alors que la seconde métrique serait adaptée à mesurer les prélèvements effectués sur l’environnement à l’instar de ce que préconise «ecological footprint».

Le fait de disposer de trois indicateurs parallèles aurait l’avantage de permettre la comparaison de l’impact des diverses politiques économiques sur trois plans différents: celui de la croissance économique, celui du para-économique et celui de l’environnement. Avec l’aide d’une telle batterie d’indicateurs, le politique et les électeurs verraient plus clairement quand les tendances convergent sur les trois plans et quand elles divergent. Il se pourrait ainsi que ce qui apparaît aujourd’hui comme de la «décroissance» du point de vue du produit national, serait en fait accompagné par une croissance des activités para-économiques et une amélioration de l’état de l’environnement. Il est urgent donc, pour rendre le débat sur le sens de la croissance plus opérationnel, de mettre au point sans tarder, ces indicateurs complémentaires et les utiliser systématiquement dans le débat et la prise de décision politique. Face au monopole de la «comptabilité nationale» et au confort intellectuel dont elle est porteuse grâce à son caractère unidimensionnel, la bataille des méthodes statistiques de mesures n’est pas gagnée.

Entre frugalité et écologie: les variantes de la décroissance

La deuxième considération qu’il s’agit de traiter concerne le rôle de la variable «démographie» dans le discours de la décroissance. S’agit-il de réduire le volume total de l’activité économique, d’en limiter certaines composantes ou bien de baisser ce volume par tête d’habitant? Dans le premier cas, (à population constante) le souci est clairement de contenir voire de réduire la sphère régie par la logique marchande, de manière à laisser subsister des plages de vie sociale ouvertes à d’autres logiques que celle de l’échange. Ici, la décroissance apparaît comme un moyen pour préserver l’autonomie de tout un chacun, en lui donnant plus de temps – mais pas d’argent – non seulement pour ses loisirs mais avant tout pour produire sa subsistance selon d’autres modalités que l’échange (comme la réciprocité ou la solidarité), à l’instar du repas familial mentionné plus haut. Derrière cette version de la décroissance, on distingue l’aspiration à la frugalité face au déluge du «prêt-à-jeter» et à la «culture du déchet» que stigmatise souvent le Pape François.

Quand le discours de la décroissance se réfère uniquement à des activités hautement polluantes, le souci est moins la frugalité que l’impact environnemental. Ce qui est en point de mire, c’est l’empreinte écologique plus que l’activité marchande en tant que telle. Le regard, à l’instar de l’écologie libérale, se porte vers les activités de service et l’innovation technologique dans laquelle on discerne les promesses de faire plus de valeur et d’emplois avec une moindre ponction environnementale. Par conséquent, la croissance propre se présente parfois comme une alternative à la décroissance pure et dure.

Chacun de ces deux discours en matière de décroissance et de croissance propre s’applique à l’ensemble de l’économie. En fonction de l’évolution démographique, les conséquences de ces discours seront plus ou moins radicales. En cas de fortes poussées de population, la réduction du produit national va diminuer le produit moyen par tête, ce qui peut affecter particulièrement fort les plus vulnérables. Il en va autrement en cas de stagnation ou de baisse démographique; la décroissance peut alors être proportionnellement moins sensible au niveau du revenu par tête, à l’instar du Japon ou de la Grèce.

Depuis le rapport «Limites à la croissance», la dynamique démographique et la croissance économique entretiennent un rapport ambigu dans le discours sur la décroissance. En effet, pour certains, le contrôle des naissances est une condition incontournable de la décroissance nécessaire à la préservation de l’environnement. Une telle attitude permet – en théorie – de concilier l’augmentation du niveau de vie individuel et décroissance macro. D’autres, dont de nombreux chrétiens, refusent de lier décroissance et politiques de natalité.

L’argent fait-il le bonheur?

La troisième considération relative à la décroissance porte sur le rapport entre le qualitatif et le quantitatif. L’argument est simple, il consiste à dire que la qualité de la vie, ou plus prosaïquement le bonheur, ne se réduisent pas à la valeur de la production marchande. Si la croissance quantitative mise exclusivement sur le «plus», l’augmentation qualitative préconise le «mieux». Il s’agit alors d’utiliser les ressources économiques de manière à produire des biens à services qui, à ponction environnementale constante, auraient un effet supérieur en termes de satisfaction ou de bonheur. L’argument est généreux et met le doigt sur une des faiblesses de la métrique statistique discutée plus haut. Il est toutefois très difficile à mettre en œuvre comme en témoignent les efforts de l’OCDE autour de l’indice du «mieux-vivre» qui regroupe, en plus du produit national, six autres indicateurs. En effet, le rapport entre croissance et bien-être est ambigu: si de nombreuses études montrent que la croissance n’induit pas une augmentation proportionnelle du bien-être, d’autres études soulignent que ce dernier dépend néanmoins grandement de l’aisance matérielle (Rapport social 2016).

L’opposition croissance quantitative / bonheur qualitatif est d’autant plus problématique qu’elle est unilatérale. En effet, elle se base sur les biens et services produits et oublie que tout ralentissement de la croissance menace potentiellement des places de travail. Or, dans le monde d’aujourd’hui, la valeur psychologique – satisfaction qualitative – d’une place de travail est souvent plus importante que son apport en termes de ressources. Si donc la décroissance devait entraîner une réduction des places de travail, son effet sur la perception du bien-être perçu serait probablement plus négatif que la seule baisse des revenus. Dans des sociétés où le lien social s’effiloche et ne subsiste, dans certaines situations, que grâce à la participation au marché du travail, la décroissance sereine impliquerait un changement profond du rapport non pas au travail en tant qu’activité, mais à l’occupation rémunérée synonyme aujourd’hui de place dans la société. Pour rendre cette décroissance-là possible, il faudrait «remettre du lien social» par d’autres voies que le marché du travail.

La richesse contre la solitude

La version idyllique de la décroissance met en exergue le fait que l’extension du para-économique viendrait compenser la baisse du secteur marchand. Ce secteur se développerait grâce au temps libéré par la baisse de l’emploi et aux ressources, notamment immatérielles, que l’économie marchande ignore voire détruit. En effet, les besoins matériels sont moindres dans une société avec de fortes poches de mutualisation que dans une société fortement individualisée. Cela est vrai pour ce qui est du besoin en denrées alimentaires mieux utilisées, en logements, en infrastructures et plus généralement en objets, puisque ces derniers auraient plus facilement une seconde vie. Si la décroissance s’accompagnait effectivement d’une re-mutualisation, alors elle pourrait être sereine voire heureuse. Certaines anecdotes en provenance des pays du Sud de l’Europe plus durement touchés par la crise semblent indiquer que le tissu social, quand il est contraint de se débrouiller avec moins, parvient à trouver des solutions innovantes ou anciennes qui, par ailleurs, contribuent à resserrer ou même à recréer le lien social. L’individualisme de confort devient impraticable en situation de disette. Certes, mais cela ne signifie point qu’une société individualiste va choisir volontairement la décroissance et se contraindre ainsi elle-même à chercher un mode de fonctionnement plus économe en ressources, plus frugal, probablement aussi plus humain mais exigeant un effort considérable d’adaptation et de tension.

Le monde hédoniste cultive, pour le plus grand bonheur des marchands de gadgets, l’accumulation des richesses comme gage de sécurité et d’indépendance. C’est parce que nous avons des ressources matérielles que nous pensons – illusion marchande – pouvoir nous passer des autres. Nous ne devrons pas attendre qu’ils nous donnent leur temps et leur compétence puisque nous avons assez pour l’acheter. La relation humaine disparaît au profit de la transaction marchande. L’être s’efface devant l’avoir. Le chemin de la décroissance passe donc par un effort de tous les jours visant à remettre l’être au cœur de l’économie, de faire de l’avoir l’instrument et non la finalité de l’existence. La décroissance c’est donc tout autant une affaire spirituelle qu’un problème, un défi environnemental et économique. La décroissance sereine n’est envisageable que si, en parallèle, la sphère para-économique – celle qui statistiquement n’existe pas aujourd’hui – affirme son existence aussi statistique et prend de l’ampleur en tant que lieu de production simultanée de biens et de liens sans lesquels ni la réciprocité ni les solidarités ne sont possibles.

La phrase dans Luc (16:9) montre, on ne peut plus clairement, la manière dont il convient d’utiliser les fruits de la croissance pour paver la route à la décroissance sereine: «Faites-vous des amis avec l’Argent trompeur, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles” . C’est bien le chemin qu’indique aussi le Pape François dans Laudato Si: l’activité économique n’est qu’un moyen et ne fait sens qu’en vue des finalités plus hautes. Il en va de même de la décroissance, elle n’a de sens que si elle porte du fruit dans d’autres registres dont l’écologie est un parmi d’autres.

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Paul H. Dembinski (© Unifr)

Paul H. Dembinski (© Unifr)

Paul Dembinski, professeur à l’Université de Fribourg et à l’ Observatoire de la Finance à, Genève, membre de la Plateforme diocésaine «Dignité et Développement».

 

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Lebret, 50 ans déjà https://www.revue-sources.org/lebret-50-ans-deja/ https://www.revue-sources.org/lebret-50-ans-deja/#respond Mon, 26 Sep 2016 09:26:02 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1520 [print-me]

Il y a 50 ans, le 20 juillet 1966, Louis Joseph Lebret quittait ce monde après une vie bien remplie au service du développement et de l’engagement de l’Eglise sur ce chemin.

Devenu dominicain en 1923, il avait fondé Economie et Humanisme en 1942 pour analyser les changements du monde et proposer une grille éthique d’actions transformatrices. Allant plus loin que l’action sociale, il a ainsi permis la prise en compte de la dimension structurante de l’économie comme descripteur et comme moteur de la société. Economie et Humanisme était à la fois un centre de recherche, une revue et un mouvement social promouvant une organisation sociale qui prenne en compte des valeurs de promotion de la personne, la montée humaine et la justice sociale.

Le bien commun au centre

Découvrant les réalités de l’Amérique Latine puis de l’Afrique et plus rapidement de l’Asie, L.J. Lebret lancera l’IRFED, la revue Développement et civilisations et des plans de développement, des stratégies de gestion de l’urbanisation. Il sera particulièrement impliqué au Brésil, au Liban, au Sénégal et dans la formation des futurs leaders du temps des Indépendances.

L.J. Lebret a sans nul doute été un pionnier de l’économie humaine pour les années 60, proposant non pas une idolâtrie du progrès pour lui-même ou de la croissance maximale, mais une orientation de ces processus vers le bien commun planétaire, vers la prise en compte des plus fragiles et aussi de l’environnement. Il a été ce pionnier dans l’Eglise par sa participation à la rédaction de Populorum Progressio et son travail de représentant de l’Eglise dans des organisations des Nations unies et dans les institutions nationales et internationales chargées du développement.

« L’Eglise – avec l’exception notable du pape François – elle aussi semble s’être éloignée des préoccupations qui étaient celles de Lebret ».

On ne peut pas isoler Lebret de sa génération (M.D. Chenu, Y. Congar, F. Perroux, E. Mounier, Paul VI…) et de ses équipiers d’Economie et Humanisme (P. Viau, H. Desroche, A. Birou…). Il est donc vain de penser pouvoir mesurer son impact personnel. On peut néanmoins dire que Louis Joseph Lebret a proposé un cadre d’analyse et d’action pour penser autrement le monde et son devenir, mais aussi l’Eglise dans sa responsabilité dans le monde. Il a aidé l’Eglise à mieux se situer, ce que le concile Vatican II reprendra, Lebret étant un des experts qui a participé à la rédaction de Gaudium et Spes. Il a participé à une plus grande maîtrise par les «jeunes nations» de leur devenir. Il a rendu possible la sortie l’économie de ses paradigmes dominants du chacun pour soi et de la seule économie de marché.

Songhai: seul héritier de Lebret?

Faire cette liste – incomplète- laisse un goût d’amertume car les réalités du monde globalisé semblent avoir balayé les apports de Lebret ou pour le moins de les avoir marginalisés à l’extrême. La globalisation néo-libérale du monde, les technologies de l’information ou encore le déploiement des cultures égocentrées ont rendu moins pertinentes certaines propositions de L.J. Lebret comme la planification, la hiérarchisation des besoins, la militance de l’élite chrétienne, la place des femmes… Les nombreuses institutions fondées par Lebret ont presque toutes disparu par faute de moyens financiers ou sont en voie de fermeture. L’Eglise – avec l’exception notable du pape François – elle aussi semble s’être éloignée des préoccupations qui étaient celles de Lebret. Ne restent que Songhai au Bénin, projet non pas fondé par Lebret mais dans sa mouvance, des leaders déjà âgés au Brésil (comme Chico Witaker un des fondateurs du Forum social mondial de Porto Allegre), quelques personnalités européennes… quelques amis, quelques dominicains. Peu en fait.

Prière contemplative et engagement solidaire (politique et humanitaire) sont indissociables pour Lebret.

Je ne suis cependant pas sûr que ce tableau un peu triste soit exhaustif. Cela se manifeste moins par des filiations directes et reconnues explicitement comme dans le cas de J. Généreux ([1]) que par l‘intégration de certains thèmes de l’économie humaine dans la pensée économique critique ([2] ) ou dans l’Eglise. C’est le cas en particulier de la notion de bien commun planétaire ou celle du développement intégral.

L’économie interpellée

Dans le cadre des Nations unies, où Lebret fut appelé comme expert des indicateurs de développement ([3]), ont muri les notions de développement durable ([4]) et de bien commun de la planète. Ces notions veulent signifier que le développement doit prendre en compte tous les aspects de la personne humaine, les générations à venir et la justice sociale. Elles veulent aussi affirmer que tous, en commençant par les plus démunis, ont droit à des conditions de vie meilleure et que les fruits de la dynamique économique ne peuvent pas être accumulés par un tout petit groupe. Ces orientations ont à voir avec la montée humaine et la pensée systémique développées par L.J. Lebret

A travers ces approches c’est la place de l’économie qui est interrogée. Lebret en intégrant l‘économie avec l’humanisme mettait la première, comme l’avait fait K. Polanyi ([5]): elle n’est qu’un moyen et pas une fin en soi. C’est aussi la place de la finance qui est devenu le moteur de l’économie contemporain: elle doit être remise en sa fonction d’assurer le financement des activités économiques au servie de l’humanité en recherche d’un mieux

Lebret et Vatican II

Vatican II avait clairement affirmé que la nouvelle question sociale était le développement et l’avenir des «pays pauvres» et Lebret a été pour quelque chose dans cette option. Cette approche est devenue un réflexe commun de la plupart des croyants, même s’ils peinent à le penser dans le quotidien et à avoir les comportements conséquents (non xénophobie, ouverture culture et religieuse…). La solidarité Nord-Sud, même si elle est subvertie par la mondialisation néo-libérale, est un souci de l’Eglise et des chrétiens; c’est là qu’elle vit concrètement son catholicisme, son universalité.

L’Eglise, même si cela est encore contesté par certains intégristes adorant un Dieu qui ne s’est pas vraiment incarné ou qui ne souffre pas pour l’humanité, appelle à prendre en compte la personne humaine dans sa globalité et pas simplement son âme et propose une évangélisation qui soit œuvre de miséricorde, tout autant spirituelle que corporelle, qui soit lutte contre la misère économique et spirituelle ([6]), ce que le pape François appelle la prise en compte de l’écologie intégrale.

Fécondité diffuse

Si les fils et filles reconnaissant explicitement la paternité intellectuelle et militante de LJ Lebret ne sont plus nombreux les réflexions de Lebret ont eu une fécondité et peuvent encore l’avoir. C’est le cas du statut donné à l’éthique par rapport à l’économie: la place des valeurs et des normes et donc la justice ne peuvent pas être déconnectées de l’économie comme pratique et comme réflexion; c’est aussi le cas de la critique de la croissance et du progrès lorsque ces processus détruisent l’humain et la nature ([7]) ou du social palliatif qui s’épuise à mettre des cautères sur des jambes de bois ([8]) sans rien changer et sans faire apparaître des acteurs de leur devenir.

C’est aussi le cas pour les chrétiens: la pensée de L.J. Lebret les appelle à être acteurs dans l’évolution du monde. Lebret insiste sur la contemplation qui se fait action, sur une foi qui se traduit par la prise au sérieux des défis que l’humanité doit affronter. Prière contemplative et engagement solidaire (politique et humanitaire) sont indissociables pour Lebret et cela reste profondément juste théologiquement. La spiritualité de l’action ([9]) qui insère l’agir dans la mystique a été vécue par L.J. Lebret et est une proposition fondamentale pour notre temps: l’action est la traduction dans le champ concret (économique, social, culture…) de ce qui a été contemplé ([10]).

Par la parole et l’exemple

Ainsi 50 ans après la mort de Lebret, l’enjeu n’est pas en priorité de faire un bilan mais de poursuivre le plaidoyer par l’action et la réflexion (verbo et exemplo selon la tradition dominicaine) pour que l’humain en tant que personne reste au centre de l’économie et des pratiques sociales.

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Jean-Claude Lavigne. Le frère Jean-Claude Lavigne fut le dernier directeur général dominicain d’«Economie et Humanisme». Actuel Président des éditions du Cerf et de l’Université «Domuni».


[1] Jacques Généreux Chroniques d’un autre monde, suivi du « Manifeste pour l’économie humaine », Seuil, Paris, 2003 et Les vraies lois de l’économie, Éditions du Seuil, Paris, 2005

[2] Par exemple chez les «économistes atterrés»

[3] A l’origine de ce qui a conduit à l’adoption de l’IDH (indice de développement humain)

[4] Rapport de Mme Gro Brundtland «our common future», 1987

[5] K. Polanyi «la grande transformation», 1944, Gallimard 1983

[6] Paul VI «Evangelii nuntiandi», 1975

[7] Voir les critiques faites par les tenants de la décroissance ou de l’éco-développement

[8] Manifeste d’économie et humanisme 1959

[9] L.J Lebret «Action marche vers Dieu» 1949, Seuil 1967 et JC Lavigne «Ecrits spirituels du Père Lebret» ed Cerf et de l’Atelier, 1997

[10] C’est la devise de l’ordre dominicain «contemplata aliis tradere»

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Un bien commun planétaire https://www.revue-sources.org/un-bien-commun-planetaire/ https://www.revue-sources.org/un-bien-commun-planetaire/#respond Tue, 01 Oct 2013 10:06:13 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=343 [print-me]

La tradition fait remonter la notion de bien commun à St Thomas d’Aquin ([1]) et parle alors d’un monde où la diversité d’opinions et de conceptions du bonheur était réduite. Il semblait naturel, qu’avec la raison et à la lumière de la foi, on sache ce qui était bien pour tous et que la gestion d’un état puisse être évaluée à l’aune de ce bien commun.

Avec le libéralisme et la multiplicité des points de vue et des manières de considérer ce qui est bien, le bien commun a laissé la place à l’intérêt général ou à l’optimum du marché. Le marché et les équilibres auxquels il conduit en termes de prix, de salaires et d’emplois, sont ainsi devenus ce qui définit sinon le bien du moins le mieux et cela permet d’exclure la réflexion éthique ou morale de l’analyse économique pour laisser jouer les seules lois du marché. L’intérêt général est ce qui résulte du « marché politique » où la majorité définit ce qui est à faire et l’impose comme étant le bien de tous, la bonne solution pour gérer un territoire.Le bonheur de tous et de chacun

Réinterroger la notion de bien commun pour penser l’économie et la société appartient surtout à la tradition de l’Enseignement social de l’Eglise catholique ([2]), même si, prenant en compte les crises induites par le libéralisme, certains auteurs ([3]) s’approprient cette approche pour proposer d’autres manières de gérer la société contemporaine. Pour la doctrine sociale de l’Eglise, viser le bien commun est une manière de rechercher le bonheur de tous ET de chacun et non l’un ou l’autre.

Parler de bien commun, c’est d’abord partir d’un point de vue critique sur l’intérêt individuel, non pour nier son existence ou sa force motrice, mais pour faire entendre d’autres logiques que celle de l’individu préoccupé de sa seule satisfaction au détriment de celles des autres, ou pour le moins sans prendre souci des autres. C’est faire entendre que la recherche du seul profit individuel ne conduit pas au bien de tous et que l’égoïsme n’est pas la meilleure façon de faire avancer la société. La concurrence entre égoïstes apparaît comme contre-productive et engendre des coûts humains qui sont non tolérables pour les tenants du bien commun.

L’approche de la société par le bien commun met l’accent sur les relations

Le bien commun conduit:

– à remettre en cause le droit absolu des multinationales de la foresterie qui déboisent systématiquement les forêts indonésiennes ou amazoniennes sans se soucier des impacts écologiques;
– à remettre en cause le droit des chasseurs (convention CITES) à détruire des espèces rares;
– à imposer des mécanismes de réduction des pollutions aux industries qui rejettent des eaux acides ou qui font courir des risques aux riverains;
– à contraindre les entreprises qui stockent des déchets dangereux à prendre des mesures de protection sur le long terme;
– à imposer des évaluations des impacts environnementaux et sociaux pour tous les grands projets.

et sur la nécessité de prendre en compte tous les humains, ou du moins de viser cet objectif. Le souci du bien commun conduit à ne pas se résigner à l’existence d’exclus. Le plus faible est celui à partir duquel il faut penser les stratégies économiques afin de l’inclure dans la dynamique sociale. Le bien commun a pour visée l’intégration et l’insertion du plus grand nombre, c’est en cela qu’il supporte des politiques de solidarité et de soutien social. C’est là sa référence éthique ou normative -la justice sociale- qui renverse les priorités d’une économie au service de quelques uns pour élargir la base des bénéficiaires de l’activité économique. Dans cette perspective, il est prioritaire de se préoccuper des inégalités et des relations sociales, tout en évitant des politiques d’assistanat qui constituent un risque réel. La notion de « subsidiarité », complément indispensable à celle de bien commun, insiste sur la responsabilisation de chacun et des niveaux les plus proches des personnes pour entrer dans la dynamique de la société.

Le corps social est prioritaire

Le bien commun conduit:

– à prendre en compte tous les share holders (parties prenantes) et non seulement les actionnaires (stake holders) dans l’évaluation d’une entreprise;
– à développer les volets environnementaux et sociaux dans les rapports des agences de notation boursières;
– à avoir le souci des conditions de vie des employés qui constituent la communauté de travail qu’est l’entreprise;

L’économie doit être enchâssée dans la dynamique personnelle et collective, elle doit être au service de l’humanité.

– à développer des plans de développement qui prennent en compte les ressources locales et les caractéristiques des territoires.

L’introduction de cette problématique du bien commun affirme la nécessité d’une régulation qui ne soit pas exclusivement ([4]) celle du marché et de la libre concurrence. S’il est déjà nécessaire de mettre de nombreuses règles publiques pour que fonctionne le

marché, il semble essentiel que soit affirmé que la société a des droits supérieurs à ceux des individus et que le corps social est prioritaire. Il ne s’agit pas de nier les droits de la personne (c’est la place de la subsidiarité) mais de reconnaître que les communautés humaines (du micro-local au planétaire) ont une priorité qui peut constituer une contrainte éthiquement juste (ce que contestent les tenants du minimalisme public et de l’ultra libéralisme) par rapport aux libertés ou aux lubies des individus.

Des biens au service des tous

C’est cette réflexion qui aujourd’hui est reprise dans le cadre des biens communs planétaires ou des biens patrimoniaux universels (Kaul, Hugon…). Ce sont des biens qui ne doivent pas entrer dans la logique du marché car ils sont au service de toute l’humanité et leur appropriation privée conduirait à faire peser une menace sur la Terre-Patrie (Morin) et sur l’humanité toute entière. C’est le cas de l’eau et de l’air, des pôles, des forêts… ([5]). La logique du marché ne semble pas capable d’assurer le long terme, la protection de l’environnement. Elle paraît être un mécanisme prédateur, écrasant les autres sphères ([6]) de la reconnaissance sociale qui permettent une vie digne et bonne à chacun et à tous. C’est sur cela que se fonde légitimement la responsabilité des Etats et de plus en plus le besoin d’un régulateur mondial (proposition qui est apparue pendant la crise financière). Ces autorités politiques ont en charge la construction du bien commun et sa protection contre les accaparements privés. La logique du bien commun introduit ainsi d’autres critères de performance et pas seulement ceux – caricaturaux – de la seule rentabilité financière d’un investissement.

Cette approche conduit à remettre l’économie à sa place dans la société et à ne pas en faire une sphère en soi, déconnectée de la réalité sociétale. L’économie doit être enchâssée ([7]) dans la dynamique personnelle et collective, elle doit être au service de l’humanité. Pour les tenants du bien commun, la sortie de crise ne viendra pas seulement de solutions et de techniques économiques, mais bien d’un projet où les valeurs de la société sont réaffirmées. L’économie n’est qu’un outil au service de ce projet. Le passage d’une économie libérale où domine l’intérêt privé à un autre type d’économie n’est pas aisé; ce passage requiert une reconquête du politique et de la démocratie sur les réalités sociales.

Cette perspective du bien commun est à la fois un appel à réintégrer « l’autre » dans les choix et à introduire une régulation éthique dans les politiques économiques. C’est là plus qu’un déplacement, c’est une autre manière de voir la place de l’économie non comme une forme de la mécanique sociale, mais comme un outil au service des personnes et de leur bien être individuel et collectif, leur bien vivre dans la communauté territoriale qui devient de plus en plus planétaire. C’est une perspective où les chrétiens, avec d’autres, ont à être acteurs.

[1]    Par des médiations d’Aristote, d’Albert le Grand… St Thomas réfléchit surtout à Dieu comme le Bien mais dans « de regno » (1265-67) il développe sa réflexion politique sur le bien commun.

[2]    Gaudium et spes n° 26; catéchisme de l’Eglise catholique (n° 1905-1912) et la plupart des textes du magistère traitant des sujets économiques et sociaux ou du développement.

[3]    Ce fut le cas dans les années 45-50 avec G. Fessard (Autorité et bien commun), J. Maritain (La personne et le bien commun) et L.J. Lebret (Découverte du bien commun). Dans la période plus récente, la réflexion porte surtout sur les biens communs (biens publics, patrimoine de l’humanité..) et la solidarité: Petrella, Houtart, Hugon, Stiglitz, Ostrom … Le thème « bien commun » est aussi repris dans les réflexions sur la construction européenne.

[4]    Voir « l’économie sociale de marché » que propose la COMECE (Commission des Episcopats de la Communauté Européenne).

[5]    La liste n’est pas précise et cela nuit à la promotion de ces biens. Il faudrait y ajouter les droits humains, la paix, la santé….

[6]    M. Walzer Sphères de justice, nouvelle édition, Seuil, 2013

[7]    K. Polanyi La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard (1944) 1983

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Jean-Claude Lavigne

Jean-Claude Lavigne

Le frère dominicain Jean-Claude Lavigne, prieur du Couvent de l’Annonciation de Paris, est tout à la fois théologien et économiste. Il a fait ses classes à « Economie et Humanisme », centre de recherche et d’action fondé par le P. Joseph Lebret.

 

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