société – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 13:13:40 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Vivre ensemble: envie ou contrainte? https://www.revue-sources.org/vivre-ensemble-envie-ou-contrainte/ https://www.revue-sources.org/vivre-ensemble-envie-ou-contrainte/#respond Wed, 01 Jul 2015 15:17:26 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=262 [print-me]

J’aimerais dans cet article approfondir cette question: «vivre ensemble en société, est-ce une envie partagée ou une contrainte de fait?». Je souhaite démontrer que la recherche d’un «vivre ensemble en société» devient un Bien commun quand on inscrit dans cette recherche la question du pourquoi de notre vivre ensemble.

Une tension à surmonter

Tout d’abord, nos sociétés modernes vivent dans un paradoxe. Elles prônent la nécessité d’apprendre à vivre ensemble le mieux possible dans des sociétés plurielles et, en même temps, elles promeuvent un individualisme qui impose de plus en plus son mode opératoire. Dans une situation de tension entre ces deux pôles, n’est-il pas judicieux de chercher une troisième voie et de déplacer le curseur au-delà de l’opposition classique communauté – individualisme?

Pour étayer notre réflexion, laissons-nous accompagner par Arnaud Desjardins [1. Monde Moderne et Sagesse ancienne, Ed. la Table Ronde, Paris, 1973, p.51]. Il nous rend attentif sur l’objectif de nos activités humaines. «Toute activité humaine comporte à la fois un point de départ et une certitude de départ. Toute activité commence avec la vision d’un point d’arrivée et la conviction que ce résultat peut être atteint, qu’il est une réalité. Demandez à une cuisinière qui commence à préparer la pâte d’une tarte ce qu’elle fait. Elle ne répondra pas: Je mélange de la farine et de l’eau, mais: Je fais une tarte. Le point de départ, c’est bien la farine et l’eau, mais la certitude de départ, c’est la tarte terminée.»

Il ne suffit pas de faire ensemble des choses, mais aussi de se poser la question du pourquoi nous les faisons ensemble.

Ne devrait-il pas en être de même lorsqu’une communauté d’hommes et de femmes décide de construire quelque chose ensemble et, à une échelle plus large, lorsqu’une société prône une certaine nécessité d’apprendre à vivre ensemble?

Si nous reprenons l’interpellation de notre auteur, nous avons une certaine connaissance des moyens à réunir pour construire cette société, mais nous sommes probablement moins à l’aise dans la nécessité d’identifier une certitude de départ.

Autrement dit, il ne suffit pas de faire ensemble des choses, mais aussi de se poser la question du pourquoi nous les faisons ensemble. En posant cette question du pourquoi, nous introduisons comme un levier essentiel, la notion de Bien commun. Le Bien commun ne devient vraiment Bien commun que s’il y a eu concertation et questionnement sur la raison pour laquelle nous sommes ensemble à le réaliser. C’est la question de la certitude de départ et de la nature de la visée qui prévalent, sans lesquelles le «vivre ensemble» ne peut se construire et se transformer en Bien commun.

Desjardins nous donne un indice: «Les hôpitaux existent non parce qu’il y a la maladie, mais parce qu’il y a la santé. Le jardinage est fondé non sur la graine, mais sur la plante qui naîtra de la graine.» Transposons cet exemple à notre thématique et osons dire que l’humanité existe, non pas parce qu’il y a une contrainte à vivre ensemble, mais parce qu’il y a un Bien commun à partager, à découvrir, à préserver et qui donne un sens à cette humanité.

Autrement dit, l’agir humain pour être un agir qui humanise ne peut pas faire l’économie d’un questionnement du pourquoi on agit. Chaque fois que je me questionne sur le pourquoi de mon action, je m’inscris un peu plus dans un souci du Bien commun, consciemment ou non. Ne retrouve-t-on pas ici le roc sur lequel le chrétien est appelé à bâtir sa maison? (Mt 7, 24).

Une certaine vision de l’homme

Suivons ce que nous propose Desjardins. Le chemin à suivre n’est pas un chemin balisé à l’avance. Il y a quelque chose de l’ordre de l’aventure, de l’incertitude quand on commence à regarder qui nous sommes pour chercher à vivre avec d’autres dans un souci du Bien commun. L’important est la finalité de l’action entreprise, la tarte et non la farine et l’eau, la santé et non la maladie, la plante qui va naître et non la graine.

Nos actions sont-elles bien ordonnées à une finalité? Sont-elles à la fois notre point de départ et notre certitude? Sont-elles portées par une certitude de départ et laquelle? Est-ce bien la nécessité de chercher à construire, à partager et à préserver un Bien commun et non pas seulement à chercher les moyens de vivre ensemble en société sans les inscrire dans une finalité?

Ces questions impliquent, consciemment ou non, une certaine vision de l’Homme avec ses répercussions dans le champ du politique, de l’économique, du social, du religieux, du spirituel. Selon notre conception de l’Homme nous envisagerons le «vivre ensemble en société» mais aussi et surtout la notion de Bien commun. Etonnante complexité, mélange subtil d’eau et de farine indispensable à notre tarte. Quels sont les constituants de ce mélange?

En introduisant dans le «vivre ensemble», la nécessité du Bien commun, nous ouvrons une troisième voie qui permet de réguler ce processus d’individualisation.

D’après les historiens et les sociologues, nous vivons au XXIe siècle dans un système fortement marqué par un processus d’individualisation, un des rouages déterminants de nos sociétés occidentales. Celui-ci n’est d’ailleurs pas nouveau. Il a débuté au XVIe siècle avec la modernité, pressenti déjà au XIVe siècle. Par contre, ce qui est nouveau, c’est l’accélération et l’impact de ce processus d’individualisation. Voilà pourquoi, il apparaît essentiel d’inscrire la notion de Bien commun dans la question du «vivre ensemble en société» comme clé de régulation de ce processus.

Dégageons quelques ingrédients de ce mélange. Patrick Michel [2. G.Defois, P.Michel, L’évêque et le sociologue, Ed. de l’Atelier, Paris 2004, p.17], politologue et sociologue, n’hésite pas à dire que ce processus «s’accélère […] dans un cadre largement inédit, à savoir la pleine légitimation sociale de la construction individualisée d’un rapport au sens, à l’autre et au monde». Cela veut dire que la société d’aujourd’hui reconnaît une légitimité sociale à l’accélération de ce processus et à celle ou à celui qui cherche dans ce contexte à se construire personnellement.

Un exemple étonnant est celui des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (Conseil de l’Europe, Strasbourg) dans les lesquels transparaît de plus en plus cette tension entre droits de l’individu et droits de l’Homme, le plus souvent au bénéfice des premiers. Ce cadre largement inédit nous fait dire que nous sommes au début de quelque chose de nouveau, donc difficile à cerner, car nous y sommes plongés. En fait, il y a comme une recomposition du social. En introduisant dans le «vivre ensemble», la nécessité du Bien commun, nous ouvrons une troisième voie qui permet de réguler ce processus d’individualisation. Autour de quoi s’articulera cette recomposition du sociale?

Des lieux à considérer

Nous pouvons relever au moins trois lieux de tensions Certains parleront de crise, je préfère parler de tensions, dans le sens de tendre vers ou dans (tendere ad):

L’autorité est aujourd’hui dans un champ nouveau de communication. Toute institution, tout pouvoir «ne peut se prévaloir de son seul statut d’autorité pour asseoir celle-ci. L’individu s’estime désormais en droit de juger librement et souverainement de la pertinence, pour lui, de tel ou tel principe organisateur» (P. Michel). L’autorité est en négociation permanente. Elle doit constamment se légitimer. Exemple, les relations parentales, scolaires, politiques, sociales, religieuses, morales.

Une tension autour de la médiation «est une conséquence de la pleine légitimation sociale de la construction individualisée du rapport au monde et au sens. L’individu n’a plus besoin d’intermédiaire, puisqu‘il s’estime apte et légitime à interpréter tout message qui lui est adressé» (P. Michel). Pourquoi alors un intermédiaire? Des lieux comme l’école, la justice, les églises sont touchés par cette disqualification des intermédiaires. Mais, l’individu cherchera malgré tout, lors de difficultés ou d’insécurité, une médiation.

N’est-ce pas le propre de notre aventure humaine qui s’enracine au plus profond de l’Evangile?

Enfin, la tension la plus visible, celle qui nous touche tous, est l’identité. Pourquoi? Il y a, semble-t-il, comme un phénomène de dilution des identités. L’homme et la femme dans nos sociétés, développent un rapport nouveau au territoire. Nous sommes passés très rapidement d’une identité originée, à une identité dissociée et ceci imposé par des phénomènes nouveaux de mobilité et de communication. On parle de dissociation du couple identité-territoire. Bien sûr le mot territoire n’est pas limité à la géographie. Il faut aussi l’entendre dans son acception sociale, professionnelle, culturelle, religieuse, politique, économique. Par exemple, le déplacement du monde rural au monde urbain, le pluralisme des identités d’un même individu qui peut être, par exemple, musulman et français, turc et européen. Depuis quelques années émergent des questionnements autour de l’identité sexuée cherchant à disqualifier autant le biologique que le social. Nous sommes au cœur de la théorie du Genre, réinterprétant les notions d’altérité, de différence et d’appartenance à partir du référentiel «égalité».

Enfin, l’homme développe un nouveau rapport au temps [3. Marc Augé, Le métier d’anthropologue: sens et liberté, (EHESS) Paris, Galilée, 2006, 68 p.], à savoir la conscience de la simultanéité, comme nouvelle réalité spatio-temporelle. Nous ne sommes plus dans une continuité linéaire et progressive. En fait, l’identité n’est plus définie par des stabilités durables. Par exemple, aujourd’hui, comme nous le rappelle Patrick Michel: «Le petit capital de repères que le travail fournit à un individu – son emploi du temps, son identité sociale, son niveau de revenus  peut s’effondrer du jour au lendemain. Nous sommes sortis d’une époque où une identité et dès lors la place que nous occupions dans la société, pouvaient être définies par des stabilités qui se donnaient pour durables.»

Ces trois éléments en tension sont constitutifs du processus accéléré d’individualisation. Ils apparaissent à la fois comme des clés pour mieux saisir la complexité opérationnelle d’un «Vivre ensemble en société», mais aussi comme une interpellation ouverte à l’égard de ce qui fonde nos activités humaines et donc leur rapport au Bien commun. Dans le registre de la foi et de la théologie, une confrontation et un débat doivent pouvoir se faire dans un souci d’approfondissement et de compréhension mutuels.

Un mélange à réussir

Nous retrouvons la question que nous devons élucider. Pour reprendre Desjardins, comment vais-je mélanger «l’eau et la farine» ainsi que les autres ingrédients qui constitueront le produit final?

La mise en perspective est la «certitude de départ»: viser le Bien commun! Le vivre ensemble en société devenant un Bien commun ne peut être le produit d’une recette imposée d’avance. Et pourtant, Desjardins nous interpelle sur la nécessité de ce qu’il nomme une certitude de départ. En mélangeant tous les ingrédients d’une certaine manière, la certitude au départ n’est-elle pas de se dire: «je fais tout pour essayer le vivre ensemble, tout en sachant que je ne maîtrise pas totalement la finalité». Parler de certitude et se référer à une certaine vision de l’Homme d’aujourd’hui impliquent des risques. N’est-ce pas le propre de notre aventure humaine qui s’enracine au plus profond de l’Evangile?

Reste à faire ensemble les mélanges, les mieux adaptés, d’autorité, de médiation et d’identité.

Pour conclure?

Probablement se dessine aujourd’hui une manière nouvelle de répondre à notre question de départ sur la nécessité d’un pourquoi vivre ensemble. La montée en puissance depuis une cinquantaine d’année de l’individualisme nous confronte à nos capacités à vivre avec nous-mêmes, avec l’autre, avec l’environnement. En soi, ce processus peut être une richesse, mais son accélération inédite recèle aussi un risque, celui d’entraîner l’être humain à escamoter ce dont il a le plus besoin pour réaliser son aventure humaine, le temps. Le temps nécessaire à la rencontre de l’autre, du monde, de soi et de Celui qui le précède. Dans cette dernière rencontre se joue la révélation d’une promesse, celle d’un Bien qui m’inscrit dans une filiation.

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Le frère dominicain Michel Fontaine, membre du Comité de rédaction de la revue «Sources», est professeur émérite à la Haute Ecole de Santé (HES) de Lausanne. Actuellement, prieur du couvent dominicain de Genève.

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J’écris ces lignes en novembre 2012, alors que l’Europe sombre dans une profonde déprime, ponctuée de cris de révolte.

La régression économique, le chômage, les mesures de rigueur, l’endettement des collectivités publiques et des ménages, les faillites répétées, la fermeture et la délocalisation des entreprises: autant d’indices alarmants d’un climat social délétère. La désespérance et la résignation léthargique donnent le ton.

Un stratus oppressant

L’an dernier, à pareille date, nous vivions sous l’euphorie du discours indigné du prophète Stephan Hessel et nous voulions avec lui croire encore à l’engagement des meilleurs pour redresser la barre. Et puis, las! La rhétorique du docteur Coué ne passe plus. Nous ne croyons plus aux promesses politiques; nous mettons en doute les programmes de redressement et soupçonnons de corruption les gnomes qui s’agitent au devant de la scène, fussent-ils politiciens, économistes, banquiers, militaires, ou même leaders religieux. Les dirigeants des Etats totalitaires, comme la Chine, n’échappent pas plus que les autres à ce verdict accablant. Ajoutons à ce sombre tableau les cataclysmes naturels, les guerres intestines du Moyen Orient, la désillusion qui suivit les printemps arabes et nous aurons pris la mesure de l’épaisseur du stratus qui nous oppresse.[1]

La tentation qui nous guette est de sauver notre peau par tous les moyens, licites et illicites. Peu importent les règles éthiques, le souci du bien commun. L’important est de quitter ce navire en perdition. Même en bousculant les femmes et les enfants qui se pressent sur le pont. « Primum vivere, deinde philosophare!». Prendre soin de soi devient la règle prioritaire et exclusive. Au grand dam des principes généreux qui jusque-là commandaient notre agir commun. Nous sommes devenus aussi indifférents à l’avenir de notre planète. Ce futur lourd ne sera pas le nôtre. Il ne concerne que nos descendants. Mais, peu importe. «Après nous, le déluge!»

Certains auteurs[2] diraient que cet état d’esprit caractérise l’ère postmoderne dans laquelle nous serions entrés. Au centre l’individu qui noue et dénoue des relations le plus souvent éphémères selon le profit qu’il espère en tirer. Un monde régi par l’émotion plutôt que par la raison. Une société qui relativise les valeurs traditionnelles, n’adhère à aucune transcendance, rejette toute loi naturelle. Un monde enfin où l’individu prend ses distances d’avec l’institution civile ou religieuse, jusqu’à désintégrer le mariage qui a cessé d’être la communion d’un homme et d’une femme pour toute une vie[3].

La foi comme appendice

C’est cet univers postmoderne qui devrait être le sujet d’une première ou d’une seconde évangélisation, si tant est que la précédente n’a laissé aucune trace. Le paysage de cette terre à conquérir ou à reconquérir a été peint à maintes reprises. Nos Eglises ont définitivement quitté le terreau de la chrétienté. Elles ne cessent d’accentuer leur retrait de la vie publique. Leur influence sociale ou médiatique est insignifiante.

Que restera-t-il de ce « peuple immense » dont parle l’Apocalypse de Jean? Une minorité nostalgique qui se replie dans sa forteresse assiégée?

Autrefois majoritaires[4], ces Eglises doivent s’accommoder maintenant de lourdes structures administratives, de bâtiments, de lieux de culte conçus pour une époque où les chrétiens avaient pignon sur rue. Les voici maintenant, comme l’Auguste du cirque, empêtrées dans un costume trop large. Mêmes les rites, les calendriers liturgiques deviennent anachroniques, à l’instar des célébrations de la Toussaint ou des messes de la nuit de Noël. Ces liturgies ne rassemblent désormais que des crânes chauves et des cheveux blancs. Que restera-t-il de ce « peuple immense » dont parle l’Apocalypse de Jean? Une minorité nostalgique qui se replie dans sa forteresse assiégée? Une tribu exotique en voie d’extinction?

J’ai bien conscience que ces propos agaceront les prêtres qui remplissent encore leurs églises et les jeunes assidus aux rassemblements de Taizé ou aux JMJ. Quelques arbres cependant ne devraient pas cacher la forêt. Ces exceptions ne font que mettre en évidence la sécularisation qui gangrène le tissu ecclésial. Elle n’attaque pas seulement l’écorce de l’arbre, l’appareil extérieur ecclésial, ses lois, son culte ou son clergé. La sève elle-même est malade. Le Credo est contesté dans tous ses articles. Plus grave encore, la foi a cessé d’être un héritage précieux que les générations se transmettent; elle est devenue un appendice culturel anodin, un colifichet choisi par certains individus, rejeté par d’autres.

Je veux croire que ce sombre tableau n’enveloppe pas l’hémisphère sud, là où les statistiques catholiques affichent encore un état de santé réjouissant. J’en donne comme preuve la relève du clergé européen par des prêtres africains ou asiatiques, ainsi que la vitalité des communautés occidentales quand elles sont fécondées par de jeunes pousses importées des pays chauds.

Pierres d’attente

Comment ré-évangéliser notre vieux continent? Les nouveaux missionnaires devront prendre en compte ce qui vit et survit, la mèche qui fume encore, les espoirs qui se dessinent. Surtout, qu’ils laissent les morts enterrer leurs morts. L’heure n’est plus à sauver des structures ecclésiales périmées et sclérosées ou à s’enfermer dans un légalisme d’un autre âge. Faisons plutôt confiance à cette fameuse postmodernité. Précisément, cette ère nouvelle pourrait bien être une préparation évangélique inespérée, comme le fut jadis le réseau des voies romaines et la lingua franca qui couvrait le pourtour de la Méditerranée. L’ignorance religieuse que les barbons reprochent aux jeunes de ce temps présente au moins l’avantage d’être vierge de conflits et de contentieux à régler. Une terre propice donc à l’étonnement, au questionnement, à l’admiration. A la générosité aussi, quand on sait proposer à cette jeunesse des engagements personnels, libres et spontanés, même s’ils ne doivent être que ponctuels et de courte durée[5]. Autant de pierres d’attente, auraient dit les anciens missiologues, qui serviront un jour à construire en Occident l’Eglise de demain.

Le nouveau missionnaire devra nécessairement naviguer sur une mer d’indifférence et par des nuits sans lune. Mais cet océan est parsemé d’îlots d’espérance. A lui de les aborder, de s’y agripper et d’y dresser sa tente[6]. Il en est bien d’autres sur cette terre encore incognita. Il se pourrait même que l’indifférence ne soit que la façade qui cache un désir d’absolu, enfoui au plus secret des coeurs. Jésus n’a-t-il pas dit que le Père parle dans le secret? Le secret d’une chambre fermée à double tour, le secret d’un cœur cadenassé, le secret du mystère de Dieu finalement. Le nouveau missionnaire ne se laissera donc pas désarmer par des réactions ou des discours qui lui paraîtront de prime abord hostiles ou indifférents. Il se pourrait que ce ne soit là que démangeaisons épidermiques qui cachent un appel plus profond, étouffé le plus souvent par les préoccupations du moment. Le missionnaire ferait bien de se remémorer ce vers célèbre: «l’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux!« . Ce qui gît au plus intime de soi, le souvenir, l’appel ou la voix d’une transcendance, Dieu saura bien le faire surgir en plein jour. Le missionnaire facilite l’accouchement du divin. Socrate, familier de la maïeutique, l’avait déjà pressenti. Faut-il citer encore dans ce contexte cette maxime attribuée à un chercheur de Dieu bien connu?: «Notre cœur est agité, tant qu’il ne se repose en Toi, ô mon Dieu!». Attention! nous dirait aujourd’hui Augustin d’Hippone: une mer d’huile peut cacher des remous profonds.

Blés en herbe

Je suis donc optimiste face à la nouvelle évangélisation de la vieille Europe. A condition, bien sûr, qu’elle ne s’identifie pas à une restauration de formules éculées, qu’elle ne se contente pas d’aduler une hiérarchie prisonnière de comportements désuets. Qu’elle ait l’oreille fine et les yeux perçants pour observer de loin ces blés encore en herbe et ces moissons qui blanchissent. Que ces découvertes réjouissent et confortent le cœur des nouveaux apôtres. Que leur espérance rayonne bien au-delà des frontières de l’Eglise. Qu’ils deviennent des veilleurs sur la tour de garde et les remparts de la cité séculière. Qu’ils annoncent l’aurore à ceux qui « gisent dans l’ombre de la mort » et qui leur demandent, le cœur serré: « Veilleur, dis-nous où en est la nuit? » Qu’ils leur répondent que, par delà la grisaille. un nouveau jour se lève, qu’«un monde nouveau est en train de naître« .

La mission sera difficile. Nos contemporains sont nombreux à avoir été échaudés et blessés par les religions. Plus précisément par le comportement incohérent de leurs adhérents et de leurs représentants. L’appartenance confessionnelle du missionnaire pourrait bien être un handicap, un épouvantail qui fera fuir les candidats à la conversion. Qu’il assume donc ce passé douloureux et reconnaisse sa propre indignité, sans pour autant sombrer dans une culpabilité paralysante. Le nouveau missionnaire se souviendra aussi que le postmoderne donne peu d’importance au passé, mais adhère de préférence à un discours inédit qui parle à son cœur.

Dieu est de retour!

Le moment n’est-il pas venu de réhabiliter un discours sur Dieu[7], par-delà les formulations particulières ou partisanes que la « théo-logie » revêt dans les diverses religions? Une anecdote pourrait servir d’illustration. J’étais invité, il y a peu, avec un rabbin et un notable musulman, à répondre aux questions posées par des élèves de classe terminale d’un Institut privé. Une jeune fille prit son courage à deux mains pour me demander s’il était permis d’applaudir, oui ou non, dans une église. Je me rendis compte que cette banalité n’était qu’une dérobade qui cachait un questionnement autrement plus sérieux: celui de la croyance ou de la non croyance en un Etre transcendant, distinct de notre moi, moteur et guide de notre vie. J’orientai moi-même la discussion en ce sens. L’atmosphère cessa d’être badine et gamine. L’auditoire était gêné par cette intrusion dans sa vie intime. J’avais franchi la barrière du jardin secret, gardé jalousement par un mur de pudeur. C’est pourtant à ce niveau que la Parole se fait entendre. Me remontaient alors en mémoire ces versets de la Lettre aux Hébreux: «Vivante est la parole de Dieu,

[1] Les premières pages du dernier livre de Jean-Claude Guillebaud: Une autre vie est possible. Comment retrouver l’espérance, Paris, 2012, sont alarmistes à souhait. On ne saurait cependant reprocher à l’auteur de noircir à plaisir ce tableau. Il finit par convenir que « tout ne va pas si mal que le disent les pessimistes en chambre » (p.197) et se fait le prophète d’une « civilisation de l’empathie » (p.204).

[2] Je pourrais citer à ce sujet de larges extraits du livre du frère dominicain Thierry-Dominique Humbrecht: L’évangélisation impertinente. Guide du chrétien au pays des postmodernes, Parole et Silence, 2012.

[3] L’élargissement aux couples homosexuels des droits matrimoniaux reconnus aux couples hétérosexuels n’est pas le seul indice de cette désintégration. Dans certains pays (la France?) la majorité des enfants naissent désormais de couples non mariés, au civil comme au religieux. Et que dire des familles monoparentales ou recomposées, des divorces à répétition? Ces situations sont en voie de devenir aujourd’hui la règle générale. A tel point
-on me l’a dit – que les enfants qui naissent et grandissent dans un couple hétérosexuel uni sont gênés de l’avouer pour ne pas devenir la risée de leurs camarades.

[4] « Un cinquième des habitants de la Suisse se déclare sans appartenance religieuse. Un nombre qui a doublé depuis l’an 2000« , La Vie Protestante, Genève, novembre 2012, p.4. Ce nombre atteint 35% à Genève.

[5] Je ne saurais mieux faire que de recommander la lecture du «Petit guide de survie à l’usage de ceux qui veulent transmettre la foi aux jeunes, qui ont déjà essayé, et qui vont essayer encore», Paris, Editions de La Licorne, 2012. Un petit livre merveilleux du frère dominicain Yves Combeau, stimulant, encourageant et plein d’humour. Il s’adresse à tous ceux et celles qui se lamentent du fait que leurs ados n’épousent pas leur foi.

[6] Le dossier de ce numéro nous découvre quelques uns de ces lieux privilégiés.

[7] Comment ne pas faire référence dans ce contexte à l’essai magistral de Fabien Hadjaj, l’actuel directeur de l’Institut Philanthropos de Fribourg: Comment parler de Dieu aujourd’hui? Anti-manuel d’évangélisation? Editions Salvator, Paris 2012. Le style peut paraître déroutant, provocateur et surtout décapant. Un peu plus de 200 pages pour parvenir à cette conclusion étonnante, à laquelle je souscris: « L’essentiel n’est pas du côté de l’avoir mais de l’être. L’essentiel est d’être, avec le Christ, une parole vivante et livrée à autrui, et donc moins d’avoir une parole sur Dieu que d’être les uns les autres une parole de Dieu« . (p.215). Les nouveaux évangélisateurs feraient bien de graver dans leur mémoire les lignes directrices de cet « anti-manuel« .

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Guy Musy

Guy Musy

Le frère dominicain Guy Musy, du couvent de Genève, est rédacteur-responsable de la revue Sources

 

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