Tibirhine – Revue Sources https://www.revue-sources.org Thu, 08 Nov 2018 12:41:21 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Bienheureux! https://www.revue-sources.org/bienheureux/ https://www.revue-sources.org/bienheureux/#comments Thu, 08 Nov 2018 12:41:21 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2770 Le 8 décembre 2018, à Oran, les 19 martyrs d’Algérie seront proclamés bienheureux en cette terre où ils ont vécu et offert leur vie jour après jour jusqu’à ce qu’ils soient victimes comme des dizaines de milliers d’Algériens du terrorisme durant les années 90 que l’on appelle les «années noires».

Le sens de cette béatification a été explicité par les évêques d’Afrique du Nord qui ont souhaité que cette béatification se fasse en terre musulmane, pour mieux y associer tous ceux qui sont morts durant cette même période, atteints par la même violence.

Bienheureux… Au-delà de la formule et de l’acte solennel par lequel l’Eglise reconnaît une vie chrétienne exemplaire, il y a une réalité qui n’échappe pas quand on lit les écrits qu’ils nous laissent: c’est la joie qui les traverse. La joie des béatitudes apparaît au détour des lignes, la joie pascale, la joie imprenable mûrie à l’ombre de la croix.

C’est d’ailleurs par la joie que frère Christian de Chergé, fraîchement élu prieur par ses frères en 1984, commence ses chapitres[1] l’année suivante.

Au fil des Chapitres du prieur

Dans ses notes de lecture, frère Christian relève ce passage de l’homélie de Pâques 1985 donnée par Mgr Teissier :

« L’humanité est, chaque jour, plus consciente des responsabilités qui pèsent sur chacun et sur tous pour que le DROIT à la JOIE soit également partagé. Comme le printemps éveille la terre après le sommeil de l’hiver, notre JOIE de Pâques doit réveiller, ce matin, notre courage pour marcher vers cette terre nouvelle, et habiter, avec Jésus, cette humanité fraternelle[2]

Après en avoir fait son propre fil rouge pour sa prédication lors de la Semaine sainte, il va précisément reprendre ce thème de la joie dans ses chapitres du 15 avril au 28 juin 1985. En tout, ce sont 48 chapitres qui vont mettre en lumière ce thème de la joie dans la liturgie quotidienne, dans les Constitutions, dans la Règle de saint Benoît, ainsi que dans le Coran.

Le 17 avril, lisant les Constitutions 33,2, il reçoit pour lui-même un premier enseignement:

« L’Abbé porte le souci pastoral du troupeau qui lui est confié ; il manifeste à tous la bonté et la bienveillance du CHRIST, s’étudiant plus à être aimé que craint, s’adaptant au caractère de chacun et exhortant les frères à courir d’un coeur allègre et JOYEUX sur le chemin où Dieu les appelle. Une éducation à la JOIE (alacri et beato animo). Un enseignement qui doit libérer la JOIE, climat normal de l’exode, de la pâque.»

Le lendemain, il résume:

«Si l’Abbé est éducateur de JOIE, entraîneur, exemple… c’est une façon d’être le Christ parmi ses frères[3]

Pour cela, il faut donc entrer en imitation du Christ, se mettre à «l’école de la joie». De sa joie. Pas la joie qui vient des hommes comme celle décrite par les sourates qu’il égrène pour ses frères. La joie est

«un CONTENU qui a besoin d’un CONTENANT… le Corps du Christ. Jésus nous donne SA PAIX, mais il veut faire en nous le PLEIN de joie. La JOIE est à la PAIX ce qu’est la source au fleuve… ce qu’est le chant à la parole. Il veut trouver en nous le PLEIN d’une JOIE qu’il n’a pas retenue pour lui : de son coeur ont coulé des fleuves d’eau vive[4]

La source de cette joie apparaît immédiatement:

«Jésus surabonde de la joie que le Père déverse en lui. Le Père trouve toute sa JOIE dans le Fils : c’est du Père que la joie coule comme de source et elle trouve dans le Fils un « contenant » à sa mesure. Tout ce qui fait la joie du Père se trouve recueilli dans le Fils[5]

La joie, la vraie, elle est même pour le moine une vocation:

«Si le moine est spécialement voué à la JOIE, c’est bien parce qu’il est lié au Psautier. Son OFFICE : s’offrir comme Canal à ce fleuve de louange grossi à travers les âges par tant de torrents qui ont su puiser à la même source que le Magnificat[6]

Il explique:

«Entrer dans la prière comme les apôtres, à l’école des Psaumes… Se laisser transformer par les Psaumes pour aller chercher les hommes partout où ils sont et les conduire, à travers nous, là où Dieu les attend, les unit, les pacifie, dans sa JOIE. Nous sommes, à travers cette prière d’Église, des passeurs vers la JOIE dans l’Esprit[7]

La joie de Dieu cherche à se communiquer, mais elle ne peut le faire qu’à une condition :

«On l’a dit, la JOIE est un contenu qui a besoin d’un contenant : la JOIE de Dieu et la JOIE des hommes peuvent se donner rendez-vous une fois encore aujourd’hui, parce que nous sommes assez dépouillés de nous-mêmes et assez pauvres de joie vraie pour leur faire toute la place[8]

Les Psaumes engagent en fait sur le chemin d’une joie autre, celle de l’Espérance qui alimente

«cet instinct invisible qui nous dit que nous sommes faits pour la VIE et la JOIE[9]

L’Eglise toute entière vit de cette joie revenue de la tristesse et du tombeau, joie pascale victorieuse de la mort, dépositaire de la promesse de vie éternelle. 

Le devoir de la joie

Dans la vie chrétienne est donc inscrite le «devoir» de la joie. Pas comme un commandement reçu de l’extérieur, mais comme l’indice d’un plein intérieur, d’une parole reçue, d’une promesse crue, d’une vie à l’oeuvre indépendamment des remous de surface: le coeur battant du «peuple des béatitudes». Cette vocation commune à la joie nous glisse dans la vraie fraternité: reçue d’en haut, comme la joie.

C’est sans doute ce qu’ils ont vécu. Pas tout de suite… car la joie a dû se frayer un chemin. Mais la douceur en a été l’annonciatrice:

«Il y avait hier matin, au chapitre, une lumière très douce entre nous : nous étions « tout regard » à l’écoute les uns des autres : à l’écoute de toi[10]

 La joie: un climat de vie

La joie, c’est aussi le climat de la vie en Dieu:

«Un emprunt à Perfectae Caritatis 7 (les moines) « …vaquent uniquement aux choses de Dieu… dans la prière assidue et une joyeuse pénitence ». Il faut être la Mère Église pour accoler ainsi deux mots aussi apparemment contradictoires, la joie et la pénitence. Cela signifie que la JOIE chrétienne se conquiert, ou plutôt se reconquiert… et aussi que la pénitence n’est pas le « rabat-joie » qu’on imagine. Elle est effort de conversion, effort volontaire, donc librement consenti. La joie est alors le critère de cette liberté intérieure[11]

Frère Christian va réaborder ce thème dans l’un de ses derniers chapitres:

«Notre voie (tarîqa) à la suite plus rapprochée du Christ est donc « un chemin joyeux vers la plénitude de l’amour ». Et c’est par là même un chemin d’INCARNATION empruntant toutes les conditions d’humanité que le Christ a lui-même connues : rien de l’homme ne lui a été étranger, hormis le péché dont il nous a dit qu’il n’est pas « de l’homme », qu’il n’appartient pas à l’image et à la ressemblance. Joie et peine, souffrance et bonheur peuvent ainsi être étroitement liés, peut-être même imbriqués, conjoints à la façon dont saint Paul trouvait sa joie dans ses tribulations. Il ne nous revient pas de nous figer dans une attitude purement hédoniste (« tout est beau et bon ») ou, au contraire, dans une optique de type doloriste ne cherchant que la croix pour soi et pour les autres. Au moment même où elle se présente comme un choix d’ascèse et de privation, la voie monastique se veut chemin de paix et de liberté authentique conduisant à ce que Jésus lui-même a goûté en l’appelant la « joie parfaite». Ce qui compte c’est que TOUT soit reçu « d’humeur égale » comme DON du Père, et vécu pour la gloire de Dieu[12]

Hymne à la joie du frère Christophe

Comment ne pas mettre en relation cette citation avec ces lignes de frère Christophe écrites à ses parents ?

«L’avenir est incertain. Il y a pourtant en tout cela un bonheur, une paix, une joie d’Evangile[13]

Même tonalité dans ce poème:

«Naître (l’espérance qui m’arrive)
avec toi tout commence enfin
hier est dégagé, aujourd’hui est libre
dans l’ouverture se dessine un à-venir de lumière
ta ressemblance m’attire
dedans ta pâque je me suis glissé
et me laisse prendre entièrement à ta vie
ta résurrection m’envahit
par toi s’actualise le don
et tout s’éternise en joie[14]»

Dessin extrait de«Aime jusqu’au bout du feu»,
Monte Cristo, p. 154.

Dans son cahier de prière, on retrouve cette même joie étonnée d’une telle transfiguration du quotidien:

« On habite ensemble une terre d’espérance. On la travaille. On est les habitants de ta maison. On y vit. On y prie. On y demeure jusqu’à l’heure de mourir. Ensemble, on habite ta main. De ce bonheur ouvert qui pourrait nous déloger[15]

Joie de Noël et de Cana du frère Luc

Dans sa correspondance, frère Luc, le médecin, offre un même regard empreint d’une joie sereine:

La violence ici continue avec intensité et constance. Mais au-delà des violences et des angoisses, Noël apporte la Joie. Dans la mesure où nous accueillons le pauvre, le malheureux, avec Amour, nous trouvons Dieu et au-delà de nos angoisses nous lui confions notre vie. Comme le bon larron, il faut se donner à Dieu, sans arrière-pensée; en dépit de toutes les tristesses et incertitudes, la joie de Noël est en nous, sans attendre que cessent les violences. Priez pour moi que je meure dans la Paix du Christ et l’amour de tous les hommes[16]

Cette joie palpable chez chacun à sa manière, il la puisait dans l’eucharistie quotidienne vécue ensemble. L’eucharistie est le grand sacrement de la joie, nous dit frère Christian, « le signe d’une réalité pressentie… Toutes nos joies humaines y ont leur place pour devenir signes concrets de la JOIE où Dieu nous attire, celle du Fils. Mais il leur faut passer par les douleurs d’un enfantement :

Vous allez pleurer… votre tristesse se changera en Joie. C’est comme la femme sur le point d’accoucher !

Qu’est-ce à dire ? Rappelez-vous :

– Quand Dieu donne sa Joie, il y en a de RESTE comme dans la multiplication des pains.

– Quand Dieu donne sa JOIE, c’est la meilleure, celle de la fin, comme le vin à Cana.

– Quand Dieu donne sa JOIE, le corps tout entier est pur, comme celui du lépreux, comme dans le bain d’une nouvelle naissance.

– Quand Dieu donne sa JOIE, c’est celle du plus grand AMOUR : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai AIMÉS… je vous dis cela pour que ma JOIE soit en vous et que votre JOIE soit PARFAITE ! Pour que ma JOIE soit entre vous, et que tout en vous soit sacrement de mon Amour pour vous, de l’Amour du Père pour moi[17]

« Bienheureux…»

A Tibhirine, la joie est passée par la croix. Elle a eu le dernier mot: Résurrection! Alors la joie passe de proche en proche, du Ressuscité aux baptisés marqués par la joie pascale d’un alléluia délié par l’Esprit et sa puissance de vie:

«Habité par une langue de feu, chaque apôtre devient une torche vivante. La MISSION commence qui est de communiquer la JOIE de Dieu. Celle que le Christ a donnée, celle du Père se vidant Lui-même dans le Fils, Joie du Fils retournant sans cesse dans le sein du Père. Le micro-climat du Cénacle s’élargit aux dimensions du monde : tout l’univers peut rentrer dans le climat intérieur de la Trinité, là où le Verbe se profère dans le silence de l’AMOUR : Juifs et Grecs, Parthes et Élamites, Hébreux et Arabes, Caldoches et Canaques, monde de l’Est et monde de l’Ouest, gens du Nord et gens du Sud, chrétiens et non-chrétiens, croyants ou non. Et l’appel est là, différent pour chacun, qui nous sollicite vers cette extrémité du monde, vers cet extrême de notre coeur, vers cette unique catholicité d’au-delà[18]…»

Heureux… c’était aussi le premier mot de la prédication de Jésus sur la montagne:

«Ce premier mot qui dévale de la montagne jusqu’à nous. JOIE, notre maître mot. Un jaillissement permanent – créés pour cela – nous y sommes appelés, comme à la prière : « Venez à la prière, venez à la JOIE ! ». Heureux, du début à la fin… Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur [19]

La joie du Christ a présidé à la vie de la communauté:

«Rendons au Christ la primauté de [la] JOIE :

c’est sa joie bien à lui de révéler le Père ;

c’est sa joie tout à lui d’être le Prince et le principe de la Vie ;

c’est sa joie d’être entré à coeur ouvert dans le jeu de nos existences, et d’avoir affronté toutes nos morts pour nous en délivrer ;

c’est sa joie, vraiment, d’être le gage et l’artisan de toute résurrection ;

c’est sa joie vive de savoir parler le langage de l’homme, et de pouvoir faire tressaillir pour chacun la lettre des Écritures et le coeur des créatures ;

c’est sa joie secrète de demeurer parmi nous par son Esprit, et d’être pour les siens le pain d’aujourd’hui ;

c’est sa joie encore d’être ce Corps démultiplié à l’infini de l’espace et du temps où la communion avec tous peut se recevoir comme la vocation de chacun…

Cette JOIE qui est sienne, elle nous est tout entière communiquée. Il n’en retient rien pour lui. Et nul ne pourra nous la ravir[20]

C’est cette joie, qu’ils ont fait leur, qui nous rejoint donc aujourd’hui pour nous encourager sur notre chemin. C’est leur bonheur de s’offrir qui nous atteint. Et si nous osions comme eux risquer la rencontre, et sentir dans nos entrailles la joie née de la Visitation?

L’Eglise nous offre ce bain dans la foi, l’espérance et la charité des martyrs pour renouveler notre vie chrétienne. Bienheureux sommes-nous!


Marie-Dominique Minassian est doyenne de l’Institut de Formation aux Ministères à Fribourg, chercheur à l’Université de Fribourg et membre de l’équipe de rédaction de Sources. Elle a été chargée de l’édition systématique des écrits des moines de Tibhirine dans une nouvelle collection co-éditée par le Cerf, Bayard et les Editions de Bellefontaine. Le premier tome, qui rassemble leurs récits de vocation et qui s’intitule «Heureux ceux qui espèrent», vient de paraître.


[1] Ces enseignements quotidiens ont été publiés sous le titre Dieu pour tout jour. Chapitres du P. Christian de Chergé à la communauté de Tibhirine (1985-1996), Cahiers de Tibhirine, n° 1bis, Abbaye d’Aiguebelle, nouvelle édition revue et enrichie de nouvelles séries de chapitres, juillet 2006.

[2] Ibid., introduction, p. XIV.

[3] Chapitre de frère Christian du jeudi 18.04.1985, Dieu pour tout jour, p. 5.

[4] Chapitre de frère Christian du mardi 23.04.1985, p. 7.

[5] Chapitre de frère Christian du jeudi 25.04.1985, p. 8.

[6] Chapitre de frère Christian du samedi 18.05.1985, p. 20.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Chapitre de frère Christian du vendredi 24.05.1985, p. 23.

[10] Frère Christophe, 13.03.1995, Le souffle du don. Journal 1993-1996, Bayard 2012, pp. 171-172.

[11] Chapitre de frère Christian du samedi 21.11.1992, Dieu pour tout jour, p. 411.

[12] Chapitre de frère Christian du lundi 6.02.1996, p. 543.

[13] Lettre de frère Christophe à ses parents, 26.03.95.

[14] Frère Christophe, 29.05.1995, Le souffle du don. Journal 1993-1996, pp. 186-187.

[15] Frère Christophe, 7.05.1995, Le souffle du don. Journal 1993-1996, p. 178.

[16] Lettre de frère Luc à NB, 10.12.94.

[17] Homélie de frère Christian pour le Jeudi saint, 4.04.1985, L’autre que nous attendons, p. 152.

[18] Homélie de frère Christian pour la Pentecôte, 26.05.1985, p. 161.

[19] Homélie de frère Christian pour la Toussaint, 1.11.1981, p. 295.

[20] Homélie de frère Christian pour le jour de Pâques, 16.04.1995, L’autre que nous attendons, p. 461.

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Fruits d’Algérie et d’ici https://www.revue-sources.org/fruits-dalgerie-dici/ https://www.revue-sources.org/fruits-dalgerie-dici/#respond Wed, 14 Dec 2016 11:11:57 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1635 [print-me]Tibhirine, 20 ans après… La semaine interdisciplinaire organisée chaque année par les étudiants de la faculté francophone de théologie de l’Université de Fribourg promettait par son menu. La rencontre a dépassé les attentes.

Le 12 octobre 2015, l’assemblée des étudiants choisissait de répondre à l’invitation à célébrer le 20ème anniversaire de la mort des moines de Tibhirine et d’en faire son thème 2016. Quatre étudiants1 se sont montrés intéressés pour l’organiser et l’aventure a commencé. Des rencontres pour se connaître, évoquer des thèmes, des intervenants, construire une dynamique. L’Esprit a soufflé. La plupart des intervenants sollicités ont répondu présent avec enthousiasme. Une passion qui s’est sentie de manière palpable dans tous les moments de la semaine. Le coeur, l’âme et l’esprit ont été saisis par l’événement. Comme les prolongements d’un pèlerinage de quelques jours sur place pour y recueillir la grâce non d’un lieu, mais d’un symbole.

Les trois demi journées de colloque inaugural2, ont été suivies de trois jours d’approfondissement destinés à permettre à chacun d’entendre ce que l’Esprit dit aux Eglises aujourd’hui.

La semaine s’est ouverte par l’invitation de celui qui a été le pasteur de cette Eglise meurtrie, Mgr Teissier: «Il s’agit de comprendre la nature de cette relation christique entre les chrétiens et les musulmans. Pourquoi ne sont-ils pas partis

La croix dessine l’espace du disciple et donne rendez-vous à toute l’Eglise pour recevoir la vie qui s’en écoule.

Peut-être que cette semaine nous a donné des raisons de persévérer dans cette foi qui a tellement saisi la petite Eglise d’Algérie au chevet d’un peuple en proie à la violence fratricide.

C’est donc par la porte de l’évocation de l’itinéraire de trois des frères par leurs proches que nous avons commencé l’exode intérieur auquel l’histoire nous convoque pour regarder l’horizon que Dieu ouvre à toute vie qui l’accueille résolument.

Frère Paul, qui par sa spiritualité ancrée dans le quotidien, dessine une mystique simple et souligne par son témoignage la nécessité d’une vie engagée dans la rencontre pour vivre le dialogue.

Frère Luc est celui des frères dont l’interprète a tellement touché dans le film « Des hommes et des dieux ». La miséricorde est au coeur de son expérience de Dieu. Il en est devenu le visage pour tous ces algériens qui sont venus se faire soigner.

Frère Christian a frappé quant à lui par sa spiritualité de «tout jour». Loin d’être cet intellectuel que l’on dépeint souvent, frère Christian invite à travers ses écrits à ce que l’on pourrait appeler une ascèse de l’espérance: s’efforcer de voir l’autre en toutes circonstances avec les yeux de Dieu.

Ces trois témoins et tous leurs compagnons nous font signe aujourd’hui. N’auraient-ils pas accompli cette adoration en acte et en vérité dont le Christ parlait à la samaritaine? Une liturgie vraie qui n’élude rien, mais embrasse la fragilité de chacun pour l’emmener dans un au-delà de la peur, vers un jaillissement de vie.

Ne serait-elle pas la poésie véritable, celle qui remplit les mots dits de l’Evangile? Celle qui les rend audibles et crédibles? La chair du disciple sait qu’il lui faut prendre le même chemin que celui du Christ. «Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis.» Entrer en amitié avec le Christ, c’est entrer en amitié avec ceux qu’il aime. Le poème n’est plus pour la page mais pour le réel qui l’appelle. La croix physique est bien le centre de tout. Elle dessine l’espace du disciple et donne rendez-vous à toute l’Eglise pour recevoir la vie qui s’en écoule. Recueillir et offrir sont les deux gestes appris un soir de Cène et qui nous a fait chavirer dans le sabbat authentique du don à recevoir et à redonner sans le retenir. Un lâcher prise, une pauvreté: une nudité. Plus d’esthétique: « il n’avait plus figure humaine ». Mais une présence indélébile à toute défiguration. Une promesse pourtant sourd, une transfiguration a lieu dans le coeur du croyant, de tout croyant. Je crois en la vie. Et toi dit Jésus? Seras-tu assez pauvre pour héberger cette vie qui demande hospitalité? Seras-tu assez riche pour en disposer et lui donner lieu dans l’entre-deux de la relation?

Ne disons pas que l’amour, l’amitié, la paix n’existent pas. Les frères de Tibhirine nous ont rappelé qu’il suffit de les faire émerger. Au milieu du bruit et des contradictions, de la violence et du mensonge, ils ont su, comme Saint François et tant d’autres injecter ce qui manquait tant à cette terre et à leurs frères.

Méditons la question, brûlante d’exigence, que posait Christian de Chergé: « Certitude que Dieu aime les Algériens, et qu’il a sans doute choisi de le leur prouver en leur donnant nos vies. Alors, les aimons-nous vraiment? Les aimons-nous assez? Minute de vérité pour chacun, et lourde responsabilité en ces temps où nos amis se sentent si peu aimés. Lentement, chacun apprend à intégrer la mort dans ce don, et avec elle toutes les autres conditions de ce ministère du vivre ensemble qui est exigence de gratuité totale. À certains jours, tout cela paraît peu raisonnable. Aussi peu raisonnable que de se faire moine.» (F.Christian, Lettre circulaire de la communauté, 1995)

Serons-nous nous aussi au rendez-vous de toutes ces fractures que nous rencontrons autour de nous? Saurons-nous rejoindre ou être rejoints par le souffle de ces frères? Saurons-nous libérer le don de toutes ses entraves, à commencer par nous? Saurons-nous reconnaître le don de Dieu dans chaque personne? C’est une tâche dessinée par une Eglise en visitation. Eglise en sortie dirait le pape François.

Alors nous pourrons devenir témoins. Au sens fort. Attester de la dignité de chacun au nom de notre foi en la vie, nous dégager de toute conception décharnée de l’homme, pour retrouver le chemin humble d’une vérité déposée au devant de nous par celui qui nous précède en tout.

L’ouverture à l’autre est constitutive de mon identité.

Ce témoignage-là est une respiration. Témoins du don, en soi et en l’autre: martyrs de la charité. Témoins d’une violence qui n’accusent pas: martyrs de l’innocence. Témoins qui surmontent la peur et le mutisme pour tout remettre à Dieu: martyrs de l’espérance. Témoins de l’absolu qui nourrit la communauté: martyrs du Saint Esprit.

Ce témoignage-là n’est pas à sens unique. Pas de témoin sans altérité qui le reçoit, qui le suscite et le façonne. Il ne provient pas de nulle part. Il lui faut une terre d’accueil. Terre native, élective, ou terre d’exil, le témoin est celui qui prend au sérieux ce qui le fait vivre en profondeur. Cela l’amène à également prendre au sérieux ce qui fait vivre ceux qu’il croise sur son chemin. C’est tout un, dans une recherche dont l’axe vital est la vérité. Et c’est alors se rendre compte que l’autre me révèle qui je suis. La relation à l’autre me dévoile. L’identité est l’enjeu de la relation véritable. L’ouverture à l’autre est constitutive de mon identité. Du coup, entrer en relation, c’est se trouver immédiatement sous le signe de l’exode et d’une terre promise où ce qui était étrange, différent, revêt le sens d’une communion. Credo fondateur qui force le regard et où la foi de l’autre devient signifiante et interpellante pour la mienne.

Ce déplacement extrait de toute main mise sur le dialogue, voire appelle à quitter toute mise en scène de la diversité par exemple dans le dialogue interreligieux.

Peut-on dire dès lors que le dialogue auquel nous nous sentons convoqués par un impératif existentiel et religieux ne peut exister que si chacun des partenaires perçoit l’enjeu à cette profondeur? Comment demeurer dans cette exigence d’une désappropriation radicale de soi, et dans l’intégration positive et créative de tout autre dans mon environnement comme une bonne nouvelle pour ma vie et ma foi? Cette disposition ne serait-elle pas l’humilité? Humilité d’une écoute mutuelle, de la réception ensemble d’une révélation commune?

Ne serait-ce pas à ce dépouillement que l’Eglise se trouve aujourd’hui appelée pour «communier aux eaux souterraines de la grâce»? Plus encore, être présente à toutes les fractures pour inlassablement offrir le regard de l’espérance.

Cette décision passe par le coeur de l’apôtre. A l’instar de Paul de Tarse et de son chemin de retournement, il s’agit de se laisser envahir par le Christ, et de se laisser retourner par lui pour devenir un artisan de communion, plein d’autorité et d’humilité. Expérience poétique au sens fort… La prise de parole apparaît alors comme l’épiphanie, la trace d’un don crucial. La parole est le medium de la relation, la prise au sérieux de l’existence de l’autre, et l’édification d’un nous qui se bâtit par consentement mutuel. Les mots deviennent le véhicule d’une foi en un avenir commun. Ils sont ces mots qui accueillent, hébergent et ouvrent un espace et un temps avec tous ses possibles. Et si la parole s’imposait? Comme force. Comme silence. Comme labeur. Comme espérance. Comme don…

C’est peut-être ce que les pères du désert ont expérimenté: le don d’une parole qui écoute, ou que l’écoute précède. Une parole née du silence qui l’a entourée depuis la nuit des temps. Dieu est silence avant d’être Verbe fait chair. Le silence appelle la parole. Elle lui succède. Elle le transfigure. Pour autant, il l’excède. Le silence est ce qui advient quand la parole est dépassée par un savoir qui lui vient de plus loin et qui va plus loin. Pour écouter, il faut se taire. Pour parler, il faut se taire. Invitation nous est donc lancée à habiter davantage ce silence de la parole qui traverse toute la Bible pour laisser naître le témoignage que le monde attend. [print-me]


Marie-Dominique Minassian est membre de l’équipe de direction du Centre Catholique Romand de Formations en Eglise (CCRFE) et doyenne de l’Institut romande de Formation aux Ministères (IFM). Elle est également membre du comité de rédaction de la revue Sources

 


1Michaël Curti, Valendtin Roduit et les frères dominicains Charles Desjobert et Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond.

2Actes du colloque à paraître aux éditions Parole et silence en 2017.

 

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Le « je » du poète https://www.revue-sources.org/le-je-du-poete/ https://www.revue-sources.org/le-je-du-poete/#respond Wed, 14 Dec 2016 09:40:05 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=1647 [print-me]

Parmi les moines de Tibirhine dont nous honorons ces jours-ci la mémoire, il y avait un poète, Frère Christophe, dont Blandine Douailler nous a parlé mardi dernier.

Permettez-moi d’ouvrir ces réflexions sur la place du «je» en poésie par quelques lignes de lui à propos de l’expression artistique: «Peut-être pour un artiste (si je peux essayer de comprendre ce monde) il y a une conversion qui consisterait à passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST, dans la dépossession de ses dons, purifiés, transformés, et comme restitués par l’ESPRIT au cœur de l’homme… ce cœur blessé… pour la délivrance de toutes choses (les fleurs, les mots, les arbres, le corps, l’histoire…) à la gloire du PÈRE.» (1)

Dans cette phrase, où Frère Christophe condense une expérience qui fut à la fois artistique et mystique, en la resituant dans une dynamique trinitaire, je soulignerai l’expression: «passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST». Sans pouvoir évidemment résumer en une formule aussi exemplaire mon propre parcours, que je vais tenter de retracer ici, j’oserais dire que le point de départ et les premiers pas nous sont communs.

Il s’agissait bien, pour moi aussi, d’une sorte de «conversion», selon le mot de Frère Christophe. Tant que le «je» a occupé le devant de la scène, le poème, en fait, ne parlait à personne, car il n’évoquait pas un monde reconnaissable, habitable par d’autres, les lecteurs. La poésie véritable a débuté quand ce «je» envahissant s’est retiré, a fait place à d’autres présences («les fleurs, les mots, les arbres, le corps, l’histoire…», dit Frère Christophe) et, parmi elles, à la présence du Christ, non moins discrète que les leurs. Voici, en préambule, un poème qui tente de retracer cette timide «épiphanie» au sortir de l’emportement et des rêves de la jeunesse.

Le couloir et la porte

Le grand couloir de ton enfance
rayé de lumière
Tu cours là-bas au bout
poursuivi par l’écho de tes propres pas
croyant à quelque gloire au fond
où convergent toutes les lignes de vie
Tu n’as pas vu sur le côté
la seule porte ouverte
encadrant le ciel calme
le regard grave de tes sœurs
et le visage insoupçonné du Christ
tout ce qu’aujourd’hui
tu cherches à tâtons
Tu comprends aujourd’hui
que la lumière venait de là (2)

Le «je» est absent de ce poème, on l’aura remarqué. C’est qu’il s’était effondré comme un mur pour laisser passer une parole venue d’ailleurs, du plus proche (le souvenir des sœurs) ou, comme on le verra dans d’autres poèmes, du plus lointain (l’horizon). Auparavant, entre l’univers et le poète, c’était un face-à-face muet, «inarticulé».

Depuis le sixième étage
l’adolescent effleure avec un doigt
tout près, le bronze séculaire
des grands nuages suspendus
comme des cloches au-dessus de la ville
Les peupliers bien droits
ont fini de lisser leur feuillage
Toujours en présence
les deux grands corps
celui de l’horizon
le sien

– tous les deux inarticulés –

Il veut crier
l’horizon veut crier
Chacun
lèvres serrées
barre le passage à l’autre (3)

Le premier poème écrit après la «conversion» dont parle Frère Christophe, le premier «vrai» poème, donc, commençait pourtant par un «je». Mais celui-ci se volatilisait aussitôt en attributs, en métaphores où il était remplacé par ce qu’il entendait, voyait, ou montrait silencieusement

Je suis
ce cri d’enfant
d’oiseau
Ce nuage
accroché dans les branches
Je sors pour étendre
le linge de la nuit
d’une étoile à l’autre
et j’oublie mes bras
sur le plus haut fil (4)

A la faveur de cette dispersion du «je», le poème s’ouvrait enfin sur le dehors. Dans les éclats du miroir brisé se reflétaient des morceaux de paysage; par la fenêtre de la chambre dévastée entraient les bruits encore ténus du monde. L’épiphanie n’est pas encore celle du Christ, mais dans l’image de celui qui étend les bras pour suspendre «le linge de la nuit / d’une étoile à l’autre» s’esquisse déjà la figure du Crucifié.

Cependant, c’est une figure différente, mythologique, qui a d’abord été chargée d’exprimer la mise en pièces du sujet lyrique: celle d’Orphée, mais d’Orphée à la fin, déchiré par les Ménades. Son instrument n’est plus la lyre; il chante avec son propre corps lacéré ou plutôt, à travers les béances de son corps, qui sont aussi les trous, les blancs de son monologue, il laisse advenir autre chose, que le désir de s’exprimer à tout prix empêchait d’entendre: le silence et les voix du monde. Ainsi la couleur du ciel se manifeste-t-elle entre les feuilles de l’arbre au crépuscule.

Il n’a pas réussi à resserrer son corps
pour qu’on ne voie pas le jour au travers
Il laisse maintenant l’absence descendre
et se mêler à lui, comme à l’arbre éteint
du verger déjà sombre s’ajoutent les feuilles
bleues, silencieuses du ciel (5)

On trouve dans la mythologie égyptienne une légende parallèle à celle d’Orphée: c’est l’histoire d’Osiris déchiré par son frère Seth. Mais elle ne s’arrête pas à cette fin tragique. Isis, la sœur-épouse d’Osiris, rassemble les morceaux épars de son corps et lui rend la vie. Dans un court poème écrit vers la même époque que les précédents, elle parlait ainsi:

Isis

Je renonce, dit Isis
à recoudre ton corps
Crois-moi
tu entendras mieux (6)

Il y aurait donc un avenir pour cet «Orphée posthume». L’éclatement du «je» lyrique n’entraîne pas forcément la mort du chant. S’il renonce à monopoliser la parole, s’il consent, comme dit Frère Christophe, à «la dépossession de ses dons, purifiés, transformés, et comme restitués par l’ESPRIT», il entendra et fera entendre les présences silencieuses autour de lui qui demandent à s’exprimer. L’extrait suivant essaie d’évoquer ce basculement de la parole exclusive du «je» à la parole des autres longtemps muets (le poète s’adresse ici à la Sagesse):

Dans ta voix je les entends toutes
à l’horizon qui remontait vers moi comme un mascaret
chargé de villes orageuses, de trains en courbe à travers le feuillage
du piétinement gris de la pauvreté, des numéros des bagnes se multipliant
sans engendrer la somme d’un seul nom
ce mur mobile où se contrariaient
la parole impérieuse, unique d’un poète
et l’énorme silence accumulé de l’univers
Je ne sais plus s’il a débordé
le barrage convexe de la poitrine
mais il a mouillé les pieds peu à peu
comme dans une maison inondée, un matin,
et j’ai perçu jusqu’à la croissance des meubles
à l’intérieur d’une chambre vide
encore plus lente que celle des arbres
De ma fenêtre j’ai appris à lire
les mots-croisés des H. L. M. à l’aube
quand s’illumine une lettre, puis deux, puis le mot entier
dont l’initiale est toujours la petite cuisine
A trente ans j’ai perdu la mémoire
en faveur de leur silence immémorial
et c’est lui maintenant qui dicte le poème (7)

Pour faire apparaître ces êtres silencieux dans le poème, on peut s’adresser à eux ou parler d’eux; le «je» cède alors la place au «tu» ou au «il», au «elle». Il faut apprivoiser ces présences discrètes, parfois celles des choses qu’on dit «inanimées» mais qui semblent, à certains moments de l’année ou à certaines heures du jour, au bord de la confidence. Ainsi la terre au début du printemps.

Soir de mars

Imperceptiblement l’horizon soupire
comme un dormeur allongé sur le dos
qui va s’éveiller d’un moment à l’autre
Les arbres savent une langue
apprise en trois jours
Chaque année, à la même heure
le même silence
mouillé affleure
Terre, cette fois
tu vas le dire
le mot profond
qui gonfle les collines
Tu l’as au bout des lèvres
imminente, timide
Mais aujourd’hui encore, au dernier moment
tu gardes ta réserve en face de nous
et ton murmure à l’horizon
ne s’entend que de profil (8)
Ainsi encore l’aube, à l’heure où les hommes partent au travail sans la regarder.
L’aube si fatiguée
qu’elle sourit au lieu de parler
vient encore une fois d’accoucher du monde
sans un cri, presque gênée d’occuper tant de place
dans l’indifférence quasi générale
excepté les oiseaux et les adolescents
qui la regardent longuement, le menton dans les mains
entre les pots de géranium et les peupliers
émus, rêvant qu’ils voient leur propre naissance
et déjà leur première paternité (9)

Mais il y a aussi tous ceux, toutes celles que nous laissons dans les marges du jour, parfois à deux pas de nous. Baudelaire, poussé à la fois par la curiosité et ce qu’il nommait lui-même «charité», allait les chercher dans leurs «retraites ombreuses» (10): allées des jardins publics, baraques à l’écart d’une foire, «plis sinueux des vieilles capitales» (11). Il y rencontrait ceux qu’il appelle «les éclopés de la vie» (12). Parmi eux se trouvent les malades, vivant à l’hôpital dans leur monde séparé, monotone.

Le monde en blanc

Derrière la pelouse il y a un monde
avec des hommes, des femmes, des repas
des sentiments comme dans celui-ci
mais la lumière y est toujours la même
(c’est pourquoi les malades passent la journée
dans l’attente des couleurs du crépuscule)
La vie et la mort deviennent transparentes
à force d’être mesurées
et ceux qui peuvent traverser les murs
entre les mondes multipliés
sont tous vêtus de blanc
race divine, immortelle
dans l’éclair des sourires
L’après-midi, aux heures de visite
arrive aussi la grande humanité
Les bruits de la rue restent dans leurs cheveux
et ils s’efforcent d’accorder leurs gestes
à l’espace exact de la chambre
Quand ils ont fini de sortir du cabas
les fleurs du jardin, les dernières lettres
dans le silence maladroit s’opèrent
les transfusions de l’âme (13)
Les êtres inaperçus sont quelquefois sous notre propre toit.

La ménagère

Quand elle a fini de cirer les meubles,
d’essuyer les vases, le dos des vieux livres,
elle s’assied, la tête vide.
Les grains de lumière ont partout remplacé
les grains de poussière
mais qui verra la différence?
Le soleil seul
la félicite. (14)

Dans ces tableaux, la première personne, quand elle se manifeste, figure seulement comme témoin, la plupart du temps au pluriel, sous la forme d’un «nous» qui représente l’humanité ordinaire, souvent inattentive, oublieuse, comme aux derniers vers de ce poème consacré aux migrants (qu’on appelait, il y a trente ans, «immigrés»).

Immigrés

Ceux qui ne sont inscrits nulle part
regardent au loin la ville illuminée
les immeubles nocturnes
comme de grandes stèles noires
couvertes d’une écriture inconnue
d’un alphabet de feu calligraphié
rigoureux, indéchiffrable
Ils pleurent de tant lire
sans pouvoir traduire
tandis qu’à l’intérieur, en nous
il n’y a rien d’écrit
et que toutes les pages
derrière la nuit
redeviennent blanches (15)

Mais souvent, le sujet lyrique disparaît complètement dans la contemplation de ce qu’il donne à voir, comme c’est le cas pour ce poème écrit après la mort des moines de Tibhirine.

Tibhirine

Sept moines sans tombe
sinon le paysage:
l’Atlas algérien
encore enneigé.
Dieu visible un moment
dans l’absence de plainte. (16)

Le chemin de conversion tracé par Frère Christophe, on s’en souvient, nous fait «passer de l’expression de soi à … l’épiphanie du CHRIST». Cette épiphanie a lieu dans le silence que recouvrait auparavant le flot verbal de l’expression de soi. Il n’est pas nécessaire que le poète se taise complètement; le poème disparaîtrait alors aussi dans l’effacement de celui qui l’énonce. Il suffit que les mots du poème fassent place au silence du Christ. C’est possible en poésie où la parole n’est pas continue, mais où elle est périodiquement interrompue par le blanc: le poète et ses lecteurs reprennent haleine et, à la faveur de ces pauses, ils écoutent, laissent advenir autre chose qui peut être la présence, le regard du Seigneur.

Icône

Son visage seul
ressuscite encore
des limbes du mur
Il se tait
et les mots qui nous restent
s’écartent peu à peu
pour laisser passer
entre eux son regard (17)

Le «je» tonitruant a disparu. Cependant, parmi les présences quasi muettes auxquelles son retrait a permis d’exister dans le poème, il en est une qui revient, au même rang que les autres, mais plus fréquemment, parce qu’elle concerne le poète de plus près. Yves Bonnefoy, dans les dernières pages de L’écharpe rouge, l’appelle «le Je profond»: «Et celui qui sait, c’est le Je profond, dont Rimbaud disait qu’il est «un autre», c’est le regard de l’enfant qui vit parmi les présences: il en a reçu des clefs pour se souvenir et continuer à comprendre, et il ne renonce pas à le faire. (…) Et la poésie, eh bien, c’est l’obstination avec laquelle la vigilance du Je profond critique les visées du moi, ranime dans la forme son plus grand possible (…)» (18). Mais ce «je» secret, comme enseveli sous les débris de sa propre statue, est en quelque sorte interdit de parole, réticent, comme la terre un soir de printemps, comme l’aube anonyme ou la ménagère. Il faut l’apprivoiser de la même manière, en s’adressant à lui par un «tu», et attendre qu’il puisse prendre la parole à la première personne. Le passage difficile du «tu» au «je» est évoqué à la fin d’un poème qui parle d’un uniforme usagé, seul vêtement sous lequel le «je» pourrait ressurgir.

L’Uniforme

Comme il est raide, étroit, dans l’ombre de l’armoire
où ses boutons brillent… Comme il a l’air jeune
avec un seul galon (lieutenant à vie
sans espoir d’avancement). Si tu l’endossais
il te collerait peut-être à la peau
comme s’il était toujours imprégné
d’une eau de vertige, et tu perdrais la terre
derrière la vitre d’une passerelle
cinglée par le sel. Entraîné au large
tu mettrais dix ans à regagner le monde
les yeux piqués par les lumières lointaines
comme un chemineau à l’orée des villages
le dos éclairé par le crucifié blanc
qui t’avait regardé. Dans ta propre maison
tu serais accueilli par une jeune femme
timide, méfiante et par trois enfants
apeurés devant cet homme irrecevable
seul témoin pourtant de la miséricorde
mais témoin muet – Tu dirais je, peut-être. (19)

Le «je» muet se manifeste dans d’autres poèmes comme l’ombre sortie de notre corps quand nous sommes éclairés par une certaine lumière, celle d’un jugement miséricordieux.

Dans la lumière du jugement
tous ceux qui avaient avalé leur ombre
le clocher à midi
l’adolescent sur la colline
l’avouent gravement:
le clocher lit l’heure
invisible à son front
sur les toits et les vignes
l’homme revoit son premier corps
noir, caché comme un crime
à l’intérieur du blanc
et chacun s’entend
parler avec une autre voix
que le soleil écoute (20)

L’ombre est la part la plus secrète, la plus personnelle de nous-mêmes. Il arrive pourtant que nous l’ayons en commun avec nos frères, nos sœurs en humanité, au pied de la croix qui projette sur nous cette lumière miséricordieuse.

Tous eurent la même ombre, un après-midi
à trois heures, le Vendredi Saint
Plus tard, chacun reprit la sienne
et l’oublia le soir en rentrant chez lui
A la maison, parfois, quand le ciel se couvre
tu reconnais l’ancienne ombre commune
dans les yeux de ta femme, elle aussi dans les tiens
– minuscule croix noire au fond de la prunelle –
et nos fronts se détendent comme sous le signe
tracé avec l’huile d’un pouce invisible (21)

Finalement, le «je» authentique, ou son ombre, ne peuvent apparaître qu’en réponse à la parole ou devant le regard d’un autre «je» qui les reconnaît. Certains longs poèmes sont un dialogue entre le personnage de la Sagesse, qui est dans la Bible une forme de la présence de Dieu auprès de nous, et le poète. En face de la Sagesse, il a éprouvé l’impression d’être connu intégralement et accepté pour lui-même, tel qu’il est. Cette rencontre a été à la fois l’expérience d’un jugement et celle d’une grâce. Voici d’abord comment la Sagesse s’adresse à lui:

Je ne suis pas venue conclure ta vie
mais te la montrer dans une autre lumière
celle de la montagne ou bien de la mer
par-dessus le double mur du labyrinthe
où tu poursuivais le temps dans un couloir
J’ai vu tes rails traverser le printemps
viser au bout d’un rêve rectiligne
le noir de la cible, un tunnel à l’horizon
qui passerait sous la montagne du ciel

(…)

Pourtant, j’étais debout derrière les barrières
je faisais signe à toutes les fenêtres
sans que se détournât ton profil aveugle
m’imaginant au loin, à la dernière gare
Tu as cru me perdre avec ton chemin
ton âme et tous les grains de ton chapelet
mais je m’insinue dans la rumeur du monde
qui commence juste à te parvenir
et c’est en errant que tu m’accompagnes
Et voici la réponse du poète:
En tous lieux, tu es l’hôtesse des humbles
Sagesse, allumant ta lampe à leur chevet
Avec elle, tu as apprivoisé mon ombre
dont la forme se risque entre nous sur le mur
farouche encore, et prête à s’envoler
comme une adolescente au bord de la confiance
Quand tu reviendras frapper à la porte
guidant les rescapés transis d’Hyperborée
qui étouffent comme une toux leur âme
nous serons trois pour accueillir tes frères:
moi qui n’entendrai toujours que ce qu’ils disent
elle, d’expérience, attentive à ce qu’ils taisent
et si ta question repose en nos yeux
toi, les instruisant par leur propre bouche (22)

Le «je» retrouve ainsi une place et une légitimité lorsqu’il est le partenaire d’un «tu». Le pronom de la deuxième personne n’est plus à ce moment-là le masque d’un «je» caché, il renvoie réellement à quelqu’un d’autre. Dans les poèmes d’amour, il désigne la femme aimée en lui rendant hommage pour le bonheur d’une vie.

Le banquet

Les acacias coupés ne donnent plus d’ombre
à la table en plein air de nos fiançailles.
On la voit demeurer sur l’assiette bleue
des convives défunts, tes parents heureux
de ton avenir, qui trinquent à mi-voix.
Dans les verres, le vin qu’avait choisi ton père
a vieilli de vingt ans.
Toi seule es debout
tu bouges, tu sers dans ta robe rouge
comme la Sagesse au banquet des hommes. (23)
Dans les poèmes de louange ou d’imploration, il désigne le Seigneur comme la source et la lumière de cette vie.

C’est ton roi qui t’éveille

Les souvenirs dont j’allais m’habiller
attendent sur la chaise, à quelque distance
Les tulipes visibles à travers le mur
la forêt plus petite autour de la maison
respectent ta Présence qui n’est pas du monde
et maintient écartés comme deux murs d’eau
les soucis de la veille et du lendemain
Tu me parles avant la couleur du ciel
l’odeur du printemps, ma propre conscience
toutes mes connaissances de plus fraîche date
tel un ancien ami – par ton seul silence. (24)
Le «je» surgit alors naturellement dans ces «poèmes adressés» où il est le vis-à-vis d’un «tu» qui lui a, au fond, donné ou rendu la parole.
On trouve enfin dans les poèmes un «je» qui n’est pas celui du poète lui-même, mais un «je» transposé ou prêté.
Le «je» transposé est celui de personnages dans lesquels le poète a projeté une part de lui-même, notamment son rapport au Christ. Ce sont souvent des disciples «à contre-temps» comme Pierre, des disciples involontaires comme Simon de Cyrène, ou in extremis comme le Bon larron, des disciples «à retardement» comme Nicodème. Leur «je» exprime le regret d’avoir suivi le Christ de loin, d’être resté un spectateur lâche du drame de la Passion, ou la demande d’une vraie rencontre, d’un face à face et d’un dialogue avec le Sauveur.

Le bon larron

Dans le mur de l’agonie, à ma gauche
un trou s’est ouvert où je vois le profil
du roi expirant. En bas, la foule et les soldats.
Aucune issue dans leurs regards avides
de nos soubresauts. C’est justice: à nos victimes
nous n’avions pas laissé la moindre chance.
Le camarade qui s’agite encore
à l’autre bout, sur la troisième croix
hurle avec les loups, veut rejoindre la meute.
Mais il faut finir du mauvais côté
avec lui, l’innocent mystérieux
comme sa promesse murmurée
au-delà du monde: «Aujourd’hui… Paradis.»
Dans l’odeur du sang, la sueur du spectacle
c’est la seule fraîcheur. Par ce trou, je respire
respirent avec moi les générations.
Je rentre dans l’enfance, à peine vécue
avant le grand chemin – perché jusqu’au soir
sur un cerisier où je mange des griottes
au-dessus des prairies dont le vert profond
vire doucement au bleu avec la nuit. (25)

Le «je» prêté à la Vierge Marie a un statut à part. La faire parler à la première personne, ce n’est pas seulement pour le poète transposer son propre «je» sous une autre apparence. C’est plutôt essayer de s’accorder avec une autre voix qui le précède, une voix féminine, et qui peut employer avec le Christ un ton auquel le poète serait incapable d’accéder sans elle; l’intimité dans laquelle il entre alors n’est plus celle du fidèle avec son Seigneur, mais celle de la Mère avec son Fils. Les moments de bonheur, d’angoisse, et même les malentendus, il fallait tâcher de les revivre à sa manière à elle.

Couronnement d’épines

Tu me regardes, couronné d’épines
et je te regarde. Ai-je été ambitieuse
pour toi? J’ai longtemps attendu quelque chose
après les merveilleuses paroles de l’ange
les cadeaux des Mages et les prophéties
des vieillards au Temple. À Cana, peut-être
j’ai hâté ton heure. Ensuite, j’avais peur
chaque fois qu’on voulait t’offrir une couronne
la couronne d’or, la couronne de palmes:
je guettais dans tes yeux qui ne me voyaient pas
un consentement qui n’est jamais venu.
Maintenant, tu as celle que tu attendais.
Je peux te regarder comme tu me regardes
entre les soldats, les yeux pleins de larmes
parce qu’il n’y a plus de malentendu. (26)

Le «je» du poète n’est pas une personne intemporelle qui se retrouverait immuable de recueil en recueil. On l’a vu évoluer ici de l’exaltation à l’éclatement, puis à l’effacement au profit des présences discrètes qu’il empêchait auparavant de se manifester. Il est ensuite timidement revenu au milieu d’elles sous le masque d’un «tu» que le lecteur aussi peut s’approprier. Mais c’est dans le dialogue avec un autre «je» bienveillant qu’il peut véritablement ressurgir, et s’adresser à un «tu» qui le met à sa juste place. Frère Christophe parlait d’un itinéraire de conversion. Celle-ci trouve peut-être son accomplissement dans le «je» prêté. Le poète fait alors entendre une autre voix que la sienne, plus digne d’approcher le mystère. Ce décentrement permet parfois au poète de se faire «une révélation au-dessus de lui-même», comme le dit Reverdy (27). C’est ce qui est arrivé pour le petit poème suivant, que j’avais d’abord écrit pour moi, avant de m’apercevoir qu’il convenait beaucoup mieux à la Vierge Marie:

Dieu
si petit en moi
hors de moi si grand. (28)

Il a dès lors reçu un titre, «Annonciation», devenant le premier d’une série qui s’est appelée (je n’oublie pas que nous sommes encore au mois d’octobre et que je parle devant des fils de saint Dominique): «Grains du rosaire».

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Jean-Pierre Lemaire, poète

 


Notes

(1) Frère Christophe, Aime jusqu’au bout du feu, Éditions Monte-Christo, 1997.
(2) Les marges du jour, La Dogana, Genève, 1981, 2e édition 2011, p. 65.
(3) Le pays derrière les larmes, Poésie/Gallimard, 2016, p. 53.
(4) Les marges du jour, op. cit. , p. 48.
(5) Ibid. , p. 56.
(6) Le pays derrière les larmes, cit. , p. 66.
(7) , p. 155.
(8) Les marges du jour, cit. , p. 83.
(9) , p. 84.
(10) Petits poèmes en prose, «Les Veuves».
(11) Les Fleurs du mal, «Les Petites Vieilles».
(12) «Les Veuves», op. cit.
(13) Les marges du jour, op. cit. , p. 88.
(14) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 311.
(15) Les marges du jour, op. cit. , p. 92.
(16) L’Annonciade, Gallimard, 1997, p. 90.
(17) Les marges du jour, op. cit. , p. 57.
(18) L’écharpe rouge, Mercure de France, 2016, pp. 263-264.
(19) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 227.
(20) Visitation, Gallimard, 1985, p. 29.
(21) Ibid. , p. 80.
(22) Le pays derrière les larmes, op. cit. , pp. 132 et 137.
(23) L’Annonciade, op. cit. , p. 103.
(24) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 182.
(25) L’Annonciade, op. cit. , p. 38.
(26) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 375.
(27) Nord-Sud, Self Defence et autres écrits sur l’art et la poésie, Flammarion, 1974, p.     230.
(28) Le pays derrière les larmes, op. cit. , p. 361.

 

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