Laïcité – Revue Sources https://www.revue-sources.org Fri, 01 Jun 2018 08:57:44 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Penser le laïcat? https://www.revue-sources.org/penser-le-laicat/ https://www.revue-sources.org/penser-le-laicat/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:34:38 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2657 Qui sont les laïcs? En quels termes, dans quels contextes, sur quels appuis sacramentels, les «fidèles laïcs du Christ» «pensent-ils» leur identité? A la manière des membres d’une famille, comment définissent-ils leur place, leur rôle, le degré de leur intégration? Quel est leur rapport au sacré, à la loi, à la transcendance? Quel est enfin, leur passé, leur présent, et comment se projettent – ils dans l’avenir?

Si l’on cherche à donner ces repères aux laïcs, on constate assez vite que les réponses manquent, ou qu’elles sont sujettes à des appréciations contrastées, donc compliquées à interpréter. Si incertaines, que l’on peut légitimement se demander s’il est possible aujourd’hui de répondre à la question posée…

En effet, dans l’Église, depuis un bon millénaire et demi, le laïc est en tension avec le clerc. Le clerc, qui reçoit le sacrement de l’Ordre, est l’homme qui est à la tâche dans l’institution, par le moyen des sacrements. En outre, depuis la réforme grégorienne (11-12e siècles), il assure toute responsabilité de gouvernement, de sanctification et d’enseignement (ce sont les trois charges ou «munera»). Les clercs sont les «piliers de l’Église» alors que les laïcs, bénéficiaires de l’action évangélisatrice des clercs, sont en charge de l’évangélisation du monde.

Comment ceux «qui ne sont pas» peuvent-ils se penser autrement que par soustraction de «ceux qui sont»?

Mais la clarté de ce partage est aujourd’hui brouillée. Vatican II a revitalisé la notion d’Église peuple de Dieu. Mais en encourageant vivement la formation et la prise de responsabilité des laïcs à l’intérieur même de l’Église, il n’a pu qu’engendrer une crise, dont on mesurera l’ampleur à partir de cette définition donnée par Jean-Paul II: les laïcs sont « l’ensemble des chrétiens qui ne sont pas membres de l’ordre sacré et de l’état religieux reconnu par l’Eglise[1]». Aïe! Comment ceux «qui ne sont pas» peuvent-ils se penser autrement que par soustraction de «ceux qui sont»? Devant le don de soi pour la vie entière qu’offre l’engagement du prêtre au célibat, à la pauvreté et à l’obéissance, comment estimer sans comparer l’état de vie du laïc, un état «commun», fait d’une négociation sans cesse ouverte en face de ses proches et… de son agenda? Comment ne pas se penser, consciemment ou non, comme un clerc au petit pied, aimanté par la figure de référence qui lui sert de miroir?

Certes, il est affirmé que le sacerdoce ministériel a sa finalité essentielle dans le sacerdoce royal de tous les fidèles et est orienté vers celui-ci[2]. Le frère Yves Congar dit d’ailleurs dans une formule puissante que «le peuple est le plérôme de la hiérarchie[3]». Certes, le pape François a rappelé que «les laïcs sont les protagonistes de l’Église et du monde ; nous sommes appelés à les servir, non à nous servir d’eux[4]». Certes, on dit volontiers que la tête (le clergé) ne peut rien sans les membres (laïcs). Il n’empêche que le laïc engagé dans l’Église n’a pour se penser que le modèle du clerc, un modèle qui n’est pas celui qu’il a choisi, mais qui reste «la» référence. Tel est le premier malaise.

Différence de nature, non de degré

Le malaise est amplifié par la réaffirmation appuyée de la différence «de nature et non de degré[5]» entre le clerc et le laïc, ce qu’explicite le canon 230 du Code de droit canonique: «Là où les nécessités de l’Eglise le conseillent, et à défaut de ministres sacrés, des laïcs peuvent, même sans être lecteurs ou acolytes, remplir en suppléance telle ou telle de leurs fonctions: ministère de la parole, présidence des prières liturgiques, administration du Baptême, distribution de la Sainte Communion, suivant les normes du droit». Et Jean-Paul II d’ajouter: «Il faut remarquer toutefois que l’exercice d’une telle fonction ne fait pas du fidèle laïc un pasteur[6]: en réalité, ce qui constitue le ministère, ce n’est par l’activité en elle-même, mais l’ordination sacramentelle. Seul le sacrement de l’Ordre confère au ministre ordonné une participation particulière à la fonction du Christ Chef et Pasteur et à son sacerdoce éternel[7]». 

Le Nouveau Testament, lui, part des charismes des personnes pour définir ensuite des fonctions.

Distinction qui questionne… Ne fait-elle pas du sacrement un «en soi» déconnecté du récipiendaire, alors que le Nouveau Testament, lui, part des charismes des personnes pour définir ensuite des fonctions[8]? N’invite-t-elle pas, alors, à inventer une ordination particulière qui permette à ceux des laiïcs pourvus de charismes pastoraux de jouir de la plénitude de la fonction pastorale? De plus, la discussion est vive sur le sens à donner à la formule«in persona Christi» associée au sacrement de l’Ordre. Le frère Dominique Marliangeas a montré que cette dernière n’était jamais appliquée au sacerdoce ordonné avant Pierre Lombard (12e siècle), et qu’une confusion de la Vulgate sur la traduction de 2 Corinthiens 2, 10 a transformé «en présence du Christ» en «en tenant le rôle du Christ[9]». Peut-on fonder une distinction aussi radicale entre prêtres et laïcs sur des appuis scripturaires fragiles?

Laïcs face à la pénurie des clercs

Sur l’élan donné à Vatican II vient se greffer une double réalité qui obscurcit encore la définition du laïcat. La décrue constante depuis soixante ans des vocations presbytérales (100 prêtres environ par an ordonnés en France, 60 en Suisse, 10 en Belgique) obère l’avenir, celui du presbytérat et par ricochet celui du laïcat. Quel diagnostic poser? Crise passagère, comme le laisse deviner ce propos de Mgr Barbarin : «Pourrons-nous tenir jusqu’à la relève?» Ou signe des temps, qui appelle des changements dans la discipline de l’Église? Les laïcs doivent-ils se préparer à s’investir davantage, comme en Amérique du Sud, mais aussi en Europe, en France, par exemple, où de petites communautés lisent l’Évangile, célèbrent la Parole ou partagent le pain? Ne faudrait-il pas, en particulier, les susciter davantage dans le monde rural où il n’y a plus de clergé?

La raréfaction des prêtres s’accompagne d’un mouvement de re-cléricalisation

La seconde réalité à prendre en compte est la très grande hétérogénéité du laïcat. Certes, la définition de Lumen Gentium rappelle son «caractère séculier[10]», valable pour tous. Mais il faut d’abord tenir compte du fait que la grande majorité des fidèles vivent leur foi dans une totale discrétion, au travail, en famille, dans leur vie associative. Et parmi ceux qui sont engagés, de grandes différences existent. Certains ensembles paroissiaux menés par une «Équipe d’animation pastorale» sont co-animés par des laïcs accompagnés, parfois à distance, d’un prêtre modérateur. Des laïcs célèbrent des funérailles, d’autres, sur délégation, baptisent. En certaines paroisses «expérimentales», comme Saint Merry à Paris, ils co-animent en profondeur la vie liturgique. Á l’inverse, ailleurs, on refusera à des femmes de distribuer la communion ou de lire les lectures… Enfin, selon les diocèses, les contenus des «Lettres de mission» données aux laïcs peuvent différer de beaucoup.

Par ailleurs, la raréfaction des prêtres s’accompagne, en France surtout, depuis une quinzaine d’années, d’un mouvement de re-cléricalisation qui remet en question des fonctions exercées jusque là par des laïcs[11]. Les tensions se cristallisent autour de la question du pouvoir[12], que les prêtres entendent assumer et que les laïcs, parfois mieux formés, ne veulent plus accepter, au risque de reconstituer… un cléricalisme laïc. Le déséquilibre est évident quand on sait que sans les laïcs, la «maison Église» aujourd’hui ne «tournerait» plus. Avenir incertain, identité variable, instrumentalisation, re-cléricalisation, autant de malaises supplémentaires.

La référence à l’histoire interroge

Pour compliquer encore la donne, la référence à l’histoire interroge, elle aussi. En effet, au temps de Jésus, le «laïc» d’aujourd’hui n’existait pas. Le terme qui sillonne l’Écriture est celui de «laïos», peuple, et plus précisément«peuple consacré». C’est le baptême qui était le signe nécessaire et suffisant de l’authentification chrétienne[13]. Et s’il n’y avait qu’une évidence à rappeler au sujet des origines, ce serait la très vive contestation par Jésus du système clérical du Temple de Jérusalem. Qui dit sacrifice dit impureté du peuple, et sacralisation des intermédiaires, les prêtres. Or Jésus, dénonçant le culte des lèvres, la vanité des sacrifices et les prescriptions accablantes des prêtres, en faisant fi des règles de pureté et d’impureté (La femme aux pertes de sang, la Samaritaine), a mis à bas ce système.

Pourtant vers le milieu du 3e siècle, l’Église a distingué le peuple d’une catégorie particulière, comportant l’«épiscope» (surveillant), puis le «cléros», qui remplaçait le «presbyteros» des communautés primitives, l’«ancien» chargé de veiller à sa bonne marche, qui était un homme sûr, pris du milieu du peuple pour sa prudence et sa sagesse. Le reste du peuple est alors devenu «laïcos». Très vraisemblablement, la complexité et le désordre liés à la gestion d’une Église en très forte croissance ont poussé à adopter une organisation plus stricte. Mais ce faisant, l’Église n’est-elle pas revenue, malgré elle, à la conception vétéro-testamentaire d’un clergé intermédiaire, sacralisé, «sacerdotalisé», et fatalement poussé à frayer avec le pouvoir qui en découlait? Ne perdait-elle pas cette intuition première, celle de prendre les charismes au milieu du peuple sans imposer ni consécration ni état de vie? Le prêtre, figure totalement absente du Nouveau Testament (à part… le Grand-Prêtre condamnant Jésus pour blasphème), devenait le centre du dispositif ecclésial. Revenait-on à une religion «classique», au détriment du «style de vie» fondé sur la foi, que proposait Jésus? Ce bref rappel des origines montre que l’Église, qui évolue plus qu’on ne le dit souvent, aurait de sérieux fondements scripturaires pour repenser en profondeur sa structure institutionnelle.

La Conférence des baptisés

De ces rapides constats, je déduis que le laïcat, mouvant, mal défini, sans identité claire, est «impensable» aujourd’hui. Il ne le devient que s’il se pense à partir de ce peuple unique de baptisés que Jésus a invité à instituer. Pour Jésus le peuple de Dieu est Un. Et ce qui fait l’unité du peuple de Dieu, c’est le baptême. Préférer le terme de «baptisés» à celui de «laïcs», c’est un choix qui dit «non» aux clivages, car aujourd’hui ils sont devenus contre productifs. C’est ce qu’a fait, il y a déjà dix ans, la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones[14], mouvement qui rassemble des laïcs, des prêtres, des religieux et des diacres.

Le baptisé devrait pouvoir, s’il en a la compétence, gouverner, sanctifier, enseigner dans son Église.

Le pape François a d’ailleurs vigoureusement dénoncé un cléricalisme qui fait presque oublier le baptême au profit de l’Ordre: «Personne n’a été baptisé prêtre ni évêque». Et le pape de poursuivre: «Telles sont les situations que le cléricalisme ne peut voir, car il est plus préoccupé par le fait de dominer les espaces que de générer des processus. Nous devons par conséquent reconnaître que le laïc, par sa réalité, par son identité, parce qu’il est immergé dans le cœur de la vie sociale, publique et politique, parce qu’il appartient à des formes culturelles qui se génèrent constamment, a besoin de nouvelles formes d’organisation et de célébration de la foi. Les rythmes actuels sont si différents (je ne dis pas meilleurs ou pires) de ceux que l’on vivait il y a trente ans! « Cela demande d’imaginer des espaces de prière et de communion avec des caractéristiques innovantes, plus attirantes et significatives pour les populations urbaines » (Evangelii Gaudium 73)[15]»

Générer des processus…

inventer des formes nouvelles d’organisation et de célébration de la foi, est un projet enthousiasmant. Il ne peut se déployer qu’à partir d’un baptême revalorisé, exploré jusqu’à son message central, qui est celui d’une promesse, celle de la présence de Dieu aux côtés du baptisé, pour une mission qui dure toute la vie.

Une fois posé ce principe, beaucoup de champs sont à labourer. D’abord, celui de la spiritualité. Le baptême ne peut se fonder que sur le mystère pascal, dans une offrande de soi [16] fondée sur le bon usage du monde. Pardonner au jour le jour, construire le Royaume, savoir que l’on est aimé à en mourir, et donner ce que l’on a reçu… Sur cette spiritualité doivent ensuite s’édifier un ou plusieurs types d’engagements, souples, modulables, de durée limitée, car c’est ainsi que les gens, aujourd’hui, vivent. Faut-il imaginer un «service d’Église», à l’image d’un service civique? Faut-il le rémunérer ou tenir à ce qu’il soit gratuit?

La question de la gouvernance

Vient ensuite la question de la gouvernance. L’exemple du Synode sur la famille en est l’illustration. Comment l’opinion peut-elle comprendre que seuls les évêques votent sur des questions familiales alors que les conséquences sont pour tous? Le baptisé devrait pouvoir, s’il en a la compétence, gouverner, sanctifier, enseigner dans son Église. «Penser le laïcat» implique de reconnaître sa responsabilité. Les sacrements, eux non plus, pourraient ne pas rester la conséquence du sacrement de l’Ordre. Autrefois, les abbesses confessaient[17], les baptisés donnaient le sacrement des malades[18]. Pourquoi ne pas s’en souvenir?

Le frère Yves Congar rapportait ce mot d’esprit. Un prêtre, voulant expliquer la position du laïc dans l’Église, disait: la position du laïc est double. Il se met à genoux devant l’autel, c’est sa première position, il est assis en face de la chaire, c’est sa seconde position. Enfin, il y en a une troisième: il met la main à son porte monnaie[19]. Bien sûr, ce propos date d’avant le Concile. Mais il dit bien la situation «bancale» du laïcat, qui n’existe que par soustraction. Il n’y aura d’avenir pour lui que dans sa reconsidération «ontologique». Celle-ci passe par un retour à l’unicité foncière du peuple de Dieu, voulue par Jésus. Que le ministère presbytéral, en l’état actuel, ne parvienne pas à le traduire, c’est un fait; mais il faut parier qu’il gagnerait aussi à ce retour, car pour lui aussi, le cléricalisme est un venin. Il se recentrerait ainsi sur ce qui le caractérise le plus, l’eucharistie et le pardon. Ce serait le signe incontestable de la royauté paradoxale du Christ pauvre, offert pour le salut du monde.


Anne Soupa, déjà connue des lecteurs de Sources, est une journaliste spécialisée dans la vulgarisation biblique et l’histoire de l’Eglise. Elle est cofondatrice avec Christine Pedrotti du Comité de la jupe et de la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones.

[1] Christi Fideles laïci, 9, 1998
[2] Lumen Gentium 10.
[3] Jalons pour une théologie du laïcat, p. 642. Coll. Unam Sanctam, Cerf, 1952
[4] Lettre au cardinal Ouellet, 2016
[5] Christi fideles laïci, 22.
[6] En italique dans le texte.
[7] Christi fideles laïci, 23.
[8] Ephésiens 4, 11.
[9] B.D. Marliangeas, Clés pour une théologie du ministère. In persona Christi, in persona Ecclesiae, coll. Théologie historique 51, 1978, cité par André de Halleux, Ministère et sacerdoce, Revue Théologique de Louvain, 1987, p. 429.
[10] Lumen Gentium, 31.
[11] Ainsi, le porte parolat de la Conférence des évêques, en France, est redevenu une fonction cléricale.
[12] Il est entendu que tout pouvoir dans l’Église est un service, mais le fait est qu’il faut tout de même savoir qui prend les décisions.
[13] André Faivre, Les laïcs aux origines de l’Église, Le Centurion, 1984.
[14] www.baptises.fr;
[15] Lettre au cardinal Ouellet, 2016.
[16] Romains 12, 1.
[17] Hildegarde de Bingen, par exemple.
[18] Jena Rigal, L’Église à l’épreuve de ce temps, p. 88-93, Cerf, 2007.
[19] Jalons pour une théologie du laïcat, p.7.

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Prêtre et laïc: complémentaires ou concurrents? https://www.revue-sources.org/pretre-et-laic-complementaires-ou-concurrents/ https://www.revue-sources.org/pretre-et-laic-complementaires-ou-concurrents/#respond Fri, 01 Jun 2018 04:28:06 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2636 Vatican II a remis à l’honneur le rôle des laïcs. Une promotion du laïcat ou une un moyen de contrebalancer la place trop importante du clergé? Et comment s’articulent les deux sacerdoces dans l’expérience de jeunes engagés? L’abbé Jean Burin des Roziers, prêtre dans le canton de Vaud et Pascal Ortelli doctorant à Fribourg en discutent. 

Un échange animé par Bernard Litzler, directeur de Cath-Info, centre catholique des médias. 

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Un roman drôle et enlevé peut servir de parabole. Il s’agit de comprendre le rapport paradoxal que les Français entretiennent avec la laïcité. Le Mobilier national de Laurence Cossé (Gallimard, 2001) raconte les affres d’un haut fonctionnaire du ministère de la Culture.

Le fardeau

Malgré les guerres de religion, les guerres civiles, les conflits ravageurs avec les Anglais et les Allemands (pas avec les Suisses – ouf!), d’innombrables et magnifiques monuments religieux se dressent toujours au cœur des villes, sur les collines du bocage, au bord des rivières. Ils sont l’un des signes du génie français. Ils font la fierté des citoyens, croyants ou athées. Ils inscrivent le paysage dans une histoire où la gloire et la foi faisaient jadis bon ménage.

Rien que pour les cathédrales, une soixantaine de monuments imposants s’élèvent comme un axe au cœur des cités. Sans compter des basiliques rustiques, Vézelay et autres Mont Saint-Michel. Or ses monuments médiévaux coûtent une fortune. Il faut sans cesse les réparer, les restaurer, les entretenir. Ces cathédrales réclament les soins de centaines d’ouvriers spécialisés, d’artisans habiles, d’architectes et d’ingénieurs qui auscultent, diagnostiquent, prescrivent le traitement de sauvegarde. Or c’est l’Etat qui paye. La loi du 9 décembre 1905 a confisqué les bâtiments religieux dont l’Eglise était propriétaire. La république a sur les bras ces magnifiques, énormes et fragiles lieux de culte. Car l’Etat est contraint dorénavant d’entretenir des bâtiments qui servent principalement aux catholiques, et que ceux-ci utilisent gratuitement. La spoliation de l’Eglise se révèle finalement pour elle une libération. Jean-Léger Tuffeau sait que le budget rabougri du ministère de la Culture ne permet plus d’entretenir toutes ces basiliques, cathédrales, chapelles, abbayes, cloitres, clochetons. Il décide d’en sacrifier des dizaines à la dynamite, pour n’en conserver qu’une vingtaine, ceux que la politique de rigueur permet de maintenir en état.

La laïcité à la française est un accident de notre histoire.

Cette fable éclaire les rapports ambigus qu’entretiennent l’Eglise et l’Etat en France. La République laïcarde, en voulant brider la religion catholique, a soulagé celle-ci de l’entretien écrasant de son patrimoine. Elle a confisqué les bâtiments religieux en estimant qu’ils appartenaient au patrimoine commun de tous les français, pas seulement de ceux qui vont à la messe. Ce faisant, elle a offert à l’Eglise l’entretien de son gîte pour l’éternité. Quelques palais épiscopaux sont devenus préfectures, quelques bibliothèques conventuelles ont alimenté le fond poussiéreux des bibliothèques départementales. Mais les cathédrales, entretenues à grand frais par l’Etat sont confiées gratuitement à l’Eglise catholique pour l’exercice du culte. L’Etat prétend contrôler, maintenir les cultes dans un cadre qu’il impose, mais en fait l’Eglise tire admirablement son épingle du jeu.

Difficile laïcité à la française

Un candidat écologiste à la présidence de la république en 2002, Alain Lipietz, affirmait, la main sur le cœur, qu’il fallait défendre la laïcité à la française « que le monde entier nous envie ». On a le droit de douter que le monde entier envie ce particularisme hexagonal. En réalité, il n’apparait pas que cette fameuse laïcité à la française soit exportable, ni qu’elle fasse pâlir d’envie les autres peuples, sauf bien sûr ceux qui vivent sous le régime d’une oppression théocratique. Si les Français prenaient la peine d’observer les usages de leurs voisins européens, ils découvriraient que tous ont des rapports équilibrés si ce n’est pacifiés avec la religion. La laïcité à la française est un accident de notre histoire, un témoin des négociations laborieuses à la suite d’affrontements idéologiques, un compromis entre des fractions antagonistes. Elle n’est en rien la panacée du rapport entre la République et la religion. On peut même douter qu’elle soit un pilier de la République, comme l’affirmait Jacques Chirac, au même titre que la liberté, l’égalité et la fraternité.

La laïcité à la française, c’est un consensus prudent qui affirme que la République ne fait pas acception de la religion des citoyens. Elle ne favorise et ne finance aucun culte.

Sous prétexte de neutralité, la laïcité française considère de fait la religion une menace implicite, un danger permanent pour la vie sociale, une marmite spirituelle bien encombrante. Au lieu d’envisager tout ce qu’objectivement la religion apporte au lien entre les générations, à la vie sociale et culturelle, à l’équilibre des communautés, tout ce que la religion offre d’expérience et de réflexion sur l’éducation, sur la coopération internationale, sur l’accompagnement des personnes malades ou âgées, sur la place de la vie et de la mort, sur l’identité de la personne dans son rapport avec les pouvoirs, la Nation prend acte d’une réalité qu’elle n’a pu effacer, mais la tient à distance.

Une politique schizophrène

Au-delà des lois et du préambule de la Constitution qui rappelle avec vigilance que la France est républicaine et laïque, la question de la laïcité révèle une maladie bizarre des élus. A l’échelon local, le maire, le conseiller général, le député consacrent une grand part de leur pouvoir, de leur budget à la relation avec l’Eglise catholique. Pour un grand nombre de petites municipalités, l’entretien de l’église paroissiale concerne une part importante du budget de la ville. Le maire rencontre volontiers le curé au monument aux morts et à la fête patronale. Le conseiller général de gauche à Marseille et le maire de droite font concurrence pour savoir qui contribuera le plus généreusement à la restauration du couvent des dominicains. Le député socialiste de Lisieux est fier que le recteur de la basilique sollicite son appui financier afin d’agrandir le parking et d’installer des toilettes pour les pèlerins. Tout ça se passe dans la bonne entente, non dénuée d’arrière pensée électorale, parce que l’Eglise catholique est une réalité épaisse et incontournable de la vie française.

La liberté, don de la Grâce, lui est imposée par le régime de la laïcité.

Et puis soudain, lorsqu’on dépasse l’échelon d’une circonscription départementale, les mêmes qui remettaient hier la Légion d’honneur au Recteur de la paroisse de Plouarzé et offraient des subventions importantes au Secours catholique empruntent soudain la posture des Présidents du Conseil moustachus de la IIIème République pour partir (verbalement) en guerre contre les menaces qui pèseraient sur la laïcité, se préoccupent du coût du voyage du pape et de la surface du voile que portent les femmes musulmanes aux marchés de Sarcelles. On peut en sourire, même si ce réflexe révèle un manque de compréhension des enjeux profonds et qu’il blesse parfois les croyants. Jean-Pierre Machelon, doyen de la Faculté de Droit de l’université Paris Descartes et auteur d’un rapport sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics, le constate, désabusé: « Depuis une vingtaine d’années, la bannière laïque a réapparu sur le forum, à la faveur de confrontations inédites et de surenchères. »

L’Islam en embuscade

Si notamment la gauche française, en mal de projet, se rabat sur ses vieux poncifs inusables et consensuels auprès de leurs militants les plus obtus, la méfiance sourcilleuse vis-à-vis de la religion s’explique aujourd’hui par le surgissement de l’Islam dans le paysage social et urbain. Une religion identitaire dans ses formes rituelles et qui modèle le croyant dans tous les aspects de sa vie inquiète et irrite. Beaucoup de Français, parce qu’ils ont une identité fragile (Qui suis-je? En quoi crois-je? Qu’est ce que je transmets? ) sont perturbés par les signes exotiques d’une religion qui s’affirme sans complexe. La laïcité française ne privilégiant pas (officiellement) une religion par rapport aux autres, elle réagit globalement face au phénomène religieux en invoquant une menace diffuse qui en fait concerne l’Islam.

D’où la tentation pratique de vouloir « reléguer le religieux dans la sphère privée », quitte à ignorer la place que le religieux occupe intensément ou de manière diffuse dans la vie sociale et relationnelle de la majorité des citoyens. Avec une audace qui a pu dérouter les partisans d’un statu quo vermoulu, le Président Nicolas Sarkozy n’a pas hésité pour sa part à souhaité que la laïcité, arrivée à maturité, « ne considère pas les religions comme un danger mais comme un atout. » (Discours du Latran, 20 décembre 2007). Son projet de « laïcité positive » qui invitait les religions à travailler en synergie avec les pouvoirs publics dans les domaines où « le sens de la vie » est en jeu, n’a guère reçu d’échos, ni du côté du monde politique, ni du côté de l’épiscopat.

Une chance incroyable pour l’Eglise catholique

La laïcité à la française a offert à l’Eglise catholique un mode d’existence précaire qui se révèle une chance. La fragilité de ses ressources contraint l’Eglise catholique à la pauvreté, excellente et stimulante vertu évangélique. Elle oblige les fidèles à la responsabilité, car sans le soutien de l’Etat, l’Eglise dépend intégralement du souci des chrétiens.

L’Eglise catholique ne reçoit aucun subside de l’Etat, et se trouve libre vis-à-vis des pouvoirs publics. La liberté, don de la Grâce, lui est imposée par le régime de la laïcité.

Enfin la laïcité, qui proclame l’indépendance de la religion et de l’Etat, oblige l’Eglise à se penser « dans le monde, mais pas du monde ». La laïcité est une doctrine qui se présente comme un retrait, comme un creux. Cette position offre à l’Eglise le défi stimulant de remplir ce creux. A une pensée qui se veut neutre par rétraction, l’Eglise peut proposer à tous l’hospitalité du Christ. L’Etat laisse le champ libre à la proclamation rafraichissante de l’Evangile, sans prosélytisme mais comme un supplément d’âme.

Aujourd’hui, les catholiques français sont soucieux de s’impliquer avec force et talent dans la vie sociale et politique française. Engagés dans le tissu social et associatif, ils ne se posent pas en retrait, mais au contraire comme des citoyens sans complexe. Ils apportent une singularité revigorante dans le consensus laminant du conformisme intellectuel. Dans le scepticisme ambiant qui atteint la politique, le sport, le syndicalisme et les modèles économiques, leur foi les rend originaux. Bien que pauvre et déconsidérée, l’Eglise est solide parce qu’elle croit.

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Philippe Verdin

Philippe Verdin

Le frère dominicain français Philippe Verdin a été conseiller religieux au cabinet du Président de la République française en 2007 et 2008. Il avait auparavant publié un livre d’entretiens avec Nicolas Sarkozy sur la laïcité positive (La République, les religions, l’espérance, Cerf, 2004).

 

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