saint Thomas d’Aquin – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 12:54:35 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Veritas https://www.revue-sources.org/veritas/ https://www.revue-sources.org/veritas/#respond Fri, 01 Jan 2016 09:56:56 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=433 [print-me]

Pourquoi l’Ordre revendique-t-il ce mot très simple qui orne son blason? Parce qu’il exprime le désir du prêcheur. Il s’est voué à la vérité. «Père, consacre-les dans ta vérité», demande Jésus pour ses disciples.

De Somme en Somme

Cela commence par un long apprentissage, de plus de huit années de formation qui donne suite à un exercice permanent. Il s’agit d’étudier, et pas seulement de se spécialiser sur un sujet isolé, car tout se tient. Il s’agit d’atteindre une sagesse qui vient d’une vision globale, toujours à reformuler, comme le fait saint Thomas qui va de Somme en Somme. Il avait l’impression de ne produire que de la paille mais c’était bien du grain, pour nourrir de nombreuses générations. Comme Salomon, le prêcheur se veut philosophe au sens fort du mot: amoureux de la Sagesse. «Je suis le chemin, la Vérité et la Vie» [1. Jn 14, 6.], dit Jésus. Il est le «Logos» même, écrit saint Jean. La Vérité, ce ne sont donc pas seulement quelques connaissances, ni un système, ni un savoir.

La vérité n’est pas une gnose, c’est Quelqu’un. La Vérité, c’est la Vie, et elle se transmet. Il se forme ainsi une Tradition qui, comme une sève généreuse, pousse à former de nouveaux bourgeons. Alors que le savoir est morcelé, «en miettes» disait St Thomas[2. « Sauve-moi, Seigneur, car il me faut descendre parmi les fils des hommes où les vérités sont en miettes »], des synthèses nouvelles sont possibles, pour un discours pertinent, et de cette vision générale, il faut aussi témoigner.

La Vérité, c’est la Vie, et elle se transmet.

Mais les synthèses n’étouffent pas les questions, la Somme de théologie est d’ailleurs un ensemble de questions. La vérité vivante fait question «Qui est cet homme qui parle avec autorité?[3. Jn 7, 17]».

Comme pour Socrate, la pédagogie du Christ passe par des questions: «Qui suis-je pour vous?». L’Eglise y répond donc mais, contrairement à l’opinion courante, les dogmes n’étouffent pas l’intelligence: ils la stimulent. Ils précisent ce qui est à croire, même si c’est presque impossible à penser. Un seul Dieu, trois personnes. Une seule personne, deux natures… Qui peut expliquer en langage contemporain l’assomption de Marie?

Vérité universelle?

La vérité se veut universelle mais il est bon aussi de percevoir que le statut de la parole n’est pas le même dans toutes les cultures du monde, celui de la vérité non plus. Quand je demande en Amazonie quel est l’état de la piste que je dois emprunter le lendemain, et que l’on me répond que j’ai de la chance car la niveleuse vient de passer, je dois savoir que la réponse n’a rien à voir avec la réalité. Mon interlocuteur cherche avant tout à me rassurer. Dans un monde trop dur, la survie passe par la protection de l’imaginaire. Si je lui reproche, à mon retour, de m’avoir menti, mon interlocuteur répondra, vexé: «mais tu as bien dormi!»

La vérité s’exprime parfois dans le nondit. Il faut savoir comprendre ce qui se murmure, se laisse deviner.

Quand un peuple en écrase un autre, ou en colonise un autre, quand une classe ou un parti recouvre le champ de la communication, la vérité du plus fort s’impose. La vérité du plus faible prend alors des chemins de traverse pour se propager, ceux des petites histoires, ceux des proverbes. La censure ne perçoit pas les subtilités. Il y a plusieurs vérités et celle du méprisé reste inaccessible à celui qui opprime. Woch nan dlo pa kon doulè woch nan sole, la roche, dans l’eau, ne connait pas la douleur de celle qui est au soleil. Zafè kabrit pa zafè mouton, les affaires du cabri ne sont pas celles du mouton. Bay kou bliye pote mak sonje, celui qui a donné un coup peut l’oublier mais la victime y pense toujours[4. Proverbes haïtiens].

«Tu n’as toujours pas compris que ta notion de ‘normalité’ ne vaut que pour un confetti sur la planète?»

Ceux qui ont vécu sous le régime communiste savent ce qu’il en est de la Pravda, la «vérité» officielle. Alors que je m’écriais un jour «c’est pas normal!», un frère m’a doucement fait remarquer:

«Tu n’as toujours pas compris que ta notion de ‘normalité’ ne vaut que pour un confetti sur la planète?» Pour survivre, on se maintient entre deux eaux, entre chien et loup, entre deux vérités, celle de ceux qui souffrent et l’officielle. J’ai connu le temps où, du fait du terrorisme de Sendero Luminoso, au Pérou, il fallait attendre que les gens soient à la frontière de l’ivresse pour deviner ce qu’ils pensaient. Les inhibitions se levaient, et celui qui parlait jouait un peu la comédie, levant le pan du voile, sans engager sa responsabilité. «J’ai dit mais ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est l’esprit d’ébriété, tu as interprété…»

Parfois, dire la vérité est tout simplement impossible. Il y a des tabous, des zones d’ombres qu’il ne fait pas bon dévoiler mais qu’un apôtre, un prophète doit débusquer. Le témoin prend des risques. «Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté.[5. Chanson de Guy Béart.]» Témoin, en grec, se dit «martyr».

Faire la vérité

C’est ainsi que le prêcheur, chercheur de vérité, ne cesse de méditer l’attestation de Jésus sur sa propre mission et la réplique de Pilate. «Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix». «Qu’est-ce que la vérité?[6. Jn 18, 37.]» Le silence qui répondit résonne encore. La vérité était, devant Pilate, un homme enchaîné qu’il savait innocent. Il n’avait pas le droit de s’en laver les mains. Un jour Las Casas dira:

«J’ai vu des milliers de crucifiés». Quand le contemplatif qu’est le prêcheur, perçoit que la vérité, c’est à dire le réel, doit changer, sa prédication invite à l’action. Ses opposants, curieusement, se diront souvent «réalistes». Le «réalisme» des faits, des chiffres, et de leurs intérêts! De quel réel parlent-ils? Du réel d’un moment, figé, mort, castré, qui n’est pas le réel vrai. Car le réel est vivant, il change. Il est la Vie même et, depuis la résurrection de Jésus, il est habité par un Souffle que rien ne peut arrêter. La foi est un ferment d’action et, réciproquement, l’action permet de comprendre, de vérifier, de croire plus encore. La praxis est révélatrice. «Nous ferons et nous comprendrons»[7. Ex 24, 7.], parole du peuple croyant, à laquelle fait écho la parole de Jésus: «Heureux serez-vous si vous le faites»[8. Jn 13, 17]. La vérité est aussi un faire et «celui qui fait la vérité vient à la lumière»[Jn 3, 21]. Puissions-nous, par notre prédication, verbo et exemplo, participer à la transformation d’un chaos informe, défiguré, en un cosmos organisé, humanisé, transfiguré.

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Le frère dominicain Michel Van Aerde est le directeur général de l’université dominicaine internationale www.domuni.eu. Il a été provincial de la Province dominicaine de Toulouse et, plus récemment, en Belgique. Il vit au couvent de Bruxelles.


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Thomas d’Aquin, disciple de Dominique? https://www.revue-sources.org/thomas-daquin-disciple-de-dominique/ https://www.revue-sources.org/thomas-daquin-disciple-de-dominique/#respond Fri, 01 Jan 2016 09:50:38 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=431 [print-me]

Saint Thomas d’Aquin fut-il un disciple de saint Dominique? Avant de proposer une réponse, deux remarques préalables s’imposent.

Premièrement, saint Thomas est né vers 1225, dans une région du royaume de Sicile à la frontière des États pontificaux (à peu près à mi-chemin entre Rome et Naples), quatre ans après la mort de saint Dominique († 1221): il n’a pas connu personnellement saint Dominique. Saint Thomas a fait la connaissance des frères dominicains à Naples où il fut envoyé pour des études vers 1239. Un couvent y avait été fondé en 1231; c’est probablement un frère de ce couvent napolitain, Jean de San Giuliano, qui fut à l’origine de la vocation de Thomas. Thomas y reçut l’habit dominicain vers 1242 ou 1244. Le maître de l’Ordre était alors Jean de Wildeshausen, aussi appelé Jean le Teutonique, troisième successeur (déjà) de saint Dominique à la tête de son Ordre.

Une seule mention de Dominique dans l’œuvre de Thomas

Deuxièmement, nous ne savons pas avec précision ce que saint Thomas connaissait de la vie de saint Dominique. Il a célébré les fêtes de saint Dominique (canonisé en 1234) et il avait certainement connaissance de nombreux témoignages, oraux et écrits, sur saint Dominique. Cependant, au sein de l’immense œuvre écrite de saint Thomas, on ne trouve pratiquement aucune mention de saint Dominique!

Cette discrétion de Thomas d’Aquin sur saint Dominique nous étonne aujourd’hui.

À ma connaissance, l’unique mention explicite se trouve dans le sermon «Il était un homme riche qui avait un intendant» (Luc 16, 1), un sermon pour le neuvième dimanche après la Trinité, prononcé probablement à Paris en 1270 ou 1271, et qui nous est parvenu grâce aux notes prises par un auditeur. Saint Dominique y est nommé aux côtés de saint François d’Assise, les deux (beatos Dominicum et Franciscum) étant présentés comme des exemples de fidèles et «glorieux intendants qui dispensent le salut, et dont le souci spécial fut de conduire les hommes au salut». Tandis que saint Dominique n’est nommé qu’une seule fois, saint François est mentionné une seconde fois, dans un autre sermon, pour ses stigmates attestant de son attachement à la passion du Christ.

L’ordre des prêcheurs plutôt que son fondateur

Cette discrétion de Thomas d’Aquin sur saint Dominique nous étonne aujourd’hui, mais située dans son contexte elle est moins surprenante qu’il n’y paraît. Lorsqu’il parle de la vie religieuse dominicaine, Thomas d’Aquin n’est guère porté aux personnifications. D’une part, Thomas ne parle guère de lui-même; et même lorsqu’il nous en dit davantage sur sa propre vocation de théologien, par exemple lorsqu’il explique ce qui constitue «le service principal de toute ma vie», il emprunte ses mots («que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de Dieu») à… saint Hilaire de Poitiers! La ferveur de la confidence se tient ici dans une émotion contenue.

Ce que saint Thomas connaît le mieux de saint Dominique, c’est son Ordre.

D’autre part, ce dont Thomas d’Aquin parle avec abondance, c’est de «l’Ordre des frères prêcheurs», un «Ordre voué à l’office de la prédication», un «Ordre de religieux qui prêchent», un «Ordre voué à l’étude», un «Ordre institué pour étudier et enseigner», un «Ordre institué pour la prédication et pour les autres choses qui concernent le salut des âmes», ou encore un «Ordre institué pour prêcher et entendre les confessions» (les formulations sont diverses et nombreuses). On pourrait dire: ce que saint Thomas connaît le mieux de saint Dominique, ou du moins ce qu’il met en avant, c’est son Ordre!

Le refus du Mont Cassin

Cela dit, saint Thomas fut bel et bien un éminent disciple de saint Dominique. Dans le propos limité de ces lignes, je ne retiendrai que trois points: sa décision d’entrer dans l’Ordre des Prêcheurs, sa défense de la vie religieuse dominicaine, et enfin sa Somme de théologie.

La famille de saint Thomas n’était guère favorable à son entrée dans un Ordre nouveau, un Ordre de mendiants. Thomas était né dans une famille de seigneurs au service de l’empereur; son père était gouverneur de la région. Thomas a reçu sa première formation à l’abbaye du Mont-Cassin: sa famille le destinait manifestement à l’abbatiat de ce prestigieux monastère fondé par saint Benoît qui y avait rédigé sa règle.

« S’il est bon de contempler les choses divines, il est encore meilleur de les contempler et de les transmettre ».

La famille de Thomas tenta de s’opposer à sa vocation dominicaine mais, face à la fermeté de sa décision, elle dut s’y résoudre. Sans doute Thomas perçut-il très tôt que ses dispositions pour l’étude se réaliseraient de la manière la plus fructueuse dans l’Ordre des Prêcheurs, suivant ce qu’il expliquera plus tard: s’il est bon de contempler les choses divines, il est encore meilleur de les contempler et de les transmettre.

À cela s’ajoute un point que l’on oublie souvent: le choix d’une vie pauvre, qui lui fit toujours refuser avec obstination les honneurs ecclésiastiques (abbatiat du Mont-Cassin, épiscopat, cardinalat). Le Père Chenu l’a résumé dans une formule frappante: «Le refus du Mont Cassin est, chez Thomas d’Aquin, l’exacte réplique du geste de François d’Assise».

Illuminer plutôt que briller

Thomas s’engagea avec flamme à défendre la légitimité et la vocation des Ordres mendiants, en particulier la légitimité d’un Ordre voué à l’étude et à la prédication. Il rédigea plusieurs livres sur ce sujet, et il prit une part active à de nombreuses discussions animées face à des théologiens séculiers qui déniaient à un nouvel Ordre religieux, mendiant, le droit d’enseigner et de prêcher.

Thomas s’illustra spécialement dans les débats sur ce «point chaud» de la vie ecclésiale de son époque, avec une veine polémique («le fer s’aiguise par le fer»!) qui étonne lorsqu’on connaît le ton généralement mesuré qui le caractérise. Dans ces débats, en rappelant que «enseigner est un acte de miséricorde», il souligna toujours la priorité de la charité, de la gloire de Dieu et du «salut des âmes». On connaît la fameuse formule qu’il contribua à diffuser:

«Tout comme il est plus grand d’illuminer que de briller seulement, il est meilleur de transmettre aux autres ce que l’on a contemplé, plutôt que de contempler seulement». Et d’ajouter: le sacrifice qui plaît souverainement à Dieu, c’est «de s’unir soi-même et d’unir autrui à Dieu», «d’appliquer son âme et l’âme d’autrui à la contemplation».

La somme théologique comme «cura animarum»

En 1265, le chapitre provincial de la Province Romaine chargea Thomas de créer un centre d’études au couvent de Sainte Sabine à Rome et d’en être le responsable. Sa première tâche y fut d’enseigner la Bible. C’est aussi dans ce contexte que naquit le projet de la Somme de théologie, que Thomas conçut comme un manuel pour l’enseignement dans les couvents où un «lecteur» (un professeur conventuel) assurait non seulement la formation des jeunes frères mais aussi la formation continue des autres frères.

Thomas poursuivit la rédaction de sa Somme de théologie à Paris puis à Naples. L’œuvre resta inachevée: Thomas cessa d’écrire en décembre 1273, avant de mourir quelques mois plus tard.

Thomas y perçut une sorte de «vide doctrinal», et c’est ce «vide» qu’il a voulu combler par sa Somme.

Quelle fut l’intention de Thomas? La formation ordinaire des frères dominicains était centrée sur la vie chrétienne, en particulier sur la vie morale (on parlerait aujourd’hui de théologie morale, de théologie pratique et d’homilétique) pour en faire des prédicateurs et des confesseurs. Or les manuels employés étaient souvent marqués par la casuistique, c’est-à-dire par l’enseignement des solutions pour résoudre les «cas» particuliers qui se présentent au confesseur, au conseiller spirituel et au prédicateur: Thomas y perçut une sorte de «vide doctrinal», et c’est ce «vide» qu’il a voulu combler par sa Somme, afin de donner à la théologie pastorale une solide assise dogmatique dans le contexte plus large de toute la théologie chrétienne, sans oublier les ressources offertes par la philosophie pour une meilleure intelligence de la Parole de Dieu.

Dans une «dispute» théologique tenue à Paris en 1269, Thomas définit ainsi la mission du théologien par rapport au «soin des âmes» (la cura animarum, d’où vient notre mot français «curé»): le théologien a pour tâche «de chercher et d’enseigner comment il convient de procurer le salut des âmes». Suivant les explications de Leonard Boyle, c’est là précisément ce que saint Thomas a voulu faire dans sa Somme: «non pas la théologie au service de la cura animarum, mais la théologie comme cura animarum»! Et cela dans une communauté de frères où enseignants et étudiants constituent une «communauté studieuse» (societas studii) vouée à l’étude contemplative et à sa transmission. Saint Thomas n’est pas saint Dominique, mais il est bien l’un de ses fils qui nous montrent lumineusement le charisme de son Ordre.

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Le frère Gilles Emery, de la Province dominicaine suisse, réside au couvent St-Hyacinthe à Fribourg. Il est professeur ordinaire de théologie dogmatique à l’Université de cette même ville. Maître en théologie, il est aussi membre de la Commission théologique internationale.

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Un bien commun planétaire https://www.revue-sources.org/un-bien-commun-planetaire/ https://www.revue-sources.org/un-bien-commun-planetaire/#respond Tue, 01 Oct 2013 10:06:13 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=343 [print-me]

La tradition fait remonter la notion de bien commun à St Thomas d’Aquin ([1]) et parle alors d’un monde où la diversité d’opinions et de conceptions du bonheur était réduite. Il semblait naturel, qu’avec la raison et à la lumière de la foi, on sache ce qui était bien pour tous et que la gestion d’un état puisse être évaluée à l’aune de ce bien commun.

Avec le libéralisme et la multiplicité des points de vue et des manières de considérer ce qui est bien, le bien commun a laissé la place à l’intérêt général ou à l’optimum du marché. Le marché et les équilibres auxquels il conduit en termes de prix, de salaires et d’emplois, sont ainsi devenus ce qui définit sinon le bien du moins le mieux et cela permet d’exclure la réflexion éthique ou morale de l’analyse économique pour laisser jouer les seules lois du marché. L’intérêt général est ce qui résulte du « marché politique » où la majorité définit ce qui est à faire et l’impose comme étant le bien de tous, la bonne solution pour gérer un territoire.Le bonheur de tous et de chacun

Réinterroger la notion de bien commun pour penser l’économie et la société appartient surtout à la tradition de l’Enseignement social de l’Eglise catholique ([2]), même si, prenant en compte les crises induites par le libéralisme, certains auteurs ([3]) s’approprient cette approche pour proposer d’autres manières de gérer la société contemporaine. Pour la doctrine sociale de l’Eglise, viser le bien commun est une manière de rechercher le bonheur de tous ET de chacun et non l’un ou l’autre.

Parler de bien commun, c’est d’abord partir d’un point de vue critique sur l’intérêt individuel, non pour nier son existence ou sa force motrice, mais pour faire entendre d’autres logiques que celle de l’individu préoccupé de sa seule satisfaction au détriment de celles des autres, ou pour le moins sans prendre souci des autres. C’est faire entendre que la recherche du seul profit individuel ne conduit pas au bien de tous et que l’égoïsme n’est pas la meilleure façon de faire avancer la société. La concurrence entre égoïstes apparaît comme contre-productive et engendre des coûts humains qui sont non tolérables pour les tenants du bien commun.

L’approche de la société par le bien commun met l’accent sur les relations

Le bien commun conduit:

– à remettre en cause le droit absolu des multinationales de la foresterie qui déboisent systématiquement les forêts indonésiennes ou amazoniennes sans se soucier des impacts écologiques;
– à remettre en cause le droit des chasseurs (convention CITES) à détruire des espèces rares;
– à imposer des mécanismes de réduction des pollutions aux industries qui rejettent des eaux acides ou qui font courir des risques aux riverains;
– à contraindre les entreprises qui stockent des déchets dangereux à prendre des mesures de protection sur le long terme;
– à imposer des évaluations des impacts environnementaux et sociaux pour tous les grands projets.

et sur la nécessité de prendre en compte tous les humains, ou du moins de viser cet objectif. Le souci du bien commun conduit à ne pas se résigner à l’existence d’exclus. Le plus faible est celui à partir duquel il faut penser les stratégies économiques afin de l’inclure dans la dynamique sociale. Le bien commun a pour visée l’intégration et l’insertion du plus grand nombre, c’est en cela qu’il supporte des politiques de solidarité et de soutien social. C’est là sa référence éthique ou normative -la justice sociale- qui renverse les priorités d’une économie au service de quelques uns pour élargir la base des bénéficiaires de l’activité économique. Dans cette perspective, il est prioritaire de se préoccuper des inégalités et des relations sociales, tout en évitant des politiques d’assistanat qui constituent un risque réel. La notion de « subsidiarité », complément indispensable à celle de bien commun, insiste sur la responsabilisation de chacun et des niveaux les plus proches des personnes pour entrer dans la dynamique de la société.

Le corps social est prioritaire

Le bien commun conduit:

– à prendre en compte tous les share holders (parties prenantes) et non seulement les actionnaires (stake holders) dans l’évaluation d’une entreprise;
– à développer les volets environnementaux et sociaux dans les rapports des agences de notation boursières;
– à avoir le souci des conditions de vie des employés qui constituent la communauté de travail qu’est l’entreprise;

L’économie doit être enchâssée dans la dynamique personnelle et collective, elle doit être au service de l’humanité.

– à développer des plans de développement qui prennent en compte les ressources locales et les caractéristiques des territoires.

L’introduction de cette problématique du bien commun affirme la nécessité d’une régulation qui ne soit pas exclusivement ([4]) celle du marché et de la libre concurrence. S’il est déjà nécessaire de mettre de nombreuses règles publiques pour que fonctionne le

marché, il semble essentiel que soit affirmé que la société a des droits supérieurs à ceux des individus et que le corps social est prioritaire. Il ne s’agit pas de nier les droits de la personne (c’est la place de la subsidiarité) mais de reconnaître que les communautés humaines (du micro-local au planétaire) ont une priorité qui peut constituer une contrainte éthiquement juste (ce que contestent les tenants du minimalisme public et de l’ultra libéralisme) par rapport aux libertés ou aux lubies des individus.

Des biens au service des tous

C’est cette réflexion qui aujourd’hui est reprise dans le cadre des biens communs planétaires ou des biens patrimoniaux universels (Kaul, Hugon…). Ce sont des biens qui ne doivent pas entrer dans la logique du marché car ils sont au service de toute l’humanité et leur appropriation privée conduirait à faire peser une menace sur la Terre-Patrie (Morin) et sur l’humanité toute entière. C’est le cas de l’eau et de l’air, des pôles, des forêts… ([5]). La logique du marché ne semble pas capable d’assurer le long terme, la protection de l’environnement. Elle paraît être un mécanisme prédateur, écrasant les autres sphères ([6]) de la reconnaissance sociale qui permettent une vie digne et bonne à chacun et à tous. C’est sur cela que se fonde légitimement la responsabilité des Etats et de plus en plus le besoin d’un régulateur mondial (proposition qui est apparue pendant la crise financière). Ces autorités politiques ont en charge la construction du bien commun et sa protection contre les accaparements privés. La logique du bien commun introduit ainsi d’autres critères de performance et pas seulement ceux – caricaturaux – de la seule rentabilité financière d’un investissement.

Cette approche conduit à remettre l’économie à sa place dans la société et à ne pas en faire une sphère en soi, déconnectée de la réalité sociétale. L’économie doit être enchâssée ([7]) dans la dynamique personnelle et collective, elle doit être au service de l’humanité. Pour les tenants du bien commun, la sortie de crise ne viendra pas seulement de solutions et de techniques économiques, mais bien d’un projet où les valeurs de la société sont réaffirmées. L’économie n’est qu’un outil au service de ce projet. Le passage d’une économie libérale où domine l’intérêt privé à un autre type d’économie n’est pas aisé; ce passage requiert une reconquête du politique et de la démocratie sur les réalités sociales.

Cette perspective du bien commun est à la fois un appel à réintégrer « l’autre » dans les choix et à introduire une régulation éthique dans les politiques économiques. C’est là plus qu’un déplacement, c’est une autre manière de voir la place de l’économie non comme une forme de la mécanique sociale, mais comme un outil au service des personnes et de leur bien être individuel et collectif, leur bien vivre dans la communauté territoriale qui devient de plus en plus planétaire. C’est une perspective où les chrétiens, avec d’autres, ont à être acteurs.

[1]    Par des médiations d’Aristote, d’Albert le Grand… St Thomas réfléchit surtout à Dieu comme le Bien mais dans « de regno » (1265-67) il développe sa réflexion politique sur le bien commun.

[2]    Gaudium et spes n° 26; catéchisme de l’Eglise catholique (n° 1905-1912) et la plupart des textes du magistère traitant des sujets économiques et sociaux ou du développement.

[3]    Ce fut le cas dans les années 45-50 avec G. Fessard (Autorité et bien commun), J. Maritain (La personne et le bien commun) et L.J. Lebret (Découverte du bien commun). Dans la période plus récente, la réflexion porte surtout sur les biens communs (biens publics, patrimoine de l’humanité..) et la solidarité: Petrella, Houtart, Hugon, Stiglitz, Ostrom … Le thème « bien commun » est aussi repris dans les réflexions sur la construction européenne.

[4]    Voir « l’économie sociale de marché » que propose la COMECE (Commission des Episcopats de la Communauté Européenne).

[5]    La liste n’est pas précise et cela nuit à la promotion de ces biens. Il faudrait y ajouter les droits humains, la paix, la santé….

[6]    M. Walzer Sphères de justice, nouvelle édition, Seuil, 2013

[7]    K. Polanyi La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard (1944) 1983

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Jean-Claude Lavigne

Jean-Claude Lavigne

Le frère dominicain Jean-Claude Lavigne, prieur du Couvent de l’Annonciation de Paris, est tout à la fois théologien et économiste. Il a fait ses classes à « Economie et Humanisme », centre de recherche et d’action fondé par le P. Joseph Lebret.

 

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