sociologie – Revue Sources https://www.revue-sources.org Tue, 09 May 2017 16:39:56 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Synode sur les jeunes et les vocations: une réflexion inutile? https://www.revue-sources.org/synode-jeunes-vocations-reflexion-inutile/ https://www.revue-sources.org/synode-jeunes-vocations-reflexion-inutile/#comments Tue, 09 May 2017 16:39:21 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=2288 Après les familles, les jeunes. A travers son prochain synode, l’Eglise catholique a décidé de « s’interroger sur la façon d’accompagner les jeunes à reconnaître et à accueillir l’appel à l’amour et à la vie en plénitude ». Mais l’heure occidentale est à la déchristianisation, rappelle Jörg Stolz. Le professeur de sociologie des religions de l’Université de Lausanne ne se fait pas d’illusion sur l’effet d’un tel synode, tant le processus de déchristianisation est profond. « Raison de plus pour amorcer une telle réflexion », rétorque l’abbé François-Xavier Amherdt, professeur de théologie pastorale à Fribourg, qui entend « laisser à Dieu le soin de guider l’histoire ». [print-me]

Dans son petit bureau lausannois avec vue sur le Léman, Jörg Stolz est plongé dans la lecture du document préparatoire pour la XVème Assemblée générale ordinaire des évêques d’octobre 2018. Thème de la réflexion: « Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel ». Derrière ses lunettes de sociologue, il dissèque avec une attention particulière le premier chapitre: « Les jeunes dans le monde d’aujourd’hui ». Une approche sociologique – ce sont les mots du document – « utile pour aborder le thème du discernement des vocations ». La sociologie a ceci de particulier, lit-on, de « faire voir la profondeur et de donner une base concrète au parcours éthique et spirituel ». Indispensable, donc.

« Apprendre à vivre sans Dieu »

Dans le document préparatoire, la précision du vocabulaire est moins chirurgicale que les mots utilisés par Jörg Stolz et son équipe lors leur grande enquête Religion et spiritualité à l’ère de l’égo (Labor et Fides, 2015). Mais les réalités se recoupent. Le document préparatoire parle « d’un contexte de fluidité et d’incertitude jamais atteint auparavant », « de croissance de l’incertitude », « de sociétés (…) toujours plus multiculturelles et multireligieuses ». Avec ce constat, amer: « l’appartenance confessionnelle et la pratique religieuse deviennent toujours plus les traits d’une minorité où les jeunes ne se situent pas ‘contre’, mais sont en train d’apprendre à vivre ‘sans’ le Dieu présenté par l’Evangile et ‘sans’ l’Eglise ».

Jorg Stolz, Le professeur de sociologie des religions de l’Université de Lausanne (Photo: Pierre Pistoletti)

Jörg Stloz souscrit. « En sociologie, pour comprendre le rapport à la religiosité, nous distinguons les ‘effets d’âge’ des ‘effets de génération’. Empiriquement, les différences de religiosité que l’on constate entre les générations ne sont pas des effets d’âge ». En d’autres termes, lorsqu’ils auront des cheveux blancs, les jeunes d’aujourd’hui ne seront pas plus religieux. « Les choses que l’on a intégrées jeune vont nous accompagner tout au long de notre vie, poursuit le sociologue. Les plus âgés sont plus religieux parce qu’ils ont été socialisés dans des sociétés plus religieuses. Lorsque que cette génération croyante ne sera plus là, toute la société sera moins religieuse ».

Les causes de la rupture sont multiples. Parmi les « moments charnières », Jörg Stolz évoque les années 60, « où de grands changements se sont produits ». Des changements qui se sont progressivement développés, certes, mais qui ont connu un paroxysme dans leur manifestation à cette époque-là. « La croissance économique était importante, explique le professeur. Il était facile de travailler et de gagner de l’argent. Les anciennes valeurs n’étaient plus adaptées », poursuit-il. Une époque pleine de promesses, même dans les Eglises. « Il y avait beaucoup d’enthousiasme dans les milieux religieux. Pensez au Concile. Une nouvelle théologie allait renouveler la foi ». Force est de constater que, cinquante ans plus tard, l’époque marquait plutôt le début d’un affaissement religieux.

L’Eglise et ses concurrents

Un déclin qui s’explique en partie par l’émergence de nouvelles « concurrences », selon Jörg Stolz. « Tant que la vie restait un pur mystère, Dieu s’occupait de tout. Avec Darwin, on commence à comprendre quelque chose de son développement. L’évolution de la médecine atténue le besoin de recourir au divin, tout comme le développement des assurances sociales et de l’Etat providence. D’un point de vue sociologique, les Eglises créent des communautés, donnent du sens, aident en cas de problème. Or, si beaucoup de ces fonctions sont déjà remplies de manière qualitative par la société, les gens ne trouvent plus votre ‘produit’ si intéressant ».

« Les Eglises sont comme des châteaux de cartes qui s’écroulent. » Jorg Stolz

L’utilité de l’Eglise en prend un coup, c’est indéniable. Mais l’Eglise n’est-elle qu’un « produit » utile qui a pour vocation de remplir des fonctions sociales? « Non, soutient François-Xavier Amherdt. Elle répond avant tout à une soif spirituelle. Et cette soif ne va pas disparaître. Elle est même aiguisée par un refus du technologique ou de la croissance économique à tout prix ». Un signe des temps. « On n’a jamais autant parlé de jeûne », sourit-il.

Sécularisation inébranlable? 

Certes, mais de là à adhérer au Christ, il y a encore un pas à faire. Pis encore. Pour Jörg Stolz, la société occidentale tend à s’éloigner toujours davantage du christianisme. « Il y a une majorité de ‘distanciés’ dans nos sociétés. Des gens qui ont hérité d’une certaine croyance chrétienne, qui posent un regard bienveillant sur les Eglises, mais qui n’y sont plus impliqués », explique-t-il. C’est une génération de transition vers ce que le sociologue appelle les ‘séculiers’. Eux, n’auront plus aucun lien avec l’Eglise. « En ce qui concerne la sécularisation de l’Occident, les chiffres sont difficiles à contredire. Les Eglises sont comme des châteaux de cartes qui s’écroulent. D’un point de vue mondial, certes, le nombre d’athées diminue. Les décennies à venir verront même une croissance du religieux, en particulier de l’islam. C’est un effet démographique lié aux pays moins industrialisés et encore très religieux ». Mais cela ne semble pas faire l’ombre d’un doute, pour Jörg Stolz: « Si ces pays se modernisent, ils vont également se séculariser ».

Rien n’enrayerait donc le mouvement. Pas même une catastrophe? « Je ne suis pas sûr. L’Europe du XXe siècle a connu deux immenses traumatismes. Elle n’est pas devenue plus religieuse pour autant. Un facteur de changement pourrait venir de la migration, si le nombre de nouveaux venus était suffisant pour imposer leur religiosité. Ou peut-être qu’un nouveau Karl Barth ou un nouveau Karl Rahner pourraient changer quelque chose. Mais je n’en suis pas sûr. Les changements sont tellement profonds, ça ne me semble pas vraiment possible ».

L’ère de l’égo

« Nous sommes dans l’ère de l’égo, poursuit le sociologue. Les années 60 ont vu l’émergence de l’individu amené à prendre des décisions par lui-même. Certains collègues réfutent ce point de vue en avançant le fait que, malgré tout, les modes ou les normes n’ont pas disparu. Pour ma part, je maintiens ma position. L’individu est au centre et non plus la famille ou la classe. On peut tout choisir, même sa sexualité. Beaucoup de données le montrent. Mais aussi l’évolution des valeurs. Elles suivent les structures sociales. Une récente étude sur l’évolution des annonces de recherches de partenaire est emblématique à ce propos. Avant les années 60, les femmes étaient « discrètes », « modestes », « ponctuelles », voire « obéissantes ». Elles sont devenues « libres », « indépendantes », ou encore « créatives ».

« Il y a à rendre audible l’épaisseur anthropologique de la proposition évangélique ». François-Xavier Amherdt

Et cette individualisation s’étend au religieux, avec deux caractéristiques majeures. « Tout le monde se dit libre de choisir sa foi ou sa non-foi. C’était frappant dans notre étude. La grande majorité des personnes interrogées – même les évangéliques convaincus ou les catholiques intégristes – insistait sur leur adhésion personnelle. ‘C’est ma foi et c’est moi qui l’ai choisie' ». Résultat, l’autorité spirituelle est mise à mal. « En même temps, on assiste à un changement de vocabulaire. La « spiritualité » a remplacé la « religion ». Il est plus ouvert, plus créatif, donc plus proche des valeurs actuelles. Il est aussi très flou, on peut donc y mettre beaucoup de choses à la fois. On va s’intéresser à la fois au bouddhisme zen et aux exercices spirituels de saint Ignace, sans que cela ne pose problème ».

L’individualisme: une chance?

L’individualisme, un défi pour l’Eglise catholique à la veille de son nouveau synode? « Pas seulement », selon François-Xavier Amherdt, à condition d’un renversement nécessaire. « Il s’agit de ne pas envisager l’individualisme simplement comme la source d’un relativisme et d’un délitement social, mais d’y voir la possibilité d’une démarche autonome et libre pour une adhésion plus profonde à la Bonne Nouvelle, assure-t-il. D’ailleurs la pédagogie du Christ est individualiste. Il est universel parce qu’il s’adapte à la manière de faire de chacun. D’où l’importance, dans nos activités pastorales, de l’inculturation ».

François-Xavier Amherdt, professeur de théologie pastorale à l’Université de Fribourg (Photo: Pierre Pistoletti)

Dans ce contexte, l’abbé prêche l’accompagnement: « il s’agit moins de montrer la route à suivre que de marcher avec. Notre rôle est d’éclairer les consciences pour que chacun discerne son propre chemin. Etymologiquement, autorité vient de ‘faire grandir’. Elle consiste donc à ne pas vouloir enfermer l’autre dans un moule, mais à servir sa liberté ».

Dans quel but? « Rencontrer le Christ, rétorque du tac-au-tac François-Xavier Amherdt. Et permettre aux gens d’être heureux ». Certes, mais l’adéquation Christ égale bonheur ne va pas sans poser certaines difficultés à l’ère de l’égo. « Je suis mille fois d’accord, concède-t-il. La clé, c’est une conversion quant aux modalités de langage. Il y a à rendre audible l’épaisseur anthropologique de la proposition évangélique ». Le but: « Montrer les pistes que l’Evangile propose pour un quotidien heureux, dans l’Esprit ».

Le paradoxe de l’universel

Les formules ne cachent-elles pas une forme de paradoxe? Comment tenir un véritable individualisme et, dans le même temps, annoncer un bonheur qui, pour tous, s’identifie au Christ? La pastorale vise-t-elle à faire que l’humanité entière reconnaisse le Christ comme l’ultime réponse à sa soif de bonheur? « Pas nécessairement. C’est dans la capacité de cheminer ensemble que nous pouvons tous évoluer. Rien d’unilatéral. Des gens restés à distance du Christ vont nous permettre de mieux suivre le Christ. Voyez le documentaire Demain: c’est une sorte de concrétisation de l’encyclique Laudato Si et l’occasion, pour un chrétien, de redécouvrir la force d’une petite communauté qui ne se referme pas sur elle-même ». Mais alors, est-on tenté de rétorquer, il leur manque bien quelque chose à ces braves gens? François-Xavier Amherdt réfléchit. « Fondamentalement, Matthieu 25 est la réponse. ‘J’avais faim et tu m’as donné à manger’. Et je ne savais pas que je nourrissais le Christ. L’acte de justice, l’acte d’engagement garde toute sa valeur, bien qu’il ne soit pas explicitement au nom du Christ ».

Qu’est-ce que l’annonce de la foi chrétienne peut dès lors apporter? « Le verbe ‘apporter’ est ambigu. Nous pouvons simplement témoigner de ce que nous vivons. Le Christ est mon modèle et il remplit ma vie. Nous plantons quelque chose et nous ne savons pas ce qui en germera ». Et François-Xavier Amherdt de souligner l’importance de la durée. Une sorte de période d’incubation de plusieurs années, en somme, après laquelle les catéchètes d’hier souhaitent une nourriture plus consistante à l’occasion d’un deuil ou d’un mariage, par exemple.

« Dieu a la peau dure »

L’efficacité – ou plutôt la fécondité – de la démarche pastorale interpelle face à la vague de déchristianisation qui modifie profondément les sociétés occidentales. La question s’étend au prochain synode. En définitive, peut-on espérer de cette réflexion un changement de paradigme social? « Je ne suis pas Cassandre », répond François-Xavier Amherdt, en faisant un petit pas de côté pour élargir la réflexion. « Il y a une urgence eschatologique à faire de l’aujourd’hui le moment favorable pour témoigner de notre foi. Qu’est-ce que sera le monde dans 20 ou 30 ans? Je ne sais pas. Le contexte géopolitique est tendu, tout est insaisissable. Je me garderai bien de prédire comment le monde et l’Eglise vont évoluer. A vues humaines, il y a toutes les raisons de penser que les Eglises classiques sont en train de s’écrouler en Occident. Mais je crois que la question de Dieu a la peau dure. Pour moi, ce qui m’incombe, c’est de faire entendre la petite voix de l’Eglise dans le concert du monde sans me faire de fausses illusions. Mais en laissant à Dieu le soin de guider l’histoire ».

Un acte de foi qui rejoint l’espoir dont la jeunesse est porteuse aux yeux de l’Eglise. Citant le message du Concile aux jeunes (8 décembre 1965), le document préparatoire mentionne « ce qui fait la force et le charme des jeunes »: (…) la faculté de se renouveler et de repartir pour de nouvelles conquêtes ». Une capacité qui n’a sans doute jamais été aussi nécessaire.


Membre du comité de rédaction de la Revue Sources, Pierre Pistoletti est journaliste et théologien.

]]>
https://www.revue-sources.org/synode-jeunes-vocations-reflexion-inutile/feed/ 1
La vulnérabilité: constitutive et contingente https://www.revue-sources.org/la-vulnerabilite-constitutive-et-contingente/ https://www.revue-sources.org/la-vulnerabilite-constitutive-et-contingente/#respond Wed, 01 Oct 2014 10:35:23 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=359 [print-me]

Vulnérabilité omniprésente | Cette omniprésence actuelle est en soi significative. La vulnérabilité constitue une manière, propre à notre temps, d’identifier, d’interpréter, de donner sens et valeur au caractère problématique de l’existence humaine et du vivre ensemble.

Ou plutôt, c’est le sentiment, largement partagé de nos jours, que ces derniers sont fondamentalement problématiques qui rend si populaires les discours de la vulnérabilité. Le déroulement de la vie et les relations sociales sont perçus en effet comme dotés d’une sorte de précarité inhérente: jamais assurés ou acquis une fois pour toutes, ne se conformant pas à une direction qu’il suffirait de suivre car toujours susceptibles de prendre de nouvelles et inattendues orientations; même les certitudes les mieux assurées à leur égard ne paraissent pas être définitivement immunisées contre ce qui pourrait, même hypothétiquement, les remettre en cause.

En dépit (ou à cause?) de sa popularité, il est difficile de définir la vulnérabilité et d’en circonscrire les caractéristiques majeures. C’est ce à quoi je voudrais pourtant m’attacher dans cet article, la problématique du vieillissement servant à illustrer mon propos.

Définir la vulnérabilité

On parle de vulnérabilité pour désigner de manière générale la situation de personnes[1] qui, du fait de caractéristiques de leur structure ou fonctionnement physiologiques, sensoriels, moteurs ou psychologiques, de déficits de ressources importantes, de positions désavantageuses dans les hiérarchies sociales, ou de circonstances extérieures défavorables, sont exposées à des difficultés et privations dans leurs conditions de vie,à des limitations de leur capacité à prendre en charge leurs besoins, à faire face aux défis et événements de l’existence, à des restrictions dans leur possibilité d’action et de participation, dans le contrôle exercé sur leur vie et son environnement, dans l’accès aux opportunités d’évolution future.

La vulnérabilité est une composante intrinsèque, et pour cela inéliminable, liée à la nature même de l’être humain comme être vivant.

Cette définition met en lumière la double dimension propre à l’usage courant du terme: d’une part, une réalité manifeste (du fait de) –par exemple, un trouble psychique, une déficience auditive ou visuelle, un salaire insuffisant, l’appartenance à un groupe discriminé, ou encore un environnement pollué; d’autre part des conséquences dommageables de cette réalité, ces conséquences ayant cependant un caractère seulement latent et étant donc susceptibles de se matérialiser ou non (exposées à).

Les situations de vulnérabilité comportent donc une dimension d’incertitude, de risque: des conséquences dommageables peuvent se manifester effectivement. En même temps, ces dernières ne découlent pas inéluctablement de ce qui est à l’origine des situations de vulnérabilité.

Par exemple, les déficiences sensorielles peuvent au moins jusqu’à un certain point être compensées, que ce soit par des aides techniques (pensons aux appareils auditifs; aux films en audio-vision pour les malvoyants, etc.), par des aménagements de l’habitat et de l’environnement proche, ou par des actions et interventions appropriées de proches ou de professionnels auprès des personnes atteintes, et ainsi permettre à celles-ci d’éviter que leur situation de vulnérabilité ne se traduise par une vie caractérisée par les privations, les limitations, les restrictions.

De ce constat, il s’ensuit aussi, soulignons-le, que si on veut précisément être en mesure d’éviter de telles conséquences dommageables, il faut ne pas méconnaître ou nier ce qui est à l’origine des situations de vulnérabilité, ou faire «comme si» cela n’existait pas ou n’avait pas d’importance. Il faut par ailleurs disposer de connaissances approfondies sur les sources de vulnérabilité et sur les mécanismes par lesquels ces dernières se transforment en conséquences dommageables, pour être en mesure d’entreprendre soit des actions préventives efficaces contre ce qui est à l’origine de la vulnérabilité, soit des actions compensatrices appropriées contre ses conséquences dommageables.

Les sources de la vulnérabilité

Des réflexions précédentes découle un autre trait caractéristique de la vulnérabilité ainsi définie: la diversité de ce qui peut lui donner naissance. Les sources de vulnérabilité peuvent être de nature aussi bien biologique, psychologique que sociale ou environnementale; elles peuvent avoir un caractère chronique et s’inscrire dans la durée, ou surgir à l’occasion d’événements critiques, de ruptures plus ou moins soudaines.

Cela étant, quelles que soient ses sources, y compris non sociales, les manifestations et conséquences de la vulnérabilité prennent place dans une société donnée, en un moment historique donné; elles sont profondément marquées par les institutions de cette société, la manière dont elle est organisée, les représentations et normes qui y ont cours. Parmi ces éléments, les programmes sociaux et sanitaires jouent aujourd’hui un rôle particulièrement crucial là où ils se sont développés, en Suisse, en France et ailleurs. Rôle crucial au demeurant aussi bien positif que négatif: on peut se voir dénier l’accès à certains programmes, le contenu d’un programme et/ou les modalités de sa mise en œuvre peuvent eux-mêmes être des sources de vulnérabilité.

Notre approche de la vulnérabilité se distingue également en ce qu’elle renvoie à des situations et non à des personnes qui seraient dès lors réduites à leur état d’êtres vulnérables. Non pas que la perspective fasse l’impasse sur les facteurs individuels, y compris internes aux personnes, générateurs de vulnérabilité: les réflexions précédentes l’ont déjà mis en évidence et les développements sur le vieillissement ci-après en apportent une illustration supplémentaire. Mais une chose est par exemple de reconnaître la marque et les effets du vieillissement et des atteintes de santé invalidantes qui lui sont associées; une autre est de faire des conséquences qui en résultent une pure et simple expression d’un déterminisme biologique ou psychologique, comme de réduire les personnes vieillissantes et leur identité à leur état de fragilité.

Enfin, quel que soit leur degré d’objectivité ou d’objectivation, les situations de vulnérabilité ont de manière inhérente également une composante subjective: elles sont d’abord vécues, si on peut dire, «à la première personne», éprouvées par les sujets qui en font l’expérience. Ce qui ne veut bien sûr pas dire que ceux-ci les perçoivent, interprètent, évaluent et y font face de la même manière. Mais dans tous les cas, l’identité personnelle, sociale et morale des personnes en situations de vulnérabilité est engagée et en jeu.

Vulnérabilités constitutives

Une distinction peut être établie entre vulnérabilités constitutives et vulnérabilités contingentes[2]. Dans le premier type, qui a retenu l’attention de nombreux auteurs notamment philosophes, la vulnérabilité est une réalité inhérente à la vie humaine, un donné anthropologique. De manière schématique, on peut en repérer trois grandes formes. La première renvoie à la nature et aux limites biologiques de l’être humain.

La philosophe américaine Martha Nussbaum s’inscrit par exemple dans cette perspective[3]. Pour elle, la vulnérabilité est une composante intrinsèque, et pour cela inéliminable, liée à la nature même de l’être humain comme être vivant. En tant que tel, il se caractérise par des limites naturelles dont il ne peut jamais totalement s’abstraire (même s’il peut chercher à agir dessus), et par des capacités qui ne sont à l’origine que des potentialités et qu’il ne peut à lui seul ou par lui seul matérialiser et développer. Cette incomplétude de l’être humain est précisément ce qui le rend vulnérable, car dépendant pour vivre et se développer de l’existence de conditions propices et de l’action appropriée d’autrui. Ces dernières ne sont pas nécessairement assurées: elles peuvent manquer à l’appel, être insuffisantes ou inadaptées.

La seconde forme de vulnérabilité constitutive renvoie plutôt au caractère fondamentalement intersubjectif de l’individualité, du soi et de son développement. Pour le philosophe allemand Axel Honneth par exemple[4], la vulnérabilité inhérente à l’être humain est liée au fait que la possibilité de développer une identité positive suppose d’être reconnu par autrui dans ce que l’on est, pense, vit, aspire; ceci le rend vulnérable, car dépendant de l’action et du jugement d’autrui, celui-ci étant toujours susceptible de dénier cette reconnaissance.

Observons que pour l’un et l’autre de ces auteurs, la vulnérabilité, inhérente aux individus humains, est liée à leur dépendance à autrui, que ce soit pour vivre et développer leurs potentialités, ou bien pour constituer son individualité et un rapport positif à soi. La vulnérabilité inhérente des sujets humains est donc intrinsèquement liée à leur caractère d’êtres-en-relation; des relations dont ils dépendent, des relations qui peuvent les faire grandir, les libérer, les intégrer, mais des relations qui peuvent aussi les assujettir, les rabaisser, les exclure.

Une troisième forme de vulnérabilité constitutive peut être distinguée en prenant appui notamment sur le philosophe français Paul Ricoeur, en référence au caractère «d’êtres dans l’histoire» des sujets humains ou, pour le dire autrement, leur historicité[5].

Pour Ricoeur en effet, l’individu qui agit dans l’histoire et formule des attentes à son égard est également un «être affecté par l’histoire» et en cela en condition de vulnérabilité face à l’histoire: «nous sommes affectés par l’histoire et […] nous nous affectons nous-mêmes par l’histoire que nous faisons»; et plus loin «Nous ne sommes les agents de l’histoire que pour autant que nous en sommes les patients. Les victimes de l’histoire et les foules innombrables qui, aujourd’hui encore, la subissent infiniment plus qu’elles ne la font sont les témoins par excellence de cette structure majeure de la condition historique; et ceux-là qui sont–ou croient être–les agents les plus actifs de l’histoire ne souffrent pas moins l’histoire que les victimes ou leurs victimes, ne serait-ce qu’à travers les effets non voulus de leurs entreprises les mieux calculées»[6].

Remarquons que si l’auteur suggère bien une commune condition de vulnérabilité face à l’histoire, il souligne tout aussi bien que cette vulnérabilité face à l’histoire et à ses soubresauts est éminemment différentielle, comme l’est le pouvoir d’agir dans l’histoire, de faire l’histoire.

Vulnérabilités contingentes

Cette dernière remarque nous conduit au second grand type de vulnérabilités, celles qui trouvent leur origine dans les processus sociaux, que ce soit au niveau des relations interpersonnelles, des organisations ou groupements, ou du système social et ses composantes économiques, politiques, juridiques, culturelles, etc.

Les inégalités sociales en matière de santé persistent jusque dans le grand âge

Ces processus constituent des sources contingentes de vulnérabilité, car il n’y a aucune inéluctabilité ou caractère inhérent au fait que, par exemple, certaines catégories de la population soient l’objet de discriminations. Les réalités (sociales) peuvent toujours être autrement, même si, bien sûr, il n’est pas toujours, et même rarement, facile de les changer. Un autre trait des vulnérabilités contingentes est leur caractère éminemment différentiel, hétérogène, souvent inégal dans leurs manifestations, modalités, conséquences.

Cette distinction entre vulnérabilités constitutives et contingentes, si elle n’est pas dénuée de fondements et s’avère utile, ne doit cependant pas être absolutisée. D’une part, ce qui est inhérent, disons la vie humaine, ses limites, le processus de vieillissement qui l’affecte, n’est pas totalement exempt d’influences de l’intervention humaine. La durée moyenne de la vie humaine a par exemple considérablement progressé; si au lendemain de la seconde guerre, à l’heure où se généralisent, en Europe, les systèmes de sécurité sociale et s’instaurent les régimes universels de pension vieillesse (en Suisse l’AVS, pour Assurance vieillesse et survivants), l’espérance de vie à la naissance était d’environ 65 ans; de nos jours elle est, en Suisse par exemple, de plus de 80 ans, approchant 85 ans pour les femmes.

D’autre part, et sans doute plus important encore, les vulnérabilités constitutives ont partie liée, on l’a vu, avec le caractère intrinsèque d’êtres-en-relation des sujets humains et avec les liens de dépendance qui les lient à autrui. Or, les relations humaines et sociales, que ce soit dans leurs structures, leurs fonctionnements, les significations qui leur sont attribuées, etc. ne sont ni intangibles, ni uniformes; elles sont au contraire contingentes et différenciées. Et le fait que toute personne partage la condition d’être dépendante d’autrui n’implique pas – loin de là! – qu’il soit répondu de manière identique à cette commune dépendance, ni qu’il soit fait droit de manière égale pour tout un chacun aux exigences que celle-ci fait naître.

Le vieillissement: cas exemplaire

Le processus du vieillissement offre nombre d’illustrations des réflexions précédentes. Inhérent à la vie humaine, endogène aux individus, le processus d’affaiblissement progressif et inévitable –tout en étant hautement variable entre les individus dans son timing, ses modalités, son intensité et son rythme– des réserves physiologiques, sensorielles, motrices, cognitives débouche, lorsqu’il atteint un certain seuil, sur une forme de vulnérabilité spécifique, souvent dénommée fragilité dans la littérature spécialisée. Typique de la majorité de celles et ceux atteignant un âge avancé, la fragilité se manifeste d’une part par une réduction ou la perte de capacités physiques et/ou cognitives ainsi que par des atteintes de santé plus ou moins invalidantes; d’autre part, c’est l’autre face de la médaille, par des réorganisations de la vie quotidienne et de sa gestion, par des réaménagements des rapports à l’espace, au temps, à autrui, au monde et à soi, de possibilités d’agir, de et par soi-même, à des degrés et selon des modalités variables.

Le vieillissement et la forme de vulnérabilité qui lui est associée (la fragilité) renvoient donc à une réalité propre à la nature humaine; ils sont cependant loin, très loin de s’y réduire. Ainsi, les inégalités sociales en matière de santé persistent jusque dans le grand âge et de nombreux troubles et «problèmes» associés au vieillissement sont plus fortement présents dans le bas que dans le haut de l’échelle sociale, parmi les personnes ayant eu une profession manuelle que parmi les «cols blancs». Et pour faire face à l’épreuve de la fragilité, en prévenir les conséquences ou s’y adapter, les personnes vieillissantes n’ont pas nécessairement les mêmes ressources, ni les mêmes manières d’interpréter leur situation, d’évaluer ce qu’il est possible ou approprié de faire, d’attendre des autres ou de la vie qui reste. Ni leurs familles, ni les interventions des organismes privés et des services publics auprès d’elles, ni les politiques sociales et sanitaires censées «prendre en charge» leurs problèmes ne constituent des blocs homogènes.

Tous ces facteurs et les interactions existant entre eux concourent à faire du vieillissement une réalité profondément socialisée et différenciée. Si certaines de ces différences sont liées aux personnes (histoires de vie, situations de santé, ressources, appartenances sociales et culturelles, etc.), d’autres tiennent aux contextes et aux actions d’autrui.

Pour illustrer ce dernier point, arrêtons-nous brièvement sur un type particulier de phénomène souvent à l’œuvre: la sélection sociale. De manière générale, on désigne par cette expression les processus par lesquels des individus ou ensemble d’individus sont ou non autorisés, recrutés, légitimés à entreprendre une action, se voient ouvert ou fermé l’accès à certains statuts, ressources ou opportunités; ces processus prennent place aussi bien dans le cadre des relations interpersonnelles, qu’au sein d’organisations ou encore en vertu de règles institutionnalisées sur une plus large échelle.

Face à la fragilité ou à certaines de ses manifestations particulières –«problèmes de mémoire», «difficultés ou incapacités sensorielles», «atteintes à la mobilité», «troubles de démence sénile», etc. –, ce type de processus est souvent agissant et transforme ces réalités en motifs pour refuser de reconnaître les besoins ou aspirations des personnes vieillissantes, pour leur interdire l’accès à des opportunités, pour leur dénier leur capacité d’agir et leurs droits, pour en faire la cible de discours dévalorisants («l’âgisme») et de mesures discriminatoires. De ce point de vue, vieillir expose aussi au risque d’être mis à l’écart, de voir son univers de vie et de sens, son identité, être méconnus, voire niés.

Remarque finale

Notion très en vogue, la vulnérabilité met sur le devant de la scène le caractère profondément problématique de l’existence humaine et du vivre ensemble.

Pour une part, mais pour une part seulement, la vulnérabilité est inhérente à l’être humain, constitutive de ce qu’il est et devient. Mais cette vulnérabilité constitutive est modelée, façonnée par les réponses diverses, hétérogènes, inégales, changeantes, contradictoires qui lui sont données. De ce point de vue, la nature humaine a, si l’on peut dire, «bon dos». C’est la qualité de notre réponse qui est le véritable enjeu.

Il n’est dès lors pas absurde de prétendre que le caractère problématique du vivre ensemble réside non seulement dans les sources contingentes de vulnérabilités (par exemple, les situations de pauvreté au sein de la population âgée dues aux insuffisances du système d’assurances sociales), mais aussi dans les limites, imperfections et errements des réponses individuelles et collectives apportées aux vulnérabilités constitutives, qui peuvent aller jusqu’à nier celles-ci, déniant alors à autrui mais aussi finalement à soi-même la commune humanité.

[1] Notons toutefois que la notion de vulnérabilité est parfois aussi utilisée pour caractériser la situation de groupes, collectivités ou populations considérés dans leur ensemble.

[2] Cette distinction est reprise de Jan Baars & Chris Phillipson, «Connecting meaning with social structure: theoretical foundations», in Jan Baars, Joseph Dohman, Amanda Grenier & Chris Phillipson (eds.), Ageing, meaning and social structure. Connecting critical and humanistic gerontology, Bristol (UK), Policy Press, 2013, p. 11-30. L’expression «vulnérabilités constitutives” est empruntée à Marie Garrau; cf. «Regards croisés sur la vulnérabilité. «Anthropologie conjonctive » et épistémologie du dialogue», Tracés. Revue de sciences humaines, 13 (Hors-série), 2013, p. 141-166.

[3] Martha C. Nussbaum, Frontiers of justice. Disability, nationality, species membership, Cambridge (Mass.), Belknapp Press / Harvard University Press, 2007.

[4] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 [orig. Kampf um Anerkennung, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1992]. La reprise et mise en parallèle des réflexions de Nussbaum et Honneth a été inspirée par Marie Garrau, op. cit.

[5] P. Ricoeur, Temps et récit. Vol. 3: Le temps raconté. Paris, Seuil, 1985, pp. 374-433 (de l’édition de poche).

[6] Ibid., p. 385 et p. 391 respectivement.

[print-me]


Sociologue, Jean-François Bickel est professeur à la Haute école de travail social de Fribourg. Il est membre du comité de rédaction de Sources.

]]>
https://www.revue-sources.org/la-vulnerabilite-constitutive-et-contingente/feed/ 0
Vulnérable et précaire! https://www.revue-sources.org/vulnerable-et-precaire/ https://www.revue-sources.org/vulnerable-et-precaire/#respond Wed, 01 Oct 2014 01:08:30 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=931 [print-me]

Deux termes assurément proches selon leur sens obvie. L’un et l’autre évoquent la faiblesse, la fragilité, la contingence, la caducité. Rien à voir avec la force, l’immunité, la durabilité et, pour tout dire, l’éternité. Le philosophe ou le moraliste découvre dans l’homme vulnérable comme un appel à la solidarité. Tandis que celui qui se prétend indemne et inoxydable s’enferme dans son bunker, croyant se protéger contre toute menace extérieure. En fait, la vulnérabilité reconnue et assumée crée des liens sociaux. Bienheureuse faiblesse, serait-on tenté de chanter. Bienheureuses plaies qui nous obligent à appeler au secours! L’humanité n’est-elle pas tissée de liens de mutuelles solidarités?

La vulnérabilité reconnue et assumée crée des liens sociaux.

On aurait aimé le croire, si le sociologue, à l’écoute du terrain, ne nous mettait pas en garde. Trop de personnes blessées crient en vain et demeurent ignorées ou marginalisées. Les bien portants craignent d’être contaminés en leur venant en aide, comme si ces malchanceux étaient victimes du virus Ebola. Est-ce le cas des centaines de milliers de Suisses qui vivent sous le seuil de pauvreté? Qui l’aurait imaginé dans un pays que la décroissance n’a même pas effleuré? Mais ces pauvres sont des millions de par le monde à se bousculer dans les bureaux sociaux. Pour désigner leur mal-être, on utilise le mot « précarité » qui est la version sociale et économique de la vulnérabilité. Notre dossier en brosse un tableau saisissant. Tout en indiquant quelques portes pour sortir de ces impasses.

Sources serait sans doute en droit de se demander si elle ne souffre pas elle aussi de vulnérabilité ou de précarité. Le nier serait mentir. Depuis quarante ans, notre revue ne vit que de la généreuse fidélité de son lectorat et de la foi de ses collaborateurs et collaboratrices bénévoles. Nous nous réjouissions de présenter à nos lecteurs nos vœux pour 2015. Mais il ne dépend que d’eux pour que de nouveaux souhaits leur parviennent de notre part à l’approche de 2016! Ils nous auront compris. Nous avons besoin de leurs abonnements et plus encore de leurs conseils et encouragements. Les temps sont durs pour l’édition. Et Sources ne fait pas exception.

Quarante ans c’est le temps d’une génération, mais aussi celui d’une traversée de désert. Avec ses serpents bien sûr, mais encore sa manne et ses cailles. La terre promise de Canaan serait-elle désormais à notre portée? A vous, chers lecteurs, chères lectrices, de nous le faire croire et nous aider à la percevoir.

[print-me]

]]>
https://www.revue-sources.org/vulnerable-et-precaire/feed/ 0
La famille aujourd’hui https://www.revue-sources.org/la-famille-aujourdhui-eclairages-sociologiques/ https://www.revue-sources.org/la-famille-aujourdhui-eclairages-sociologiques/#respond Mon, 01 Apr 2013 12:34:43 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=161 [print-me]

Incontestablement, en Suisse, en France et dans les autres sociétés occidentales, une « nouvelle donne » familiale s’est mise en place au cours des récentes décennies et continue à s’inventer sous nos yeux : que ce soit sous la forme des familles dites « nouvelles » (recomposées, monoparentales, homosexuelles, etc.) ; que ce soit dans le fonctionnement des familles, par exemple en matière d’éducation, de rôles féminin et masculin, de relations entre les générations. Au point que l’on peine aujourd’hui à s’accorder sur ce qu’est une famille. Ce qu’on tenait hier pour évident ne va plus de soi.

Dans cet article, je vise à apporter quelques éclairages sur cette nouvelle donne familiale, en m’appuyant sur deux petits livres récents qui en offrent un diagnostic synthétique, clair, informé et instructif. Le premier est dû à la plume de deux sociologues suisses Jean Kellerhals et Eric Widmer[1]. Il se présente pour l’essentiel comme une synthèse et un bilan d’une trentaine d’années d’études menées sur le sujet au sein du département de recherche de l’Université de Genève, d’abord sous la direction du premier auteur, et que prolonge et renouvelle aujourd’hui le second. Les lecteurs français (mais peut-être pas seulement eux) lui préféreront sans doute le second ouvrage, écrit par un autre sociologue Jean-Hughes Déchaux, ce dernier faisant une large place (tout en ne s’y limitant pas) aux données françaises ainsi qu’aux travaux et débats menés dans ce dernier pays[2].

Des familles plurielles

Après une brève introduction, tant Kellerhals et Widmer que Déchaux présentent en premier lieu les principales données socio-démographiques qui synthétisent les évolutions sur le plan de la constitution, de la taille et de la structure familiale : fécondité, mariage, divorce, familles « nouvelles » (recomposées, monoparentales, etc.), rôles domestiques et leur articulation avec les rôles professionnels (une transformation au demeurant bien plus féminine, avec notamment le déclin de la « femme au foyer », que masculine…).

Dans un deuxième temps, les auteurs abordent le couple et mettent en évidence la diversité de ses fonctionnements – du comment « on fait couple » –, des problèmes voire crises que celui-ci peut rencontrer, des manières d’y faire face. Sur ce plan, Déchaux se réfère largement aux travaux de Kellerhals et Widmer et de leur équipe. Il en va de même au chapitre suivant consacré aux relations avec les enfants, lors des premiers âges de ceux-ci. Là-encore, c’est un constat de pluralité qui prédomine : du point de vue des réaménagements au sein du couple et dans les pratiques et modes de vie qu’impliquent la naissance des enfants (ou leur adoption) et les tensions qui peuvent y être liées ; du point de vue des orientations et pratiques éducatives, des rapports à l’institution scolaire et à ses « impératifs », comme vis à vis des autres modes de socialisation (media, pairs).

C’est alors que les deux ouvrages se distinguent. Pour leur part, Kellerhals et Widmer poursuivent leur propos en traitant des liens entre frères et sœurs et de la diversité dont ils sont tissés comme des problèmes et conflits auxquels ils peuvent donner lieu : dans les manières de vivre la relation entre germains ; dans l’inscription de cette relation dans les fonctionnements et dynamiques familiales ; dans les relations avec les « demi-frères » et « demi-sœurs », que ceux-ci le soient par consanguinité ou par alliance ; dans les situations, manières d’êtres et de faire des enfants « uniques », c’est-à-dire sans fratrie.

L’ébranlement du modèle de parenté

Déchaux, lui, consacre son chapitre à une analyse du modèle de parenté et de son « ébranlement ». Par modèle de parenté, il faut entendre « les principes culturels et lois qui énoncent ce qu’est la parenté ; en ce sens, la parenté est un dispositif institutionnel qui attribue des enfants à des parents » (p. 70). Le modèle occidental classique, qui s’est historiquement imposé en Occident à l’ère féodale, a été fondé sur la coïncidence du couple, de la sexualité et de l’engendrement. Ainsi, ce modèle se caractérise d’une part par une filiation bilatérale exclusive, l’enfant étant rattaché de manière équivalente à sa mère et son père, ainsi qu’à ses ascendants maternels et paternels, et ce de manière exclusive (une seule mère, un seul père) ; d’autre part par un biocentrisme qui fait coïncider la filiation sociale et la filiation biologique. Il s’agit sur ce plan de ne pas se leurrer. Si ce modèle semble fondé en nature, il s’agit d’un choix culturel : d’autres sociétés en ont fait d’autres ; et dans nos contrées aussi la norme sociale peut être amenée à primer le purement biologique : ainsi, les couples mariés sont tenus pour être les parents de leurs enfants (avec les droits et obligations qui vont avec), même s’ils n’en sont pas effectivement les géniteurs ; l’adoption plénière qui supprime toute référence aux géniteurs de l’enfant en est une autre illustration.

Ce modèle est aujourd’hui remis en cause sous l’effet des recompositions familiales, des revendications homoparentales et des aides médicales à la procréation. Tous ces phénomènes se caractérisent par une dissociation des parentés juridique, domestique (ou « vécue ») et biologique, et met donc en question la pertinence et signification des principes à la fois institutionnels et symboliques du modèle occidental classique de la filiation. Le livre de Déchaux offre sur ce plan une synthèse claire, lucide et dépassionnée des débats publics et des dispositifs légaux, en France et ailleurs, autour du PACS, du mariage homosexuel, de l’anonymat du don de gamètes, pour ne prendre que ces exemples.

La famille n’est pas (devenue) qu’une question privée, de sentiments, de relations entre des personnes, mais elle est toujours et irrémédiablement aussi une institution

S’il est centré sur la filiation, ce chapitre a aussi une vertu plus générale qui mérite d’être soulignée : celle de rappeler, y compris contre certaines lectures sociologiques des évolutions en cours, que la famille n’est pas (devenue) qu’une question privée, de sentiments, de relations entre des personnes, mais qu’elle est toujours et irrémédiablement aussi une institution. Pour cela même, elle constitue nécessairement un enjeu public, une question au cœur des débats sociaux et politiques. Et en tant qu’institution, la famille est et reste « cadrée » par des normes et des dispositifs d’intervention visant à la réguler, que ceux-ci prennent la figure du prêtre, de l’instituteur, du juge, du travailleur social, ou plus récemment du spécialiste en médiation familiale…

La famille au-delà de la famille nucléaire

Au chapitre suivant, les auteurs se rejoignent pour aborder non plus la famille que les spécialistes qualifient de « nucléaire » ou « d’élémentaire », composée des parents et de leurs enfants, mais la famille élargie ou parenté, c’est-à-dire l’ensemble des personnes auxquels les individus sont apparentés, que ce soit par consanguinité ou par alliance (grands-parents, oncles et tantes, neveux et nièces, beaux-parents, etc.). Sur ce plan, trois constats communs s’imposent.

Tout d’abord et contrairement à ce qu’on entend parfois, la famille contemporaine n’est pas limitée à la famille nucléaire ou élémentaire. Les relations avec la parenté plus large sont bien vivantes, tout en tendant à se concentrer sur l’axe vertical (celui qui suit la succession générationnelle : par exemple les liens entre grands-parents et petits-enfants) plutôt que sur l’axe horizontal (comparativement peu de contacts et d’échanges avec les oncles et tantes, neveux et nièces, etc.) et sur « sa » famille plutôt que sur « sa » belle-famille. Sociabilité, affection, aide (y compris financière) au sein de la parenté sont bien présentes, même si elles n’ont pas la généralité et l’ampleur que certains souhaiteraient, notamment pour pouvoir confier aux familles les tâches de soins et de prises en charge que, selon eux, l’Etat n’est pas (ou plus) en mesure d’assurer, ou qu’il est tout simplement illégitime de lui confier.

Ensuite, la « parenté pratique » (c’est-à-dire les liens familiaux effectivement vécus et « activés ») n’est pas organisée selon un modèle unique ; ces différentes structures renvoient à l’histoire familiale et aux parcours de vie des personnes composant le réseau. La « parenté pratique » est aussi amenée à évoluer dans ses formes et comportements avec l’avance en âge et le changement de position dans la configuration familiale, avec les enjeux et problèmes (professionnels, existentiels, etc.) rencontrés.

Enfin, il existe de forts écarts selon les milieux sociaux dans la manière dont la parenté pratique « fonctionne » et est capable de venir en aide à celle ou celui de ses membres rencontrant une difficulté ou dans le besoin. Et, par un de ces paradoxes qui font la dureté – pour ne pas dire le tragique – du monde social, ce ne sont pas forcément les moins bien lotis en ressources (financières, informationnelles, etc.) qui peuvent le plus compter sur leur famille pour pallier leur manque de ressources…

Individualisme familial et pluralisme normatif

En conclusion, les auteurs sur la base des constats empiriques proposent une clé d’interprétation générale de la nouvelle donne familiale et en soulignent le caractère complexe et sur certains points problématique. Retenons quatre aspects saillants.

Au final, la grande mutation est celle-ci : les rapports entre l’individu et la famille se sont inversés ; comme l’écrit par exemple Déchaux (p. 112) « ce n’est plus l’individu qui est au service de la famille, mais la famille qui doit offrir à l’individu un cadre de vie épanouissant et protecteur ». Les valeurs de liberté et d’égalité associées à l’individualisme ne sont donc plus cantonnées à l’espace public mais ont pénétré la sphère familiale où elles se conjuguent avec l’idéal d’authenticité (celui d’être fidèle à son « vrai » moi, de conduire sa vie en accord avec son identité « véritable »)[3] pour former ce qu’il est convenu d’appeler l’individualisme familial. Cette profonde mutation est à l’évidence étroitement liée aux changements qu’a connus la condition des femmes et dont celles-ci ont été les protagonistes. L’un dans l’autre, voilà qui donne des motifs pour se réjouir du changement et pour ne pas se lamenter que le passé n’est plus.

Mais on aurait tort d’en rester là ; comme toujours, la réalité est plus nuancée, moins univoque, pour ne pas dire plus contradictoire. Ainsi, tant Kellerhals et Widmer que Déchaux soulignent les tensions et les problèmes associés à cette nouvelle manière de faire et d’être famille. D’une part, la mutation est elle-même inachevée, ce dont témoigne notamment la répartition encore très largement inégale des tâches domestiques entre hommes et femmes et plus largement la persistance d’un modèle qui attribue la responsabilité d’un champ d’activité principal aux femmes (la famille) respectivement aux hommes (la profession) ; cet inachèvement s’observe aussi dans les dispositifs légaux qui n’ont pas forcément été adaptés à la mutation et à ses conséquences, par exemple sur le plan du système de protection sociale, d’où les situations de précarité vécues par de nombreuses femmes. D’autre part, l’individualisme familial est porteur d’une tension qui lui est inhérente : il ne va tout simplement pas de soi de concilier, d’un côté, l’aspiration à l’autonomie et à la réalisation de soi – et le respect de celles de l’autre – avec, de l’autre côté, les exigences et contraintes d’une vie commune, c’est-à-dire de « quelque chose » qui est plus que la simple addition de vies singulières. Il faut également composer avec la nécessité de remplir des rôles (celui de père, de mère, etc.) qui sont définis, au moins en partie, à l’extérieur du cercle familial ; divers agents sociaux (juges, enseignants, travailleurs sociaux, etc.) ayant pour tâche d’évaluer le bon accomplissement, d’identifier les éventuels « problèmes », d’intervenir pour permettre de les surmonter ou de sanctionner les écarts vis-à-vis de ce qui est prescrit ou attendu. Les familles concilient de différentes manières ces exigences si ce n’est contradictoires du moins en tension, s’efforçant de « naviguer » entre attentes et contraintes. Sans toujours y parvenir, d’où « stress » familial, crises, ruptures…

C’est dire, et c’est le troisième aspect, que l’individualisme familial ne signifie nullement un effacement des normes, la disparition du travail de la société sur la famille, ni l’avènement du monde de relations « pures » qu’avait prophétisé le sociologue Anthony Giddens, c’est-à-dire de relations « tout entières marquées par l’égalité, la privatisation et l’autonomie » (Kellerhals et Widmer, p. 132). Nos auteurs soulignent que l’individualisme familial se caractérise bien plutôt par la coexistence de registres normatifs hétérogènes : à côté des conceptions les plus « modernistes », il en est d’autres plus attachées aux rôles « classiques » de chacun et de la place de la famille dans la société. « Cette coexistence est source de tensions, de contradictions dès lors que les acteurs hésitent entre des orientations normatives qui leur semblent également légitimes » (Déchaux, p. 114).

Enfin, si à bien des égards l’individualisme familial et le pluralisme normatif ouvrent le champ des possibles dans les modes de vie familiaux, ils ne constituent en tant que tel qu’une orientation pour l’action. Pour que celle-ci se réalise, encore faut-il des ressources. Et la question des ressources pose celle des inégalités, en particulier entre milieu sociaux, sexes ou générations. Si les valeurs d’autonomie, d’égalité et de négociation au cœur du modèle de l’individualisme familial ont de quoi séduire, tous n’ont pas nécessairement les ressources leur permettant d’agir en conséquence et d’obtenir que leurs objectifs ou aspirations soient reconnus et pris en compte. Et à ce jeu-là, les femmes sont souvent perdantes, les conduites peuvent contredire les aspirations et les réalisations n’être pas à la hauteur des espoirs mises en elles.

[1] Familles en Suisse: les nouveaux liens, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes (collection « Le savoir suisse »), 3e édition, 2012.

[2] Sociologie de la famille, Paris, La Découverte (collection « Repères »), 2e édition, 2009.

[3] Dont le philosophe Charles Taylor a montré qu’il constitue l’autre source morale de l’individualisme, à côté de l’autonomie individuelle, et qu’il est au cœur de l’identité moderne. Voir Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998 [orig. ang. 1989] dans lequel il en retrace la généalogie intellectuelle (qu’il fait démarrer notamment chez Saint Augustin…).

[print-me]


Jean-François Bickel est professeur à la Haute Ecole fribourgeoise de travail social où il dirige le Département de la recherche. Il est membre du comité de rédaction de Sources.

]]>
https://www.revue-sources.org/la-famille-aujourdhui-eclairages-sociologiques/feed/ 0
Les multiples visages de la monoparentalité https://www.revue-sources.org/les-multiples-visages-de-la-monoparentalite/ https://www.revue-sources.org/les-multiples-visages-de-la-monoparentalite/#respond Mon, 01 Apr 2013 12:31:12 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=159 [print-me]

Dans le cadre du Pôle de recherche national « Surmonter la vulnérabilité: perspective du parcours de vie (LIVES) », une étude sur la monoparentalité en Suisse est en cours. Après une première étape portant sur la réalisation et l’analyse d’une vingtaine d’entretiens auprès de parents de familles monoparentales, une seconde étape de plus vaste ampleur va démarrer. Cornelia Hummel, une des trois responsables de l’étude (avec Laura Bernardi et Nasser Tafferant) a bien voulu répondre aux questions de Sources.

Qu’appelle-t-on monoparentalité ou famille monoparentale? Quelles est l’étendue du phénomène en Suisse?

Par « famille monoparentale », nous désignons un ménage composé d’un parent et d’un ou plusieurs enfants. En Suisse, le nombre de familles monoparentales a doublé entre 1970 et 2000, et représente actuellement 12,4 % des familles avec enfant(s) de moins de 16 ans. On peut relever que les familles monoparentales sont nettement plus nombreuses en contexte urbain (jusqu’à 20%) qu’en contexte rural.

Notre étude repose bien sûr sur la définition statistique ou administrative de la monoparentalité, mais elle porte surtout sur l’expérience vécue de la monoparentalité. Et là, les choses deviennent plus complexes: une des premières surprises que nous avons rencontrées est que de nombreux parents ne se reconnaissent pas forcément sous le terme « monoparentalité », alors que d’autres s’en réclament. Ce rapport à la définition n’est pas corrélé à des situations objectives. Dans les entretiens exploratoires, nous avons fait le choix de rencontrer tant des parents gardiens au sens classique du terme (l’un des parents à la garde, l’autre parent bénéficie d’un droit de visite) que des parents qui ont opté pour la garde alternée. On aurait pu s’attendre à ce que les parents en garde alternée rejettent l’étiquette « monoparentalité » alors que ceux qui élèvent l’enfant seuls la majorité du temps l’adoptent. Mais ce n’est pas le cas et nous prenons conscience du fait que la manière dont se conçoit et s’exerce la parentalité autour de l’enfant est plus déterminante que la situation objective qu’est l’ancrage résidentiel de l’enfant.

Différentes circonstances peuvent conduire à une situation de monoparentalité. Dans quelle mesure ces circonstances influencent-elles la manière dont est vécue cette situation et les difficultés qu’on peut rencontrer?

On peut distinguer deux types d’entrées dans la monoparentalité. La première est l’entrée directe, où l’enfant n’est pas lié à un projet de couple et la mère élève seule son enfant dès le départ (l’exemple-type est la grossesse accidentelle ou non voulue par le père). La seconde est l’entrée différée, où il y a d’abord une situation de biparentalité puis une transition à la monoparentalité suite à une séparation ou un veuvage.

Il ressort clairement que pour les mères qui ont été en situation de monoparentalité dès le départ, les premières années sont très difficiles surtout si elles ne bénéficient pas du soutien d’un réseau familial ou amical. Elles font le récit du retour de la maternité seule, des nuits sans sommeil, de la fatigue accumulée et de la difficile conciliation entre le travail et la famille. Ces femmes n’ont pas vraiment de possibilité de comparer leur situation et celle qui consiste à élever un enfant à deux – elles n’en ont pas fait l’expérience. Il n’y a donc pas d’avant et d’après. Les difficultés sont très concrètes, et les femmes insistent beaucoup sur la charge que représente le fait de devoir tout faire seule, d’être seule responsable, de ne jamais pouvoir « passer le relai ».

La monoparentalité n’est pas au centre de l’identité des parents que nous avons rencontrés, et c’est bien cet étiquetage réducteur qu’ils refusent.

Chez les parents ayant vécu la parentalité en couple, puis seuls, la comparaison est bien présente. La transition, c’est-à-dire la séparation ou le veuvage, tient une place très importante. Dans certains cas, la séparation peut être vécue comme une épreuve mais dont l’issue est un soulagement: c’est le cas de deux femmes qui ont vécu la violence conjugale et pour lesquelles la transition a été synonyme de vie dans un foyer avec leur enfant. Dans d’autres cas, la séparation et le départ du foyer d’un des deux parents n’est que l’étape ultime d’un processus en route depuis plusieurs mois ou années. Certaines femmes nous ont ainsi dit qu’elles se sentaient déjà monoparents bien avant la séparation, dans le sens où tout ce qui touchait à l’enfant et à la domesticité était à leur charge. Et puis, il y a toute la gamme des situations intermédiaires, où la transition est une longue négociation, avec parfois l’intervention des services de protection de l’enfance et des jugements à répétition autour des questions de garde, d’autorité parentale et de pension. On constate que les conventions relatives aux enfants, que les parents soient mariés ou non, font l’objet de procédures parfois très longues et complexes. D’ailleurs, nous observerons avec attention la mise en application de la nouvelle loi suisse qui institue comme principe de base l’autorité parentale conjointe (loi qui entrera probablement en vigueur en 2014). Une de nos hypothèses est que l’adhésion aux principes normatifs fondant cette loi ne relève pas de l’évidence sociale, et que l’injonction à la coparentalité peut constituer une difficulté pour certains parents.

Au-delà de la transition, on peut supposer que la nature de la relation avec l’autre parent a aussi un impact sur l’expérience de la monoparentalité: parfois complètement absent (ou décédé), parfois très présent, par exemple dans les cas d’autorité et garde partagées. Comment cela se manifeste-t-il au travers des entretiens que vous avez réalisés? Dans quelle mesure peut-on dire que certaines formes de monoparentalité sont des formes d’être parents à deux, mais autrement?

Oui, la nature de la relation avec le père (ou la mère, car nous avons fait des entretiens avec trois pères en garde alternée et un père gardien) est déterminante, même pour les femmes qui ont été monoparents dès le départ. On imagine souvent que dans ces cas, le père est complètement absent. Mais nos entretiens montrent l’opiniâtreté de certaines mères qui veulent que leur enfant ait un père: elles insistent pour que celui-ci reconnaisse son enfant, puis proposent voire imposent des contacts, ne lâchent pas le père même si le contact avec lui leur est coûteux affectivement.

Deux de nos interviewées ont par exemple passé par un juge pour contraindre leur ex-conjoint à faire usage du droit de visite. Pour les parents qui ont vécu en couple, les configurations sont aussi très variables. Effectivement, on pourrait placer nos interviewés sur un continuum qui va de la monoparentalité dans sa forme la plus extrême (père complètement absent, inconnu, ou décédé) où la mère a la garde et l’autorité parentale exclusives, à la coparentalité ou le couple parental a survécu à la séparation du couple conjugal. Cette configuration-là est fréquente chez les parents en garde alternée qui maintiennent un dialogue continu et riche autour de leurs enfants et qui partagent tout ce qui a trait aux enfants (garde, autorité parentale, frais). Là aussi, nous formulons l’hypothèse que ces configurations sont socialement situées et nécessitent un certain capital culturel et financier. Entre les deux extrêmes du continuum, on trouve diverses situations, des parents gardiens et des parents non-gardiens avec un droit de visite plus ou moins étendu, un soutien financier variable du parent non-gardien vers le parent gardien, et un dialogue parental plus ou moins soutenu.

En quoi la monoparentalité modifie-t-elle la manière traditionnelle de concevoir et d’assumer les rôles de mère et de père?

Voilà une question qui nous intéresse beaucoup. Il est encore trop tôt pour que nous puissions vraiment y répondre, et c’est un aspect qui prendra une place prépondérante dans la seconde étape de l’étude. Ce qu’on peut dire, c’est que les femmes qui ont été seules avec leur enfant dès la naissance ont des attentes très modestes à l’égard des pères. Leur rôle consiste à exister et à avoir des contacts avec leur enfant. Les attentes de rôles ne sont pas non plus très explicites chez les parents ayant vécu ensemble au préalable: le parent gardien dit souvent devoir jouer les deux rôles à la fois, mère et père, ce qui est à la fois fatiguant et source de liberté. Une de nos interviewées mentionne l’absence d’interlocuteur lorsqu’il s’agit de l’éducation des enfants et souligne qu’elle trouve que c’est un sacré avantage de décider seule, en se référant aux disputes de couples autour de questions éducatives dans son entourage; mais elle regrette quand même l’absence d’interlocuteur: « il n’y a personne en face pour me dire ‘t’es chiante’ et moi de dire ‘ta gueule’, moi je m’énerve toute seule, donc c’est quand même sympa de pouvoir s’engueuler avec quelqu’un. […] Mais c’est aussi sympa de ne pas s’engueuler avec quelqu’un ».

On assimile souvent monoparentalité à difficultés, précarité, pauvreté… Dans quelle mesure est-ce effectivement le cas?

Les interviewés ont été très pudiques sur les difficultés financières: la plupart disent s’en sortir, « se débrouiller » en faisant des sacrifices (possession d’une voiture, vacances, etc.). Mais il nous faut préciser ici que l’ensemble des interviewés que nous avons rencontrés dans l’étape exploratoire sont en emploi ou au bénéfice d’une bourse d’étude. Les revenus les plus bas que nous avons tournent autour de 3000 CHF nets par mois. Il y a donc un léger biais dans cette première étape et nous serons attentifs à approcher également des familles plus précaires (chômage, aide sociale) dans la seconde partie de l’étude. Rappelons enfin les difficultés consécutives à la fragilité voire l’absence d’un réseau familial ou amical effectif qui, dans nombre de circonstances, délestent du poids des difficultés quotidiennes et constituent un soutien moral non négligeable. Une mère évoque ainsi « la fatigue sociale » de devoir supporter le regard et les préjugés d’autrui (voisinage, passants ordinaires), laquelle, ajoutée à l’épuisement physique, la conduit parfois au repli sur soi, au sentiment d’impuissance et au « pétage de plomb ».

Un certain nombre d’institutions (pré-scolaires/scolaires, services de protection de l’enfance, services d’aide sociale, etc.) interviennent auprès des familles monoparentales ou peuvent servir de recours en cas de difficultés. Comment se passent les relations entre familles monoparentales et institutions? Qu’est-ce qui devrait-être entrepris pour améliorer ces relations?

Plusieurs mères ont souligné que la monoparentalité n’est pas une situation permettant de bénéficier d’aides spécifiques. Les aides sont souvent déterminées par d’autres critères que la situation familiale. L’obtention d’une place en crèche, par exemple, est prioritairement dépendante de l’activité professionnelle des parents. Une mère raconte qu’elle ne parvenait pas à trouver de place en crèche puisqu’elle était en recherche d’emploi, et ne parvenait pas à décrocher un emploi parce qu’elle n’avait pas de solution de garde pour son enfant. Les aides financières de type allocation-logement ou subsides d’assurance-maladie sont dépendants du salaire et non de la situation familiale. Le réseau pré-, para- et périscolaire est très inégal en Suisse romande (toutes les écoles ne font pas de l’accueil parascolaire, toutes les écoles n’ont pas des cantines, etc.). Il existe bien de multiples possibilités d’aides ponctuelles cantonales, communales ou d’organismes privés (tel que Caritas), mais ces aides sont peu connues et nécessitent de la part des parents une vraie recherche. Une centralisation (par exemple au niveau cantonal) des informations sur les diverses aides et institutions proposant du soutien aux familles monoparentales serait un vrai atout.

Il est intéressant de mentionner que la seule aide qui s’adresse clairement aux monoparents divorcés ou séparés avec une convention d’entretien, à savoir les services de recouvrement de pensions alimentaires (par exemple le SCARPA dans le canton de Genève, le BRAPA dans le canton de Vaud, etc.), n’est pas identifiée comme telle. Ainsi, lorsqu’on pose la question aux parents s’ils bénéficient de l’aide d’une institution compte tenu de leur situation familiale, le SCARPA ou le BRAPA ne sont pas mentionnés, et c’est l’intervieweur qui fait émerger cette aide par une question directe.

On peut mentionner aussi que l’intervention de certaines institutions est ressentie comme problématique. C’est le cas pour les services de protection de l’enfance, dont la perception est double: à la fois ressource mais aussi menace. On peut aussi mentionner les institutions tutélaires, dont les interventions ont été globalement mal vécues et mal comprises par les mères ayant accouché sans père déclaré. Elles font le récit de l’émotion vécue lors de la réception de la lettre établissant une curatelle pour leur enfant et ne comprennent pas à quoi sert cette curatelle.

On regarde souvent les personnes en situation de monoparentalité comme des victimes, ployant sous le poids des difficultés, du manque de ressources (temps, argent, etc.). Pourtant c’est une autre image qui ressort des entretiens que vous avez réalisés: celle d’une lutte pour la dignité et la reconnaissance. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce propos? Le « problème » de la monoparentalité n’est-il pas aussi (surtout?) celui du regard que l’on porte sur elle et sur les personnes qui vivent ces situations?

Oui, absolument. D’ailleurs je pense que l’image sociale de la monoparentalité est en partie à l’origine du refus d’une partie de nos interviewés de s’identifier à la monoparentalité. Nous avons d’ailleurs décidé de supprimer ce terme du matériel de recrutement pour la seconde étape de l’étude, considérant qu’il est à la fois trop jargonnant et trop connoté. Désormais, les lettres et affichettes par le biais desquelles nous interpelons les parents susceptibles de participer à l’étude comportent l’accroche « vous élevez vos enfants seule? ». Nous avons aussi gommé la référence systématique aux problèmes et difficultés des monoparents, car ceux-ci tentent justement de se défaire du statut de victime, de femme abandonnée, de père ou de mère-courage. Il ne s’agit évidemment pas de passer sous silence les problèmes de ressources et la précarité de certaines situations, mais peut-être d’abandonner le stéréotype de la femme qui a été précipitée dans la précarité par le biais de l’expérience de la monoparentalité. Pour l’instant, nous n’avons pas rencontré de femmes désespérées au chevet desquelles se relayent les services sociaux, mais des femmes qui ont fait des choix – par exemple celui de poursuivre une grossesse alors que le père n’en veut pas –, des femmes qui réfléchissent beaucoup à ces choix, ou des femmes qui font face à des choix imposés et qui mobilisent beaucoup d’énergie pour rebondir.

Enfin, soulignons que la monoparentalité n’est pas au centre de l’identité des parents que nous avons rencontrés et c’est bien cet étiquetage réducteur qu’ils refusent – ce d’autant que cette étiquette ne donne droit à aucune prestation sociale et aucun soutien spécifique. La monoparentalité est alors une « catégorie-écran » fortement connotée (monoparentalité = problème), qui peut masquer aussi bien une situation où le parent dispose de nombreuses ressources et exerce une coparentalité apaisée (un interviewé dit ainsi « la monoparentalité est la meilleure chose qui me soit arrivée »), qu’une situation où la précarité, le chômage, l’isolement social préexistent à la monoparentalité. Dans ce deuxième cas, nous avons assisté à un refus de la lecture de la situation par la seule lorgnette de la monoparentalité qui détournerait l’attention des « vrais » problèmes. Une mère dit à ce propos que de toute façon, pour une femme, le problème de la garde de l’enfant pour pouvoir travailler existe, qu’elle soit en couple ou pas – puisque c’est assez rare d’avoir un conjoint « homme au foyer ». Les « vrais » problèmes sont l’accès aux places de crèche et à l’accueil parascolaire, la difficulté de trouver un emploi, la difficulté de concilier vie de famille et travail. Les entretiens soulignent certes que ces problèmes deviennent plus saillants avec la monoparentalité, mais ils existent surtout en dehors de celle-ci.

[print-me]


Cornelia Hummel

Cornelia Hummel

Docteure en sociologie, Cornelia Hummel est maître d’enseignement et de recherche au département de sociologie de l’Université de Genève et chercheuse au Pôle de recherche national LIVES.

]]>
https://www.revue-sources.org/les-multiples-visages-de-la-monoparentalite/feed/ 0