Histoire – Revue Sources https://www.revue-sources.org Tue, 25 Jul 2017 11:32:23 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Guy Bedouelle: Le sens de l’histoire https://www.revue-sources.org/guy-bedouelle-sens-de-lhistoire/ https://www.revue-sources.org/guy-bedouelle-sens-de-lhistoire/#respond Mon, 24 Jul 2017 05:50:01 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2369 [print-me]Cinq ans après sa mort, la mémoire du frère dominicain Guy-Thomas Bedouelle reste vivante. « Guy Bedouelle, o.p. Une libre intelligence chrétienne » (Frémur, 2017) revient sur la vie et l’œuvre de cet historien chercheur de sens qui a enseigné l’histoire de l’Eglise à l’Université de Fribourg de 1977 à 2007.

Le Frère Guy Bedouelle (1940-2012) était spécialiste du XVIe siècle. Une personnalité riche et dense qui étendait sa curiosité intellectuelle au-delà des cercles ecclésiaux. Un « homme classique dans ses positions – il a choisi le prénom Thomas pour Thomas d’Aquin – », rappelle le Frère Jean-Michel Potin o.p., archiviste de la Province de France, mais jamais étranger aux enjeux sociaux et spirituels de son temps.

La nostalgie du XVIe siècle

« Guy Bedouelle, o.p. Une libre intelligence chrétienne » (Frémur, 2017)

Ce livre reprend les actes d’un colloque de l’Université catholique de l’Ouest, dont le Frère Bedouelle fut recteur de 2007 à 2011. Il éclaire différentes facettes du dominicain français qui a fait de la Suisse sa « seconde patrie ». « Il se définissait avant tout comme un seiziémiste, explique Alain Tallon, professeur d’histoire moderne à l’Université de Paris-Sorbonne. Ses principaux ouvrages fournissent la preuve de sa grande familiarité avec ce siècle et avec sa complexité religieuse ». « Par sa réforme au XVIe siècle, écrivait le Frère Guy Bedouelle, l’Eglise romaine a retrouvé sa crédibilité et, pour quelques dizaines d’années, elle vit dans une sorte d’équilibre […] De cette histoire et de cette culture, dont certains gardent une nostalgie, demeurent en tout cas, sinon un modèle, du moins un héritage ».

Au-delà de « son cher seizième siècle », ce sont les périodes de transformation et de grands bouleversements qui ont retenu l’intérêt du dominicain: « le foisonnement évangélique et humaniste à la veille de la Réforme ou le renouveau de l’Eglise après la tornade révolutionnaire », explique Frère Michel Lachenaud, Prieur provincial de la Province de France. « Pour lui, étudier le passé, c’était se donner les moyens de comprendre l’homme et le croyant affronté aux réalités de son époque ».

Le « drapeau de la résistance au Concile »

Proche des courants qui entendaient réagir « contre les dérives de l’après-concile », le Frère Bedouelle s’est intéressé de près à l’Eglise de son époque. « Il avait compris que l’histoire du temps présent de l’Eglise était devenue un enjeu majeur pour l’avenir du catholicisme et son rôle dans la société contemporaine », affirme Philippe Chenaux, professeur d’histoire de l’Eglise moderne et contemporaine à l’Université pontificale du Latran.

C’est ainsi qu’il s’est intéressé aux raisons profondes du schisme de Mgr Lefebvre. Si le refus du nouveau rite de la messe promulguée par Paul VI avait constitué, selon lui, « le drapeau de la résistance au Concile que Mgr Lefebvre a brandi avec la communauté qu’il avait fondé en 1970 », il n’était pourtant que « la pointe de l’iceberg ». « Le véritable refus s’adresse aux principes qu’ils croient proclamés dans la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse ».

C’était dans la spécificité de l’histoire de France qu’il fallait, selon lui, chercher les origines de ce refus. En refusant la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, Mgr Lefebvre et ses partisans refusaient « les principes de la Révolution françaises ». « Si ses adhérents, en tout pays, sont partisans des « régimes forts », c’est moins par nostalgie de le chrétienté que par défiance invincible à la démocratie ». « Leur appel à ‘une sainte objection de conscience’ n’en est pas moins paradoxal car il les fait rejoindre Thomas More, Luther, Newman et Vatican II », commente Philippe Chenaux.

Historien et théologien

Historien et théologien, le Frère Guy Bedouelle envisageait l’histoire au-delà de sa factualité. A ses yeux, « l’historien ne doit pas craindre d’être à la fois un analyste chevronné, rompu aux méthodologies de recherche les plus rigoureuses, et une sorte de visionnaire: en tant qu’historien de l’Eglise, il ne craindra pas de chercher un sens […] parce que le temps théologique n’est pas, et ne peut pas se confondre, avec le temps historique au sens que lui donnent les historiens, qui privilégient le contexte et la chronologie », explique Agostino Paravicini Bagliani, professeur honoraire à l’Université de Lausanne. Il précise: « L’historien de l’Eglise ne peut se fier seulement au document. Il doit être attentif à un autre sens, qui fait que toute histoire de l’Eglise est nécessairement histoire théologique ».[print-me]


Repères biographiques

6 avril 1940: naissance à Lisieux
1965: noviciat à Lille
1966: Docteur en droit
1970: profession solennelle
1971: ordination sacerdotale
1972: assigné pour études au couvent de Genève
1975: intègre la première équipe rédactionnelle de la revue Communio
1977: professeur extraordinaire d’histoire de l’Eglise à l’Université de Fribourg
2007: recteur de l’Université catholique de l’Ouest
22 mai 2012: décès à Fribourg


Notre ami Pierre Pistoletti, journaliste à cath.ch et membre de l’équipe rédactionnelle de notre revue Sources, a bien voulu faire mémoire de notre frère Guy Bedouelle, à l’occasion de la publication d’un livre d’hommage paru cette année, cinq ans après son décès. Faut-il rappeler que ce frère dominicain consacra l’essentiel de sa vie professionnelle» à enseigner l’histoire de l’Eglise à la Faculté de théologie de l’université de Fribourg, après s’y être préparé à l’université de Genève. Il assuma aussi pendant quelques années la responsabilité de la rédaction de notre revue.

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Le paysage dominicain suisse https://www.revue-sources.org/le-paysage-dominicain-suisse/ https://www.revue-sources.org/le-paysage-dominicain-suisse/#respond Fri, 01 Jan 2016 08:03:41 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=409 [print-me]

Vu sa menue taille géographique et son importance historique toute relative, le paysage dominicain couvrant l’actuelle Confédération helvétique se révèle étonnamment riche et varié, et cela dès la fondation de l’Ordre des Prêcheurs par saint Dominique en 1215/1216.

Implantations médiévales

Situé au cœur de l’Europe, le plateau suisse qui s’étend entre le Lac Léman et le Lac de Constance a rapidement vu naître des couvents de frères rattachés à l’une ou l’autre des Provinces voisines : Zurich en 1229/1230, Bâle en 1233, Lausanne en 1234, Genève en 1263, Berne en 1269, Coire entre 1277 et 1280, Zofingen en 1286, auxquels viendront se joindre deux couvents plus tardifs, Coppet en 1499 et Ascona au XVIe siècle. Faut-il rappeler ici l’importance des couvents voisins de Constance et de Strasbourg, véritables foyers de la mystique rhénane dont l’histoire retiendra à jamais trois noms : Maître Eckhart, Henri Suso et Jean Tauler. Saint Nicolas de Flüe, patron de la Suisse, en fut lui-même influencé.

L’implantation des monastères de moniales n’a pas tardé à suivre. De son histoire riche et complexe, retenons les noms de ceux qui existent encore de nous jours : St-Gall/Wil (1228/1607), Weesen (1256), Constance (1257), Estavayer-le-Lac (avant 1303/1316), Schwytz (avant 1303) et Cazis (refondation en 1647).

En ce qui concerne les couvents de Töss, Oetenbach et Sankt Katharinenthal, aujourd’hui disparus, ils ont connu au XIVe siècle une vie spirituelle intense grâce à des échanges fructueux avec des frères dominicains. En témoigne la correspondance d’Elsbeth Stagel, du monastère de Töss, avec Henri Suso. Quant au rayonnement des couvents de frères, des recherches récentes sont venues attribuer la première Bible complète en version allemande, non pas à Luther, mais à Marquart Biberli, un frère du couvent de Zurich, au début du XIVe siècle (Sources 2015/3).

Quelque trois siècles après leur fondation, la Réforme viendra mettre fin à l’ensemble des couvents de frères, y compris à ceux qui s’étaient ralliés à la réforme interne (Bâle, Berne…), tout comme à un certain nombre de monastères. Tandis que les bâtiments conventuels ont partout disparu, les églises des Prêcheurs subsistent dans toute leur splendeur à Berne (église réformée française), à Bâle (église catholique chrétienne) et à Zurich (paroisse réformée zu Predigern). Cette dernière a noué depuis deux décennies des liens prometteurs avec les Dominicains et les Dominicaines de Zurich, notamment dans le domaine de l’accueil et de l’animation liturgique et spirituelle. En l’an 2000, la Predigerkirche a offert l’hospitalité pour l’ordination sacerdotale d’un frère dominicain. Une première depuis la Réforme!

Le temps de la restauration

Il aura fallu attendre presque 400 ans avant de voir des Frères Prêcheurs revenir en Suisse. Les premiers, venant de France et d’Allemagne, vont répondre à l’appel des fondateurs de l’Université de Fribourg qui confiaient à l’Ordre dominicain l’enseignement de la théologie et de la philosophie dans une nouvelle faculté, à mettre sur pied de toutes pièces. La maison de l’Albertinum ouvre ses portes en 1890, discrètement, car la Constitution suisse interdisait à l’époque la fondation de nouveaux couvents. Quant à celui de St-Hyacinthe, également en ville de Fribourg, ses origines remontent aux débuts du XXe siècle, avec l’arrivée de frères français chassés de leur pays à la suite des lois antireligieuses de 1905. La maison ne deviendra couvent qu’en 1943, en attendant la fondation d’une Province suisse qui sera formalisée en 1953.

« L’essor, au XXe siècle, de la vie dominicaine féminine rendra à l’Ordre des Prêcheurs en Suisse une surprenante visibilité ».

L’ancien couvent de Genève fut rétabli en 1951, d’abord à Annemasse (France) avant d’être transféré à Genève en 1953. Suivra la fondation d’une maison à Lucerne en 1941. Le couvent de Zurich fut refondé en 1959. Deux autres fondations, éphémères celles-ci, eurent lieu à Bâle et à Lausanne.

Les sœurs ne sont pas en reste

Quant à la vie dominicaine féminine, elle connaîtra au XIXe et au XXe siècle une véritable floraison, à l’image de tant d’autres communautés religieuses, grâce notamment à l’implantation de la Congrégation romaine de Saint-Dominique à Pensier et à Lucerne et grâce à l’arrivée des Dominicaines de Béthanie à Châbles et à Sankt Niklausen. La branche la plus nombreuse toutefois deviendra la Congrégation des Dominicaines d’Ilanz qui vient de fêter les 150 ans de sa fondation et les 125 ans de son affiliation à l’Ordre dominicain. Pas moins de 881 noms de religieuses figurent dans le registre de cette congrégation, dont 151 sont encore en vie. Ce nombre aura permis un rayonnement dominicain puissant dans les Grisons, en Suisse alémanique, en Allemagne, en Autriche et bien au delà en Chine/Taiwan et au Brésil.

Il convient de faire ici mémoire, plus particulièrement, de soeur Cherubine Willimann, moniale de Schwytz qui, en 1868, partit avec deux consœurs en Allemagne où elle fonda la solide Congrégation des Dominicaines d’Arenberg qui tient, de nos jours encore, une maison d’accueil à Rickenbach, la patrie de leur fondatrice.

L’essor, au XXe siècle, de la vie dominicaine féminine rendra à l’Ordre des Prêcheurs en Suisse une surprenante visibilité. Les liens voulus par saint Dominique entre couvents de frères et couvents de sœurs vont s’intensifiant, grâce entre autre à de nombreux frères qui en deviendront les aumôniers.

Les champs d’apostolat de ces Congrégations dominicaines étaient classiques, conformément à l’époque et à l’Eglise de ce temps, tournées vers l’enseignement et les soins des malades. Ce n’est que relativement tard que les sœurs dominicaines en Suisse se sont ouvertes à l’étude de la théologie et aux services de type pastoral.

Les Dominicaines de Bethanien à Sankt Niklausen méritent ici une mention spéciale. Leur tout nouveau couvent érigé en 1972 sur les hauteurs de Sachseln, à proximité de l’ermitage de saint Nicolas de Flüe, fut une des toutes premières maisons modernes d’accueil en Suisse. Son hôtellerie généreuse avec sa chapelle priante fut des années durant une référence pour le monde catholique de Suisse alémanique et même au-delà. Tout récemment, la maison de Bethanien a été confiée par les sœurs dominicaines à la Communauté du Chemin Neuf, tout comme, vingt ans plus tôt, la maison de Pensier avait été confiée à la Communauté du Verbe de Vie. Loin de disparaître, la vie évangélique se pérennise à travers le charisme de communautés nouvelles. A noter ici, en termes de vocations, la belle vitalité du couvent des Dominicaines de Cazis, quoique situé un peu à l’écart dans le canton des Grisons.

Rosaire et liturgie

Le paysage dominicain suisse, autre fait étonnant, ne s’est jamais exprimé qu’à travers ses couvents, ses frères et ses moniales, ses sœurs et ses fraternités laïques. Dans un pays excessivement marqué par le baroque religieux, l’Ordre de saint Dominique s’est aussi fait connaître à travers la prière du chapelet et les retables du Rosaire, leur expression iconographique.

On ne compte plus les très nombreux autels du Rosaire qui ornent les églises de campagne un peu partout dans les régions catholiques. La Vierge Marie, reine du Rosaire, remet un chapelet ou une chaîne de «roses» à saint Dominique, le fondateur des Prêcheurs. Les tableaux du Rosaire associent en règle générale à Dominique la plus célèbre des Dominicaines, sainte Catherine de Sienne. Certes, la dévotion du Rosaire était déjà en usage depuis le XIIe siècle chez les Chartreux, mais c’est sous l’influence des Dominicains qu’elle s’est largement développée, grâce aux confréries du Rosaire notamment.

En termes de spiritualité, le paysage dominicain suisse a été marqué ces dernières décennies par l’introduction de la «Liturgie chorale du Peuple de Dieu» composée par le dominicain André Gouzes à l’Abbaye de Sylvanès.

Jusqu’à nos jours, l’Ordre des Prêcheurs promeut la dévotion du Rosaire, notamment lors du traditionnel pèlerinage du Rosaire à Lourdes. Inauguré en 1903 par les Dominicains français, il draine annuellement près de 15’000 pèlerins et malades dans ce site marial. Un apostolat de la prière et de la transmission de la foi dans lequel s’investit aussi le couvent de Genève et sa dynamique fraternité laïque.

En termes de spiritualité, le paysage dominicain suisse a été marqué ces dernières décennies, et ceci est moins connu, par l’introduction de la «Liturgie chorale du Peuple de Dieu» composée par le dominicain André Gouzes à l’Abbaye de Sylvanès. Inattendue de la part de cet Ordre qui pourtant s’inscrit dans la tradition de l’office choral, la liturgie dite «tolosane» a puissamment renouvelé les offices des communautés dominicaines, en version allemande jusqu’ à Zurich et en Allemagne. Elle deviendra décisive pour l’entrée dans l’Ordre d’une jeune génération de Dominicains, notamment en France.

Quel avenir en suisse pour la famille dominicaine?

Pour ce qui est de l’avenir de la présence dominicaine en Suisse, les communautés de moniales méritent une considération à part. Certes, elles n’ont pas l’assurance de la pérennité, pas plus que les communautés de frères. Cependant, le fait d’avoir traversé sans interruption les siècles, nous reliant à travers elles aux origines de l’Ordre, parfois au bord de la fermeture ou de la suppression, ayant connu de belles embellies de ferveur spirituelle, prises aux pièges de la médiocrité et de l’insignifiance… nous fait croire et espérer en cette longue haleine dont les moniales ont le secret.

Contrairement aux sœurs, les frères de ce pays n’ont guère fondé ou mis sur pied des œuvres rattachées à la Province et appelées à durer et à être transmises. Les apostolats ont pris les marques et les visages des frères qui les portaient. Ministères individuels liés à de belles figures qui ont donné d’heureuses et fertiles réalisations, le plus souvent au service de l’Eglise locale. Les compétences professionnelles requises et acquises font que les Prêcheurs ne sont plus interchangeables.

Certains se souviendront encore des équipes de frères sillonnant à partir de leur couvent de Lucerne les paroisses alémaniques pour y prêcher les Missions populaires. L’enseignement de la philosophie dans les collèges d’Etat fut un autre domaine de prédilection des Dominicains suisses, tout comme l’animation des aumôneries auprès des trois universités romandes, Fribourg, Lausanne et Genève. De nos jours, les Prêcheurs sont en charge de la paroisse de St-Paul à Genève et de la Mission catholique de langue française à Zurich.

Saurions-nous taire ici la désaffection, ces dernières décennies, de nombreux frères qui ont réduit sensiblement le champ d’action de la Province, jusqu’à mettre en péril son avenir? Ces frères nous manquent! Mais, la page de la refondation dominicaine en Suisse est encore à écrire, tout comme la vie, les visions, les projets, le travail des frères et de leurs couvents de part et d’autre de la Sarine.

Vers une reconfiguration… sans frontières

Ce qui est certain est que la présence dominicaine sur le territoire suisse n’est pas forcément sur le point de disparaître, mais de se reconfigurer. La volonté de la petite Province suisse est de redoubler d’effort pour maintenir, si possible, les implantations de Zurich, Fribourg et Genève, villes attrayantes pour tout apostolat dominicain. Cela suppose un ajustement à l’Europe dominicaine. En fait, celle-ci est déjà une réalité. Une bonne moitié des frères dominicains, vivant et œuvrant sur le territoire suisse, est d’origine étrangère. Un Dominicain est un religieux sans frontières! De même, la Province suisse a, de tout temps et malgré sa fragilité, envoyé des frères prêcher «ailleurs», au Guatemala mais surtout au Rwanda/Burundi, où de nombreux frères ont exercé un ministère passionnant et contribué à l’implantation des Prêcheurs en Afrique.

Quant à la dynamique ville de Fribourg avec ses deux couvents bien garnis en frères étudiants, l’Albertinum et StHyacinthe, elle se profile depuis plus d’un siècle comme pôle d’enseignement universitaire et d’études théologiques, au service aussi bien de l’Ordre dominicain que de l’Eglise en Suisse. Dans cette reconfiguration de l’Europe dominicaine, plusieurs Provinces, dont celle de France, ont décidé récemment que leurs jeunes frères feront une partie de leurs études académiques à Fribourg! Cela se remarque et se ressent, tant dans les deux couvents qu’à l’université.

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Le frère dominicain suisse Clau Lombriser est Père-Maître des frères étudiants dominicains résidant au couvent St-Hyacinthe de Fribourg. Il est aussi membre de l’équipe rédactionnelle de la revue Sources.

 

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Saint Dominique de l’Ordre des Frères Prêcheurs https://www.revue-sources.org/a-lire-saint-dominique-de-lordre-freres-precheurs-temoignages-ecrits-fin-xiie-debut-xive/ https://www.revue-sources.org/a-lire-saint-dominique-de-lordre-freres-precheurs-temoignages-ecrits-fin-xiie-debut-xive/#respond Fri, 01 Jan 2016 07:53:43 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=403 Témoignages écrits (fin XIIe – début XIVe)

Le frère dominicain suisse Paul-Bernard Hodel est professeur d’histoire de l’Eglise à la Faculté de théologie de l’université de Fribourg. Il réside au couvent de l’Albertinum de cette même ville.


La traduction des premiers témoignages sur saint Dominique et les débuts de l’Ordre des Frères Prêcheurs est un projet neuf, difficile et essentiel.

Il y a plus de soixante ans, le Père Vicaire avait déjà ouvert la voie avec ses travaux de traduction. La collection de textes que nous avons réunie enrichit considérablement le dossier: elle mêle témoignages issus de l’Ordre dominicain et autres témoignages contemporains. La plupart des textes n’ont jamais été traduits.

Contrairement à la tradition relative à saint François, les éditions critiques des textes dominicains sont très peu nombreuses: il a fallu souvent recourir à des éditions anciennes, voire aux manuscrits.

Cette première publication d’une telle collection de textes traduits éclaire de façon nouvelle la figure de saint Dominique, plutôt évanescente dans les lectures antérieures qui en avaient été proposées. Elle permet aussi de faire ressortir la cohérence dans les pratiques d’écriture des frères. Elle fait voir les convergences et les écarts entre les regards portés sur Dominique et la fondation des Prêcheurs, de l’intérieur et de l’extérieur de l’Ordre.

Traductions, présentation et annotation ont été assurées par une équipe d’universitaires, sous la direction de Nicole Bériou, professeur émérite (Université de Lyon), directrice honoraire de l’IRHT, et Paul-Bernard Hodel, professeur à l’Université de Fribourg.


Le frère dominicain suisse Paul-Bernard Hodel est professeur d’histoire de l’Eglise à la Faculté de théologie de l’université de Fribourg. Il réside au couvent de l’Albertinum de cette même ville.

 

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Chrétiens de ville et chrétiens des champs https://www.revue-sources.org/chretiens-de-ville-et-chretiens-des-champs/ https://www.revue-sources.org/chretiens-de-ville-et-chretiens-des-champs/#respond Wed, 01 Jul 2015 15:35:15 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=269 [print-me]

«Allez à la ville!» Le mot d’ordre est donné par Jésus, tel qu’on peut le lire dans l’évangile de Marc (14,13), lorsque les disciples sont envoyés préparer le repas pascal.

La ville (pôlis) dont il s’agit n’est évidemment pas Istanbul qui en grec se dit aussi: «eis tèn pôlin» ( vers la ville), cité qui pèsera lourd dans l’héritage chrétien. Mais, dans l’évangile, c’est bien de Jérusalem dont il est question, ville sainte par son Temple, mais aussi redoutable par sa réputation de «tuer les prophètes et lapider ceux qui lui sont envoyés» (Luc 13, 34). Quand Jésus de Nazareth prend la décision d’«aller vers la ville» («eis tèn pôlin»), il sait très bien que cet ordre de marche équivaut pour lui à un arrêt de mort. Déterminé et résolu, il « durcit son visage» (Luc 9, 51) avant de se mettre en route. Ses compagnons effrayés tentent de l’en dissuader. En vain. Finalement, ils se résignent et partent eux aussi à la ville. Pour mourir avec lui (Jean 11, 16).

De la plaine de Galilée aux métropoles impériales

Jérusalem est non seulement redoutée du fait du sort qu’elle réserve à ses prophètes visiteurs, elle est de plus étrangère et même inhospitalière à ces paysans galiléens, familiers de paraboles qui parlent de blé en herbe, de moutons égarés, de chardons parasites, de figuiers infertiles, de vignerons chômeurs ou de pêcheurs rentrés bredouilles. Sans conteste, l’évangile a d’abord résonné sur leur lac et dans leurs champs. Mais il gagnera très vite la ville. Et, l’ayant atteinte, il ne la quittera plus.

Ce choix préférentiel des villes comme centres d’éclosion et de diffusion du christianisme prédomina pendant des siècles.

L’artisan de cette révolution culturelle et religieuse fut bien sûr Paul, citadin lui-même, natif de la ville de Tarse en Asie Mineure et citoyen romain. Fraîchement converti, il gagne la métropole d’Antioche en Syrie et de là part en mission vers les villes d’Asie Mineure et de Grèce. Il y suscite des assemblées chrétiennes qu’il organise en corps social, selon le modèle citadin qui lui était familier. De chacune de ces cités, il aurait pu dire ce que le Seigneur lui révéla à Corinthe: «Je suis avec toi (…) car, dans cette ville, un peuple nombreux m’est destiné» (Actes 18,10). A une exception près, celle aux Galates, ses lettres seront toutes adressées à des communautés urbaines et l’apôtre n’aura de cesse que sa prédication atteigne la capitale impériale. Les Actes des Apôtres, qui relatent ce parcours, s’achèvent comme un marathon apostolique. La bonne nouvelle a gagné Rome, la ville des villes. Son héraut est parvenu à son but; il n’a plus qu’à entonner son «Nunc dimittis» et attester par son sang la vérité de ses dires.

L’Eglise constantinienne, qui hérita du ministère de Paul, a gardé cette structure urbaine et en a fait même un système de gouvernement. Quatre, et bientôt cinq grandes métropoles impériales, vont devenir autant de patriarcats: Jérusalem, Antioche, Alexandrie, Rome et, plus tard, Constantinople, qui se désignera elle-même comme la seconde Rome. Chacun de ces sièges supervisait d’autres évêchés de seconde classe, urbanisés eux aussi et reliés à leur patriarche respectif.

Paysans devenus païens

Ce choix préférentiel des villes comme centres d’éclosion et de diffusion du christianisme prédomina pendant des siècles. C’est en ville que s’édifièrent les cathédrales et fleurirent les écoles collégiales et les universités. Paris était le four où cuisait le pain de la chrétienté, disait-on à l’époque médiévale. La ville donnait le ton et imposait son rythme à l’église, à l’école, au palais, aux halles des marchands, à l’hôtel-Dieu comme à l’hôtel de ville. Hors de la ville, pas de salut! Hors de la ville, rien, si ce n’est le donjon féodal pour protéger l’accès aux marchés et servir de refuges aux paysans des alentours contre les seigneurs de la guerre et les brigands de grands chemins.

Les Jésuites donnaient le ton dans les quelques bourgs demeurés catholiques et les capucins «tenaient» les campagnes.

La campagne? Symbole d’insécurité, d’insalubrité, d’ignorance, d’éloignement et de misères. Assez bonne toutefois pour attirer des moines hirsutes, habitués à combattre le démon, hôte des forêts et des déserts, habitués également aux marécages. La campagne? Un lieu d’où l’on ne peut que fuir comme Rastignac ou comme un Africain d’aujourd’hui. Notre langue, héritée du latin, a conservé un signe particulièrement éloquent de cette relégation. Le mot latin«paganus» se traduit en langue classique par «rural, rustique, villageois». A partir du IVesiècle, suite à la christianisation des villes de l’Empire, la même expression désigne le non-chrétien, plus vulgairement «le païen».

Mais, soyons justes! Si les centres urbains furent les premiers à être évangélisés, il y eut toutefois l’exemple de Martin de Tours (316-397) et de ses compagnons, très actifs dans la christianisation des campagnes gallo-romaines. En témoignent encore aujourd’hui les nombreuses églises, chapelles ou sites ruraux qui portent son nom. Ce ne fut là qu’une exception, répétée au «grand siècle» par l’activité pastorale d’un Vincent de Paul (1581-1660), et surtout par Grignon de Monfort (1673-1716), inventeur des missions paroissiales rurales qui christianisèrent en profondeur des régions françaises qui jusque là ne l’étaient qu’en surface. Mais, pour l’essentiel, c’était l’aigle de Maux ou le cygne de Cambrais qui donnaient de la voix dans l’Eglise de France. En Suisse, la situation était différente. Bien avant la Révolution, la Réforme s’était imposée dans la plupart des villes du pays. Depuis ce temps-là, les Jésuites donnaient le ton dans les quelques bourgs demeurés catholiques et les capucins «tenaient» les campagnes.

Le retour des paysans

La Révolution française provoqua une césure radicale de ce système. Le quadrillage paroissial et conventuel urbain éclata. Un clergé d’origine rurale prit lentement la relève des clercs aristocrates ou «grand bourgeois» et finit par instituer au cours du siècle et demi qui suivit une Eglise de type campagnard en milieu citadin. Le phénomène fut encore plus marqué dans l’incroyable essor missionnaire du XIXe siècle, dont les agents furent surtout des religieux et religieuses d’origine rurale. Le plus souvent mal à l’aise dans le milieu urbain, comme un nain dans une défroque de géant.

Au début du siècle dernier, un immigré valaisan ou fribourgeois ne pouvait-il que «se perdre» dans la Babylone genevoise

Ces nouveaux pasteurs entretinrent la méfiance envers la ville, lieu de perdition, et demeurèrent fidèles à une pratique qui avait donné ses fruits dans les campagnes. Ainsi, au début du siècle dernier, un immigré valaisan ou fribourgeois ne pouvait-il que «se perdre» dans la Babylone genevoise, à moins qu’il ne fut récupéré par un prêtre de chez lui, qui partageait ses coutumes et ses dévotions. Il faut dire aussi à leur décharge que quelques prêtres de souche paysanne, comme l’Abbé René Castella dont il est question dans le dossier de ce numéro, surent admirablement conformer leur ministère aux conditions citadines. Je mentionnerai aussi tous les prêtres d’origine rurale qui favorisèrent en ville les équipes d’Action Catholique dont l’envergure dépassait largement le pré carré paroissial, étroitement délimité et jalousement surveillé par un curé soupçonneux qui ne voulait perdre «son» bien.

Et maintenant?

Tout d’abord, un fait sociologique nouveau bouleverse le paysage pastoral habituel. La ville tend à se confondre avec ses voisins ruraux. Cités dortoirs, zones villas ou HLM envahissent ce qui n’était, il n’y a pas si longtemps, que cultures ou pâtures. La communauté villageoise se désintègre, perd ses traditions et fusionne dans un ensemble plus vaste. Quant à l’église, elle a cessé de tenir sa place au milieu d’un village qui n’existe plus. Son clocher, le plus souvent, est devenu muet, perdu et désuet dans une banlieue grise et anonyme qui, telle une pieuvre, tend chaque jour plus loin ses tentacules. A cela s’ajoutent les migrations estivales ou hivernales de populations à la recherche de neige, de mer, de montagne et de soleil. Les gens – et les paroissiens donc! – n’ont plus de chez eux, comme si l’univers était devenu leur unique patrie. Le dominicain Yves Congar, qui ne manquait pas d’intuition prophétique, avait déjà intitulé un de ses ouvrages, paru en 1959: «Vaste monde ma paroisse!».

Vers quel avenir courons-nous? Vers une pastorale uniforme, linéaire et indifférenciée?

Un autre bouleversement sème le trouble sur la carte pastorale: la disparition dans nos régions du clergé «indigène» d’origine rurale. Pendant des décennies, ces prêtres ont assumé l’essentiel des services pastoraux des villes. La campagne, autrefois païenne, venait au secours de la ville devenue païenne à son tour. Il serait facile d’analyser ce revirement dont les causes ne sont pas toutes religieuses. La défection du clergé rural a provoqué la venue de quelques clercs en provenance de l’est ou du sud pour colmater un tissu fortement fissuré. Mais ce ne sont là peut être que soins palliatifs et provisoires.

Vers quel avenir courons-nous? Vers une pastorale uniforme, linéaire et indifférenciée, répondant aux besoins d’un territoire qui ne connaît ni ville ni campagne? Vers une pastorale exclusivement attentive aux nouveaux regroupements de populations, quitte à laisser mourir dans l’ombre les petites communautés rurales tenues à l’écart de ces grands boulevards? Après avoir nourri les villes pendant près de deux siècles, les «paysans» vont-ils redevenir «païens», rustres et ignorants des choses de Dieu? Je ne sais si ce souci agite l’esprit et le coeur de nos planificateurs pastoraux. En tout cas, il m’émeut et m’interroge. Ce n’est pas seulement un devoir de justice, mais une obligation de charité de porter secours à ceux et celles qui nous ont appris à prier et qui vivent désormais autour d’un clocher qui ne les appelle plus à se rassembler.

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Le frère Guy Musy, dominicain du couvent de Genève, est rédacteur responsable de la revue Sources.

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Maurice, saint patron des militaires. Une dévotion paradoxale? https://www.revue-sources.org/maurice-saint-patron-des-militaires-une-devotion-paradoxale/ https://www.revue-sources.org/maurice-saint-patron-des-militaires-une-devotion-paradoxale/#respond Sat, 04 Apr 2015 08:40:57 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=97 [print-me]

«Ô saint Maurice,

Valeureux officier de la légion thébaine,
Tu n’as pas craint d’affronter la mort
Plutôt que de renoncer à ta foi.

Tu as su conforter le courage de tes compagnons d’armes
Qui t’ont suivi sur le chemin des martyrs.

Écoute aujourd’hui notre prière
Et daigne intercéder en notre faveur auprès du Christ-Seigneur,
Toi qui es le saint patron des fantassins:

Que le Christ nous fortifie afin que nous soyons
Endurants dans les longues marches,
Ardents au combat,
Calmes et déterminés dans l’action.

Que le Christ nous éclaire afin que nous gardions
Un cœur miséricordieux avec les ennemis,
Paisible face à la mort,
Reconnaissant face au don de la vie,
Toujours espérant et fidèle,
Rempli de la joie de servir.

Amen.»

Cette prière, adoptée par l’Association Nationale des Réservistes de l’Infanterie lors de sa messe annuelle à Paris en 2006, témoigne de la vitalité du culte de saint Maurice dans les milieux militaires. Georges et Michel occupent, eux aussi, une place de choix dans la dévotion des soldats, mais l’attention portée à Maurice, chef chrétien de la légion thébaine mort à Agaune, peut surprendre: comment un guerrier mis à mort pour avoir refusé d’obéir peut-il être vénéré par des militaires?

Un saint apprécié des armées

Maurice est associé aux armées dès le haut Moyen Âge. Invoqué pour assurer la victoire des armées carolingiennes dès les années 780, il est ensuite honoré par les rois de Bourgogne puis, à partir du Xe siècle, par les monarques ottoniens. Le Thébain est également vénéré par les Capétiens, en particulier par saint Louis, qui l’offre en modèle à ses chevaliers en 1262. Patron de la Maison de Savoie, il est le protecteur de l’ordre militaire et religieux qu’Amédée VIII institue en 1434, l’ordre de Saint-Maurice précisément.

Comment un guerrier mis à mort pour avoir refusé d’obéir peut-il être vénéré par des militaires?

La dévotion des soldats à saint Maurice ne faiblit pas aux époques plus récentes. Après la Garde pontificale suisse en 1502, c’est, en 1674, le 103e Régiment de Dragons français qui est placé sous le patronage du saint d’Agaune, puis, en 1941, les Chasseurs alpins de l’armée italienne. Figure majeure du sanctoral militaire, le Thébain tend cependant à se spécialiser aux XIXe-XXsiècles. Il est plus étroitement lié à l’infanterie, un ordre de Saint-Maurice réunissant d’ailleurs les fantassins les plus méritants de l’US Army.

Un soldat exemplaire

La popularité du Thébain peut s’expliquer par les qualités de chef qui caractérisent Maurice. Ce dernier fait preuve de courage quand il affronte la mort. Il possède aussi un sens aigu du devoir et de la fidélité. Il a, enfin, le charisme nécessaire pour conduire ses hommes et les mener, le cas échéant, sur le chemin du martyre. Les sources de cet élogieux portrait et, avec elles, la raison du succès du culte de saint Maurice dans les milieux militaires sont anciennes. Elles remontent aux années 440, quand l’évêque de Lyon Eucher réécrit le récit de la mort des légionnaires thébains.

Le prélat connaît le texte qui, anonyme et rédigé quelques décennies plus tôt, signale que Maurice et ses compagnons, se rendant en Gaule pour réprimer une révolte, auraient été mis à mort pour ne pas avoir honoré les divinités de l’Empire. Il souhaite cependant le reprendre pour l’adapter aux réalités politiques de son temps.

L’exemple du soldat d’Agaune légitime le service du prince.

Selon lui, Maurice aurait quitté l’Égypte sur ordre de l’empereur, mais aurait réalisé, parvenu à Agaune, que se soumettre plus avant à la volonté du monarque impliquait d’user de sa force contre des chrétiens. Suivi par ses hommes, il aurait refusé non de mater la rébellion – il était venu en Occident pour cela et, loin d’être un objecteur de conscience, il avait déjà servi l’empereur les armes à la main –, mais de se battre contre ses frères dans la foi. L’insubordination, manifeste, aurait été vite punie: la légion aurait été décimée et anéantie.

Une désobéissance légitime

Maurice, avec la réécriture d’Eucher, incarne un modèle de sainteté aussi nouveau qu’original. Il a opté pour l’insubordination et a été, pour cela, exécuté, mais ce choix est strictement circonstancié. Le Thébain, militaire et chrétien, était au service du monarque. Soumis aux ordres du prince, même païen, il accomplissait sa vocation et aurait pu parvenir au salut.

Tout change quand exécuter la volonté impériale nécessite de contrevenir aux exigences de la foi. Les deux engagements qui caractérisent Maurice, celui pris envers Dieu lors du baptême et celui pris envers l’empereur et devant Dieu au moment de l’entrée dans l’armée, ne sont plus conciliables. Le soldat préfère le premier au second. La désobéissance, inconcevable, devient juste, légitime et sanctifiante car l’ordre impérial et la volonté divine sont incompatibles. Elle n’est cependant, en aucun cas, contestation ou révolte. Maurice, conscient des conséquences de son acte, ne saisit pas son épée pour s’opposer à l’empereur. S’il est fidèle à Dieu, il demeure aussi respectueux du serment qu’il a prêté en intégrant la militia principis.

Un modèle séduisant

Évident dès le Moyen Âge, le succès du culte de saint Maurice au sein des armées est toujours vif. Il peut même étonner. Il s’explique par l’œuvre du pontife lyonnais Eucher qui, au milieu du Ve siècle, fait du Thébain un modèle de sainteté militaire.

L’exemple du soldat d’Agaune légitime le service du prince. Il le définit aussi. Il écarte, en effet, toute possibilité de revenir sur la parole donnée et n’autorise la désobéissance qu’en cas de contradiction entre l’ordre reçu et les exigences de la foi. Le modèle séduit. Il satisfait les aspirations des guerriers, qui trouvent une voie de salut sans avoir à abandonner les armes. Il convient également aux rois, empereurs, ducs, comtes et autres détenteurs du pouvoir qui, en le valorisant, rappellent à leurs hommes les conditions d’un service sanctifiant.

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Esther Dehoux, historienne, est Professeure à l’Université de Lille 3, UFR des Sciences Historiques, Artistiques et Politiques, Institut de Recherches Historiques du Septentrion.

 

 

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Révolution numérique https://www.revue-sources.org/revolution-numerique-genese-et-enjeux/ https://www.revue-sources.org/revolution-numerique-genese-et-enjeux/#respond Tue, 01 Apr 2014 15:13:29 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=250 [print-me]

Un siècle a suffi pour que s’édifie solidement un «village planétaire», véritable monde unifié où l’information circule à une vitesse incroyable. L’évolution technologique, longuement et discrètement façonnée, connut un tournant décisif au cours du XXe siècle. En l’espace d’une soixantaine d’années une véritable révolution numérique a déferlé sur le monde, nivelant au passage bon nombre de frontières. Quelle est la genèse de cet avènement et quelles perspectives laisse-t-il poindre? Quels enjeux suscite-t-il aujourd’hui et quel regard poser sur ce que Benoît XVI appelait «le continent numérique»? Autant de questions qui constituent la trame de ce propos.

Un phénomène extraordinaire?

Beaucoup en conviendront: il y a quelque chose de fascinant dans l’évolution technologique. Ses avancées continuent d’émerveiller. Les plus âgées se souviennent de la première voix émanant d’une radio ou de la première image retransmise par un poste de télévision. Aujourd’hui encore, on reste frappé d’étonnement quand il suffit de pointer un smartphone vers le ciel pour découvrir non seulement d’où est parti l’avion qui vole sur notre tête, mais également son itinéraire, l’heure prévue de son atterrissage et la vitesse avec laquelle il se dirige vers la ville où il déposera la centaine de personnes qu’il transporte.

Dans le même temps, nous pressentons bien quelques éléments négatifs dans cette course au développement technologique. Or la critique est rendue difficile pour deux raisons: d’une part, l’incessante innovation tend à rapidement submerger celui qui s’y intéresse; d’autre part, la fascination d’un grand nombre devant cette déferlante numérique étouffe les voix critiques.

Ce que nous appelons depuis une vingtaine d’années la «révolution numérique» est un fait massif et, semble-t-il, soudain. Ordinateurs, smartphones et autres tablettes ont envahi l’espace. On les retrouve non seulement dans nos foyers, mais aussi dans les transports publics, les écoles ou encore les restaurants. Cet avènement prend des allures quasi mystérieuses: comment en sommes-nous arrivés là si rapidement? Une telle évolution, si universelle et précipitée, semble défier la logique. Or, il n’en est rien. Avant d’en souligner les enjeux, il est intéressant de nous pencher sur la genèse de cette révolution afin de «démythifier» ce phénomène, mais aussi de favoriser sa compréhension.

Révolution numérique: une définition…

L’expression «révolution numérique désigne l’introduction progressive mais massive de la technologie numérique dans tous les domaines et les moments de la vie, du niveau social – économie, administration, espaces publics – au niveau individuel – équipements domestiques, activités de loisir jusqu’aux objets que l’on porte sur soi ou désormais en soi. Dans les faits, la révolution numérique est une évolution technique extrêmement rapide qui ne cesse de se développer depuis la seconde partie du XXe siècle. Comparable à la révolution industrielle, elle est directement associée à la naissance puis au développement de l’informatique. En effet, l’informatique, en s’appuyant sur des moyens de communication toujours plus efficaces, a contribué à l’émergence d’un réseau mondial tentaculaire qui ne cesse de se densifier par de nouveaux supports.

Comment en sommes-nous arrivés là si rapidement ? Une telle évolution si universelle et précipitée semble défier la logique.

«Informatique» reste un de ces mots-valise qui tend à échapper à une définition ciselée. En soi, le terme désigne la numérisation de tout type d’information: caractère d’imprimerie, son, forme, couleur et, de là, mot, texte, musique, photographie, film etc. Cette numérisation, qui s’exprime par une combinaison binaire – en l’occurrence de 0 et de 1 –, a pour but de stocker, d’éditer et de transmettre ces informations au moyen d’une pléthore d’appareils dont les plus connus sont les ordinateurs, les tablettes ou encore les smartphones. Ces appareils toujours plus performants permettent aujourd’hui à des milliards d’individus d’effectuer des tâches toujours plus complexes dans des délais toujours plus courts – au point que l’on s’accorde à dire qu’ils sont dotés d’«intelligence artificielle».

Fondamentalement donc, l’informatique repose sur des chiffres – historiquement d’ailleurs, les premiers ordinateurs n’étaient que de simples machines à calculer. D’une certaine manière, ce phénomène remonte à l’Antiquité, dès lors que les humains ont commencé à concevoir abaques et bouliers. Pour comprendre comment son développement a donné lieu à l’émergence d’un village planétaire, il est intéressant d’approcher non seulement son évolution technique, mais aussi de souligner quelques étapes-clé de l’édification d’un réseau de communications qui relie aujourd’hui la quasi totalité du monde habité. Loin de lister toutes les étapes qui relie l’ordinateur au boulier, brossons un tableau général des grandes évolutions de l’informatique et de la manière dont elle a investi notre monde.

et une genèse

Au XVIIe siècle déjà, deux événements sont à relever: l’invention de la «pascaline» et l’institutionnalisation de l’esprit des télécommunications. Influencé par l’hypothèse que la pensée peut se formuler de façon systématique par le biais d’un langage mathématique[1], Blaise Pascal met au point la première machine à calculer dont le fonctionnement permet de traiter un algorithme, principe fondamental s’il en est de l’informatique. Dans le même temps, Henri IV fait créer un corps de courriers chargé de transporter les correspondances administratives et privées. En 1612 un service de diligences transportant à la fois courriers, paquets et voyageurs est mis sur pied. La «poste» est née et, avec elle, une première ébauche d’un réseau qui ne cessera de se densifier.

Au XVIIIe siècle, dans le but d’automatiser le fonctionnement des métiers à tisser, le Français Jean-Baptiste Falcon invente le système de cartes perforées – morceau de papier rigide contenant des informations représentées par la présence ou l’absence de trou dans une position donnée. Dès lors, émerge ce qui constituera le cœur de l’informatique: le système binaire[2]. Le siècle des Lumières verra également naître l’Encyclopédie dont le but de promouvoir l’universalisme préfigure, d’une certaine manière, les notions de réseaux et de «village global». Un siècle plus tard, le réseau ferroviaire affinera encore cette préfiguration.

Le XIXe siècle verra naître la «machine analytique» du mathématicien anglais Charles Babbage. Véritable ancêtre de l’ordinateur, cet appareil, alimenté par l’énergie à vapeur, associe la machine à calculer de Pascal et le système de cartes perforées des métiers à tisser inventée par Falcon. Le siècle est également marqué par des inventions décisives dans le domaine des télécommunications. En 1844, Samuel Morse effectue la première démonstration publique du télégraphe, en envoyant un message sur une distance de 60 kilomètres entre Philadelphie et Washington. En 1858, le premier câble transatlantique est tiré entre les Etats-Unis et l’Europe. En 1876, l’Américain Graham Bell invente le téléphone. L’énergie électrique, quant à elle, est mieux maîtrisée. La fin du siècle, enfin, verra naître le tube cathodique qui servira aux premiers écrans de télévision puis aux ordinateurs – jusqu’à l’invention de l’écran plat.

Au début du XXe siècle, l’électricité investit l’industrie, l’éclairage public, le chemin de fer puis les foyers. En 1906, la voix est pour la première fois enregistrée sur les ondes radio et, en 1926, l’Écossais John Logie Baird effectue la première retransmission télévisée publique en direct.

Un tournant décisif

Les années trente et quarante marquent un tournant décisif. En 1930, l’Anglais Fredrik Bull crée la première entreprise développant et commercialisant des équipements mécanographiques en utilisant le principe des cartes perforées. L’Allemagne nazie s’intéresse de près à ce procédé. En 1941, à Berlin, l’ingénieur Konrad Zuse met au point le Z3, calculateur électromécanique, première machine programmable entièrement automatique.

C’est aux Etats-Unis, cependant, que s’amorce véritablement la révolution numérique. En l’espace de trois ans, de 1945 à 1948, trois prouesses technologiques marqueront le début d’une hégémonie américaine en terme de progrès technique. En effet, durant cette période, l’ingénieur Vannevar Bush imagine une machine à mémoriser mécanique qui stocke des microfilms. Dans les murs de l’Université de Pennsylvanie, l’ENIAC[3] devient en 1946 le tout premier ordinateur mondial. Enfin, en 1948 le transistor ouvre la voie à la miniaturisation des composants.

Et tout va très vite

Dès lors tout va aller très vite: en 1958 Jack Kilby invente le circuit intégré, un composant capable d’effectuer plusieurs fonctions complexes sur un minuscule support en silicium. La même année, la société téléphonique Bell met au point le modem, un périphérique permettant de transmettre des données binaires sur une ligne téléphonique – Internet pointe le bout de son nez. En 1961 Léonard Kleinrock développe une technologie permettant d’accélérer le transfert de ces données. Grâce à ses recherches, le projet Arpanet[4] voit le jour en 1969. Mis en place dans le contexte de la Guerre froide, ce réseau, qui deviendra l’internet, poursuit initialement un but militaire. L’objectif est de créer un réseau de télécommunication de structure décentralisée, capable de fonctionner malgré des coupures de lignes. En 1971, vingt-trois ordinateurs sont reliés sur Arpanet et le premier courriel est envoyé.

En 1977, l’Apple II est l’un des premiers ordinateurs personnels fabriqué à grande échelle. Conçu par Steve Wozniak – cofondateur, avec Steve Jobs, de la société Apple – il gagne la sphère privée. En 1981, le numérique envahit littéralement la vie quotidienne lorsque l’IBM-PC fait irruption dans les foyers. En 1983 le mot «Internet» fait son apparition. 562 ordinateurs sont connectés en août[5].

En 1990, Arpanet disparaît pour laisser la place au World Wide Web[6]. En 1992, on dénombre un million d’ordinateurs connectés pour 130 sites internet. Très rapidement cet archipel devient un labyrinthe: en quatre ans à peine le nombre de sites explose: on en recense rapidement plus d’un million. Dès lors, l’orientation devient un enjeu de taille dans cette masse énorme de données. Les premiers moteurs de recherche voient le jour[7].

Le premier smartphone date de 1992. Commercialisé deux ans plus tard, il est l’objet le plus symbolique de la révolution numérique: tenant dans la main et pouvant être utilisé presque en tout lieu, il concentre toute sorte de fonctions: téléphone, appareil photo, ordinateur, poste de radio etc.

En 2000, alors qu’Internet passe au haut-débit, 368 millions d’ordinateurs sont connectés dans le monde. Le réseau se démocratise progressivement: un grand nombre d’individus se l’approprient en ouvrant leur propre site. Les nouveaux moyens d’expression deviennent de plus en plus intuitifs et ne requièrent plus de compétences informatiques très spécifiques. Dès lors Internet n’est plus conçu comme une «autoroute de l’information», mais plutôt comme une «société de communication»[8]. Ce que l’on peut également nommer le «web participatif» verra l’émergence d’interactions toujours plus nombreuses. Dans ce contexte Jimmy Wales et Larry Sanger fondent Wikipedia, première encyclopédie collaborative. Les réseaux sociaux font leur apparition: en 2004, Mark Zuckerberg crée Facebook; deux ans plus tard, Jak Dorsey met en place Twitter. Internet s’immisce dès lors dans tous les domaines de la sphère privée. Les premières années de la décennie 2010 sont caractérisées par deux éléments: d’une part, par le fait que la traditionnelle distinction entre vie privée et vie publique ne cesse de s’estomper; d’autre part, par l’avènement des «big data», lié au fait que l’ensemble des informations circulant dans le monde est devenu si volumineux qu’il exige de nouveaux outils.

Et demain? A la pointe de la technologie

Si l’on en croit la presse spécialisée, la révolution numérique a encore de beaux jours devant elle. Parmi les derniers rejetons d’une technologie toujours fleurissante: les lunettes interactives Google. Selon certains spécialistes, elles pourraient rapidement s’imposer dans le grand public et atteindre plus de 20 millions d’unités vendues d’ici 2018[9]. Le principe de ces lunettes révolutionnaires: «pouvoir accéder immédiatement à des informations pratiques provenant d’Internet par l’intermédiaire d’un minuscule écran semi-transparent fixé sur une monture»[10]. Ses avantages? Un GPS pour s’orienter dans les rues ou au volant de sa voiture; la possibilité de lire ses nouveaux mails directement dans la lunette, découvrir des informations pratiques liées à des commerces, des lieux ou des monuments ou encore prendre des photos et des vidéos[11], le tout par commande vocale, bien évidemment.

Bien que la finalité annoncée d’un tel projet soit bonne, il ne peut se soustraire à d’urgentes questions éthiques.

Ultime développement médiatisé en janvier de cette année: l’ordinateur quantique. Un ordinateur capable d’être théoriquement des millions de fois plus puissant que nos «bonnes vieilles» machines qui fonctionnent – encore – sur un système binaire. Synthèse entre physique quantique et informatique traditionnelle, cette machine ne calculerait plus seulement avec des 0 ou des 1, mais aussi avec des variables qui peuvent être des 0 et des 1 au même moment[12].

Où va-t-on s’arrêter?

Qui ne s’est jamais posé la question de savoir où va s’arrêter cette technologie. Personnellement, je me souviens l’avoir naïvement posée à l’un de mes professeurs d’informatique un jour qu’il nous présentait ses hypothétiques perspectives. «Lorsque le paradis sur terre sera instauré» m’avait-il répondu d’un ton péremptoire! Tout un symbole: la technologie se substituerait ainsi aux grandes aspirations religieuses ou politiques! Qu’elle soit explicite ou non, une telle opinion – prégnante sous nos latitudes – associe ainsi développement technologique et progrès social. L’expression «révolution numérique» est d’ailleurs connotée en ce sens. Elle servirait le progrès de l’humanité à différents niveaux: social, économique, mais désormais également sur un plan anthropologique. En effet, les penseurs transhumanistes attendent de cette révolution qu’elle transforme radicalement l’espèce humaine[13].

En ce sens, le Human Brain Project (le «Projet du cerveau humain»), dirigé par une équipe de l’École polytechnique fédéral de Lausanne, en collaboration avec 90 universités et hautes-écoles réparties dans 22 pays différents, vise à simuler le fonctionnement du cerveau grâce à un superordinateur. Bien que la finalité annoncée d’un tel projet soit bonne – le développement de nouvelles thérapies sur les maladies neurologiques – il ne peut se soustraire à d’urgentes questions éthiques.

Point de vue critique

Opposés à cette conception «technophile», d’autres penseurs ne voient pas du tout d’un bon œil cette déferlante numérique. Les plus pessimistes considèrent même que cette prolifération informatique, signe d’une aliénation profonde, pourrait conduire l’humanité à sa perte. Critique sans pour autant tomber dans cet extrême, le théologien protestant Jacques Ellul percevait dans l’adaptation à la technique la marque d’un nouveau type de conformisme: «L’homme est aujourd’hui tellement fasciné par le kaléidoscope des techniques qui envahissent son univers qu’il ne sait et ne peut vouloir rien d’autre que de s’y adapter complètement»[14]. Pour lui, l’association des mots «révolution» et «technique» est une contorsion du langage car l’homme moderne serait non pas libéré, mais submergé par une technique qui le contraint et l’oblige toujours davantage.

De nouvelles inquiétudes

C’est désormais un lieu commun d’affirmer que les innovations technologiques ont révolutionné notre rapport au monde. Aujourd’hui, les échanges s’opèrent de façon toujours plus immatérielle, les barrières géographiques et culturelles s’estompent, les règles géopolitiques et économiques sont bouleversées. Indéniablement, ces mutations ont changé notre conception du monde. Tout est à portée de main – ou plutôt de clic – et, il faut l’avouer, il y a là quelque chose de fascinant. Or, l’essor du numérique génère également son lot d’inquiétudes. Des phénomènes tels que la vidéosurveillance, le fichage biométrique et la géolocalisation pourraient inaugurer de nouveaux types de totalitarismes. Les effets de la révolution numérique sur l’environnement sont, quant à eux, encore trop peu soulignés. En dématérialisant l’activité humaine, le numérique peut certes avoir un impact positif sur la crise environnementale. En revanche, il n’est pas «propre» pour autant:

«Si le monde numérique semble virtuel, les nuisances qu’il provoque, elles, sont bien réelles : la consommation des centres de données dépasse celle du trafic aérien, une recherche sur Google produit autant de CO2 que de porter à ébullition de l’eau avec une bouilloire, la fabrication des équipements nécessite l’utilisation d’une quantité considérable de matières premières, l’obsolescence des produits ne cesse d’accroître la mise au rebut de composants électroniques extrêmement polluants»[15].

La révolution numérique bouleverse également les cadres juridiques traditionnels. La mise en ligne d’œuvres artistiques – films, musique, photos, livres etc. – oblige à une révision de la notion de propriété intellectuelle. Internet, tout en inaugurant de nouveaux types de délits, comme le piratage, développe certains pans de la criminalité «classique»: incitation à la haine raciale, blanchiment d’argent, pédophilie etc. Internet et les réseaux sociaux en particulier peuvent être source d’addictions et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, destructeurs du lien social. Exemple emblématique: ces personnes qui ne quittent pas leur smartphone des yeux lorsqu’elles partagent un repas au restaurant ! Au niveau social, ces mutations impliquent également des bouleversements intergénérationnels. Ce ne sont plus les anciens qui détiennent le savoir, mais les jeunes générations. De plus, la généralisation de l’anonymat sur Internet invite à repenser la notion de responsabilité alors que la prolifération des informations rend toujours plus difficile l’exercice de l’esprit critique. Citons enfin, dans cette liste non exhaustive, un élément qui est très certainement en train de bouleverser notre champ éthique: le libre accès aux contenus pornographiques, toujours plus massif, sur n’importe quel type de support.

Un défi de taille pour l’Église du XXIe siècle

La révolution numérique est aussi fascinante que déroutante. Capable d’innovations technologiques époustouflantes, elle appelle, dans le même temps, une critique qui se doit d’être toujours au fait de ses dernières évolutions. C’est là un défi de taille pour l’Église. «Experte en humanité» jusque dans les périphéries du web 2.0, elle ne peut faire l’économie d’une connaissance profonde d’un «continent numérique» qu’elle entend évangéliser. Négliger les limites – bien réelles – du virtuel en jetant un regard dépourvu de critique sur ce phénomène amputerait d’une possible fécondité toutes démarches d’évangélisation. Internet et les nouveaux moyens de communication sont, d’une certaine manière, le réceptacle de tout ce qui fait l’humanité, dans sa vulnérabilité, mais aussi dans sa bonté. Dès lors, le regard le plus profond que l’Église peut poser sur cette révolution numérique est un regard d’espérance. Dans sa compréhension des moyens de communication, l’Église est passée de l’outil au topos: il ne s’agit plus simplement de moyens qui peuvent servir à l’annonce de la Bonne Nouvelle, mais de lieux où le Royaume doit s’édifier[16]. L’espérance saisit que le message de l’Évangile peut non seulement résonner au cœur de ce continent, mais aussi le transformer de l’intérieur afin qu’il développe toujours davantage les virtualités de bonté qu’il contient.

Bibliographie

  • BENOÎT XVI, Message pour la XLVIIe Journée mondiale des communications sociales, 2013.
  • BOSTROM Nick, Qu’est-ce que le transhumanisme, www.transhumanism.org.
  • CONCILE VATICAN II, Décret sur les moyens de communications sociales Inter Mirifica, 1963.
  • ELLUL Jacques, Le bluff technologique, Paris, 2004.
  • FLIPO Fabrice, DOBRE Michelle, MICHOT Marion, La face cachée du numérique. L’impact environnemental des nouvelles technologies, Paris, 2013.
  • FRANÇOIS, Message pour la XLVIIIe Journée mondiale des communications sociales, 2014.
  • LIPKIN Jonathan, Révolution numérique. Une nouvelle photographie, Paris, 2006.

[1] «La raison […] n’est rien d’autre que le fait de calculer» HOBBES Thomas, Léviathan, Paris, 2000.

[2] La carte perforée indique de manière matérielle ce que le langage binaire signifiera de façon électrique. En effet le système binaire a deux états (0 ou 1) selon qu’un circuit électrique laisse ou non passer un courant électrique.

[3] Pour Electronic Numerical Integrator Analyser and Computer. Pesant trente tonnes, occupant 167 m2 et consommant 150 kilowatts, il effectue 5000 additions par seconde.

[4] Pour Advanced Research Projects Agency Network.

[5] On en comptera 1000 en 1984, 10’000 en 1987 et 100’000 en 1989.

[6] Littéralement «la large toile [d’araignée] mondiale».

[7] Dont le désormais célébrissime Google en 1998.

[8] Ce nouvel essor est connu sous l’appellation «Web 2.0».

[9] cf. Le Figaro a essayé les Google Glass, sur www.lefigaro.fr, septembre 2013.

[10] Cf. Idem.

[11] En vue, peut-être, lorsque la distinction entre vie privée et vie publique sera encore plus estompée, de la reconnaissance de visage.

[12] Une technologie qui intéresse d’ailleurs vivement la NSA, selon les documents transmis par Edward Snowden, puisque ces machines sont potentiellement capables de révolutionner le monde de la cryptographie. En effet, elles mettraient quelques secondes à décoder les clés de cryptage les plus sophistiquées – alors qu’il faudrait des milliers d’années aux ordinateurs actuels les plus puissants.

[13] «Si nous pouvions scanner la matrice synaptique d’un cerveau humain et la simuler sur un ordinateur il serait donc possible pour nous de migrer de notre enveloppe biologique vers un monde totalement digital (ceci donnerait une certaine preuve philosophique quant a la nature de la conscience et de l’identité personnelle). En s’assurant que nous ayons toujours des copies de remplacement, nous pourrions effectivement jouir d’une durée de vie illimitée». BOSTROM Nick, Qu’est-ce que le transhumanisme, www.transhumanism.org, le 07.02.14.

[14] ELLUL Jacques, Le bluff technologique, Paris, 2004.

[15] FLIPO Fabrice, DOBRE Michelle, MICHOT Marion, La face cachée du numérique. L’impact environnemental des nouvelles technologies, Paris, 2013.

[16] Cf. L’article de François-Xavier Amherdt, Inculturer la bonne nouvelle dans le continent numérique: enjeu de la nouvelle évangélisation, dans ce même numéro, pour un développement plus complet de l’approche du Magistère quant aux nouvelles technologies de la communication.

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Pierre Pistoletti

Pierre Pistoletti (Photo: Eric Frattasio)

Pierre Pistoletti, étudiant en théologie, informaticien de formation, est l’initiateur de Kerusso communications (www.kerusso.ch) qui a développé à ce jour une trentaine de sites internet, principalement dans le milieu ecclésial. Il est membre du comité de rédaction de la revue Sources.

 

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