Université – Revue Sources https://www.revue-sources.org Wed, 04 Jan 2017 12:43:26 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Thomas d’Aquin, disciple de Dominique? https://www.revue-sources.org/thomas-daquin-disciple-de-dominique/ https://www.revue-sources.org/thomas-daquin-disciple-de-dominique/#respond Fri, 01 Jan 2016 09:50:38 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=431 [print-me]

Saint Thomas d’Aquin fut-il un disciple de saint Dominique? Avant de proposer une réponse, deux remarques préalables s’imposent.

Premièrement, saint Thomas est né vers 1225, dans une région du royaume de Sicile à la frontière des États pontificaux (à peu près à mi-chemin entre Rome et Naples), quatre ans après la mort de saint Dominique († 1221): il n’a pas connu personnellement saint Dominique. Saint Thomas a fait la connaissance des frères dominicains à Naples où il fut envoyé pour des études vers 1239. Un couvent y avait été fondé en 1231; c’est probablement un frère de ce couvent napolitain, Jean de San Giuliano, qui fut à l’origine de la vocation de Thomas. Thomas y reçut l’habit dominicain vers 1242 ou 1244. Le maître de l’Ordre était alors Jean de Wildeshausen, aussi appelé Jean le Teutonique, troisième successeur (déjà) de saint Dominique à la tête de son Ordre.

Une seule mention de Dominique dans l’œuvre de Thomas

Deuxièmement, nous ne savons pas avec précision ce que saint Thomas connaissait de la vie de saint Dominique. Il a célébré les fêtes de saint Dominique (canonisé en 1234) et il avait certainement connaissance de nombreux témoignages, oraux et écrits, sur saint Dominique. Cependant, au sein de l’immense œuvre écrite de saint Thomas, on ne trouve pratiquement aucune mention de saint Dominique!

Cette discrétion de Thomas d’Aquin sur saint Dominique nous étonne aujourd’hui.

À ma connaissance, l’unique mention explicite se trouve dans le sermon «Il était un homme riche qui avait un intendant» (Luc 16, 1), un sermon pour le neuvième dimanche après la Trinité, prononcé probablement à Paris en 1270 ou 1271, et qui nous est parvenu grâce aux notes prises par un auditeur. Saint Dominique y est nommé aux côtés de saint François d’Assise, les deux (beatos Dominicum et Franciscum) étant présentés comme des exemples de fidèles et «glorieux intendants qui dispensent le salut, et dont le souci spécial fut de conduire les hommes au salut». Tandis que saint Dominique n’est nommé qu’une seule fois, saint François est mentionné une seconde fois, dans un autre sermon, pour ses stigmates attestant de son attachement à la passion du Christ.

L’ordre des prêcheurs plutôt que son fondateur

Cette discrétion de Thomas d’Aquin sur saint Dominique nous étonne aujourd’hui, mais située dans son contexte elle est moins surprenante qu’il n’y paraît. Lorsqu’il parle de la vie religieuse dominicaine, Thomas d’Aquin n’est guère porté aux personnifications. D’une part, Thomas ne parle guère de lui-même; et même lorsqu’il nous en dit davantage sur sa propre vocation de théologien, par exemple lorsqu’il explique ce qui constitue «le service principal de toute ma vie», il emprunte ses mots («que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de Dieu») à… saint Hilaire de Poitiers! La ferveur de la confidence se tient ici dans une émotion contenue.

Ce que saint Thomas connaît le mieux de saint Dominique, c’est son Ordre.

D’autre part, ce dont Thomas d’Aquin parle avec abondance, c’est de «l’Ordre des frères prêcheurs», un «Ordre voué à l’office de la prédication», un «Ordre de religieux qui prêchent», un «Ordre voué à l’étude», un «Ordre institué pour étudier et enseigner», un «Ordre institué pour la prédication et pour les autres choses qui concernent le salut des âmes», ou encore un «Ordre institué pour prêcher et entendre les confessions» (les formulations sont diverses et nombreuses). On pourrait dire: ce que saint Thomas connaît le mieux de saint Dominique, ou du moins ce qu’il met en avant, c’est son Ordre!

Le refus du Mont Cassin

Cela dit, saint Thomas fut bel et bien un éminent disciple de saint Dominique. Dans le propos limité de ces lignes, je ne retiendrai que trois points: sa décision d’entrer dans l’Ordre des Prêcheurs, sa défense de la vie religieuse dominicaine, et enfin sa Somme de théologie.

La famille de saint Thomas n’était guère favorable à son entrée dans un Ordre nouveau, un Ordre de mendiants. Thomas était né dans une famille de seigneurs au service de l’empereur; son père était gouverneur de la région. Thomas a reçu sa première formation à l’abbaye du Mont-Cassin: sa famille le destinait manifestement à l’abbatiat de ce prestigieux monastère fondé par saint Benoît qui y avait rédigé sa règle.

« S’il est bon de contempler les choses divines, il est encore meilleur de les contempler et de les transmettre ».

La famille de Thomas tenta de s’opposer à sa vocation dominicaine mais, face à la fermeté de sa décision, elle dut s’y résoudre. Sans doute Thomas perçut-il très tôt que ses dispositions pour l’étude se réaliseraient de la manière la plus fructueuse dans l’Ordre des Prêcheurs, suivant ce qu’il expliquera plus tard: s’il est bon de contempler les choses divines, il est encore meilleur de les contempler et de les transmettre.

À cela s’ajoute un point que l’on oublie souvent: le choix d’une vie pauvre, qui lui fit toujours refuser avec obstination les honneurs ecclésiastiques (abbatiat du Mont-Cassin, épiscopat, cardinalat). Le Père Chenu l’a résumé dans une formule frappante: «Le refus du Mont Cassin est, chez Thomas d’Aquin, l’exacte réplique du geste de François d’Assise».

Illuminer plutôt que briller

Thomas s’engagea avec flamme à défendre la légitimité et la vocation des Ordres mendiants, en particulier la légitimité d’un Ordre voué à l’étude et à la prédication. Il rédigea plusieurs livres sur ce sujet, et il prit une part active à de nombreuses discussions animées face à des théologiens séculiers qui déniaient à un nouvel Ordre religieux, mendiant, le droit d’enseigner et de prêcher.

Thomas s’illustra spécialement dans les débats sur ce «point chaud» de la vie ecclésiale de son époque, avec une veine polémique («le fer s’aiguise par le fer»!) qui étonne lorsqu’on connaît le ton généralement mesuré qui le caractérise. Dans ces débats, en rappelant que «enseigner est un acte de miséricorde», il souligna toujours la priorité de la charité, de la gloire de Dieu et du «salut des âmes». On connaît la fameuse formule qu’il contribua à diffuser:

«Tout comme il est plus grand d’illuminer que de briller seulement, il est meilleur de transmettre aux autres ce que l’on a contemplé, plutôt que de contempler seulement». Et d’ajouter: le sacrifice qui plaît souverainement à Dieu, c’est «de s’unir soi-même et d’unir autrui à Dieu», «d’appliquer son âme et l’âme d’autrui à la contemplation».

La somme théologique comme «cura animarum»

En 1265, le chapitre provincial de la Province Romaine chargea Thomas de créer un centre d’études au couvent de Sainte Sabine à Rome et d’en être le responsable. Sa première tâche y fut d’enseigner la Bible. C’est aussi dans ce contexte que naquit le projet de la Somme de théologie, que Thomas conçut comme un manuel pour l’enseignement dans les couvents où un «lecteur» (un professeur conventuel) assurait non seulement la formation des jeunes frères mais aussi la formation continue des autres frères.

Thomas poursuivit la rédaction de sa Somme de théologie à Paris puis à Naples. L’œuvre resta inachevée: Thomas cessa d’écrire en décembre 1273, avant de mourir quelques mois plus tard.

Thomas y perçut une sorte de «vide doctrinal», et c’est ce «vide» qu’il a voulu combler par sa Somme.

Quelle fut l’intention de Thomas? La formation ordinaire des frères dominicains était centrée sur la vie chrétienne, en particulier sur la vie morale (on parlerait aujourd’hui de théologie morale, de théologie pratique et d’homilétique) pour en faire des prédicateurs et des confesseurs. Or les manuels employés étaient souvent marqués par la casuistique, c’est-à-dire par l’enseignement des solutions pour résoudre les «cas» particuliers qui se présentent au confesseur, au conseiller spirituel et au prédicateur: Thomas y perçut une sorte de «vide doctrinal», et c’est ce «vide» qu’il a voulu combler par sa Somme, afin de donner à la théologie pastorale une solide assise dogmatique dans le contexte plus large de toute la théologie chrétienne, sans oublier les ressources offertes par la philosophie pour une meilleure intelligence de la Parole de Dieu.

Dans une «dispute» théologique tenue à Paris en 1269, Thomas définit ainsi la mission du théologien par rapport au «soin des âmes» (la cura animarum, d’où vient notre mot français «curé»): le théologien a pour tâche «de chercher et d’enseigner comment il convient de procurer le salut des âmes». Suivant les explications de Leonard Boyle, c’est là précisément ce que saint Thomas a voulu faire dans sa Somme: «non pas la théologie au service de la cura animarum, mais la théologie comme cura animarum»! Et cela dans une communauté de frères où enseignants et étudiants constituent une «communauté studieuse» (societas studii) vouée à l’étude contemplative et à sa transmission. Saint Thomas n’est pas saint Dominique, mais il est bien l’un de ses fils qui nous montrent lumineusement le charisme de son Ordre.

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Le frère Gilles Emery, de la Province dominicaine suisse, réside au couvent St-Hyacinthe à Fribourg. Il est professeur ordinaire de théologie dogmatique à l’Université de cette même ville. Maître en théologie, il est aussi membre de la Commission théologique internationale.

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Aux origines de la présence dominicaine à Fribourg https://www.revue-sources.org/aux-origines-de-la-presence-dominicaine-a-fribourg/ https://www.revue-sources.org/aux-origines-de-la-presence-dominicaine-a-fribourg/#respond Fri, 01 Jan 2016 09:16:25 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=423 [print-me]

Dans son allocution à l’évêque de Lausanne et Genève, lors de l’inauguration officielle des cours universitaires 1892/1893, le Père Joachim Berthier OP (1848-1924), à ce moment Vice-recteur de la jeune Université, rappelle «un vieux souvenir»:

«En plein XIIIe siècle, vers 1230, Jourdain de Saxe, le second Maître Général des Prêcheurs, celui-là même qu’on appelait ‘la Sirène des Universités’, faisait le voyage de Lausanne. Il venait y visiter un ami intime. Cet ami à lui, c’était l’Evêque. Valde se mutuo longis temporibus diligebant, dit le vieux texte [1. Traduction: «Depuis longtemps ils étaient amicalement très liés».], le Vitae Fratrum [2. Joachim Berthier renvoie ici à la chronique médiévale de Gérard de Frachet OP qui, vers 1260, a rassemblé un recueil d’événements sur la vie des premiers frères et les développements de l’Ordre.], auquel j’emprunte ce récit, et qui raconte à ce propos une délicieuse histoire d’après le témoignage du sacriste de Lausanne. Je n’ai pas cherché le nom de l’Evêque. Mais ce que je sais bien, c’est que les Evêques de Lausanne se sont réfugiés à Fribourg, et que les Dominicains ont fait quelque chose d’analogue. Au moment où la jeune Université de Lausanne s’élève sur les fondements de l’ancien couvent des Dominicains, ces derniers se retrouvent à Fribourg.» [3. Textes de l’inauguration officielle des cours universitaires pour l’année 1892/93, Fribourg 1893.]

Aux origines, une équipe internationale

C’était en effet trois dominicains, le même Joachim Berthier, ensemble avec l’allemand Albert Maria Weiss (18441925) et l’américain Joseph Kennedy (1862-1930) qui arrivèrent le jeudi saint 3 avril 1890 à Fribourg pour y fonder la Faculté de Théologie.[4. Sur cette arrivée à Fribourg on peut lire des détails dans: Joachim Joseph Berthier: Notes relatives aux débuts de la faculté de théologie à Fribourg. Mémoire dominicaine, n° 27, Paris 2011.] Ils vont enseigner d’abord en Faculté de Philosophie – la Faculté de Théologie ne fut érigée formellement qu’en automne de l’année 1890.

Weiss est spécialiste en économie politique.[5. Ses compétences étaient bienvenues dans la nouvelle université. Il ne faut pas oublier que le fondateur de l’Université, le Conseiller d’Etat Georges Python, avait suggéré, dans une lettre du 1.1.1890 au Pape Léon XIII, la création d’une faculté d’économie politique, où on enseignerait la doctrine sociale de l’Eglise.] Plus tard, il enseignera l’apologétique jusqu’en 1919. Berthier, spécialiste de Dante, explique dans ses premiers cours l’Inferno de la ‘Divina Comedia’ pour être ensuite professeur en différentes branches de la théologie. Berthier fut très vite impliqué dans la vie culturelle et artistique de la ville.[6. Voir: Notes relatives aux débuts de la faculté de théologie à Fribourg, 134-136.] Kennedy enseigne l’introduction à la philosophie et la logique. Ce trio dominicain sera vite renforcé par la présence du dogmaticien, Thomas Coconnier OP (1846-1908). Avec Berthier et l’historien de l’Eglise, Pierre-Marie Mandonnet OP (1858-1936), qui rejoint la Faculté de Théologie en 1891/92, le père Coconnier fonde La Revue thomiste.

«Il me semble même, que ce ne peut être qu’un très grand avantage pour la Suisse catholique, si les R. R. Pères Dominicains sont appelés aux chaires de la faculté théologique».

A la toute première équipe d’enseignants s’ajoute très vite un groupe de Dominicains aussi bien francophones que germanophones. Certains ne seront à Fribourg que pour quelques semestres. Ce sont Leo Michel OP (1857-1919) pour la philosophie et Ange Boisdron OP (1845-1924) qui enseignera la morale pratique et la théologie fondamentale; Ambrosius Gietl OP (1851-1918) et Thomas Esser OP (1850-1926) pour le droit canonique; Réginald Frankenstein OP (1858-1914) pour l’histoire de l’Eglise; Symphorien Hyvernat OP (1855-1926) pour la théologie morale. L’exégèse est bien dotée avec les enseignants Albert Fritsch OP (1840-1920) et Vincent Zapletal OP (1867-1938) qui, lui, restera 36 ans et marquera toute une époque. Le premier programme des cours mentionne aussi des cours de Marie-Joseph Lagrange OP (Introduction à l’écriture sainte et exégèse du livre de la Genèse). Mais ce dernier ne viendra finalement pas à Fribourg, étant retenu par la fondation de l’Ecole Biblique et Archéologique française à Jérusalem.

Encouragements épiscopaux

Dans Histoire de l’Université de Fribourg Suisse 1889-1989, publié à l’occasion du centenaire de l’Université, Dominique Barthélemy OP souligne le rôle qu’a joué Mgr Augustin Egger, évêque de Saint-Gall, dans l’appel fait aux Dominicains en vue de la création d’une Faculté de Théologie,«vraiment catholique et internationale», que le gouvernement fribourgeois voulait ajouter aux deux facultés, le Droit et la Philosophie, déjà existantes.

Dans une lettre du 3 décembre 1889 au Secrétaire d’Etat du Pape Léon XIII, le Cardinal Mariano Rampolla, Egger écrit, sans oublier de dire que les moyens financiers sont modestes et qu’ils «ne suffiraient guère que pour des Religieux», que l’on pense «à l’Ordre de saint Dominique et on espère, qu’on pourrait obtenir plusieurs savants professeurs de cet Ordre.» Et l’évêque saint-gallois ajoute: «Les temps et les circonstances où nous vivons exigent que ces professeurs Dominicains, tout en enseignant la vraie doctrine de Saint-Thomas d’après la volonté et l’exemple admirable du Saint-Père, ne perdent pas trop de temps en agitant des questions stériles de l’Ecole et ne défendent pas trop exclusivement et apodictement certaines théories disputées (comme par exemple le Thomisme en opposition au Molinisme)».[7. Etudes et Documents sur l’histoire de l’Université de Fribourg/Suisse, édités par D. Barthélemy OP, Fribourg 1991, Volume Documents, 106.]

Mermillod, qui, lors de la fondation de l’Université aurait préféré le modèle français d’un Institut Catholique, exprime ses réserves contre une trop massive présence dominicaine.

Presque en même temps l’évêque de Bâle, Mgr Leonard Haas, écrit à Rampolla: «Il me semble même, que ce ne peut être qu’un très grand avantage pour la Suisse catholique, si les R. R. Pères Dominicains sont appelés aux chaires de la faculté théologique». L’évêque est sûr que la qualité scientifique de l’enseignement des dominicains sera supérieure à celle des professeurs des séminaires diocésains et qu’une faculté avec la présence d’un Ordre religieux contribuera à établir dans le corps enseignant une unité de doctrine et évitera des dissensions. «Des maîtres pris dans l’Ordre de St. Dominique seront aussi les meilleurs promoteurs de l’étude approfondie des Œuvres de St. Thomas, si recommandée par notre St Père le Pape et tout concourrait à donner une impulsion nouvelle à l’étude de la théologie en Suisse».[8. Ibid. 107.] Dans un article sur les dominicains à l’Université de Fribourg publié dans Helvetia Sacra, le père Guy Bedouelle OP soulève ce dernier aspect.

«Le choix de l’ordre dominicain comme partenaire répondait bien aux intentions des fondateurs, en raison de son caractère international et aussi de l’importance qu’y revêtait traditionnellement l’enseignement de saint Thomas d’Aquin, recommandé en 1879 par l’encyclique de Léon XIII, Aeterni Patris. Cette préoccupation était également chère à l’Union de Fribourg, ce groupe d’intellectuels catholiques qui se retrouvaient chaque année pour des réunions consacrées aux problèmes économiques et sociaux, où Python et Decurtins étaient actifs.»[9. Guy Bedouelle OP, Les Dominicains à l’Université de Fribourg (depuis 1889), dans: Helvetia Sacra, Basel 1999, Section IV, Vol 5, Partie 1, 155.]

Python, Decurtins et Mermillod

Concernant la démarche de faire venir des Dominicains à Fribourg il faut mentionner le rôle proactif de ces deux fondateurs de l’Université, qui dans leurs contacts la mi-août 1889 à Paris avec le savant historien Henri Denifle OP et leurs interventions auprès du Saint Siège et du Maître de l’Ordre des Frères Prêcheurs, José Maria Larroca, ont en quelque sorte court circuité l’évêque du lieu, Mgr. Gaspard Mermillod (1824-1892 – Cardinal depuis 1890). Celui-ci, n’étant pas favorable à ce qu’on confie toutes les chaires aux Dominicains, essaie de corriger le tir de Decurtins et de Python en écrivant le 19 décembre 1889 à Rampolla, que les évêques suisses, «un épiscopat uni, agissant d’un commun accord», soutiennent la création d’une faculté de théologie à Fribourg. Mais Mermillod, qui, lors de la fondation de l’Université aurait préféré le modèle français d’un Institut Catholique, exprime ses réserves contre une trop massive présence dominicaine.

Il est d’ailleurs irrité par la démarche fort autonome des politiciens: «Nous serons heureux d’avoir quelques Dominicains comme professeurs; mais il nous semble, qu’au point de vue des intérêts religieux nationaux de la Suisse, et de notre situation démocratique, il est important qu’il y ait des prêtres séculiers comme professeurs, afin que nous ayons des hommes distingués dans notre pays qui élèvent le niveau du clergé séculier.»[10. Etudes et Documents sur l’histoire de l’Université de Fribourg/Suisse, édités par D. Barthélemy OP, Fribourg 1991, Volume Documents, 110.]

Les fondateurs de l’Université chérissaient l’idée d’une contemporanéité critique dans un contexte catholique.

Mais Decurtins reste convaincu de l’importance de l’engagement des Dominicains. Il insiste dans des lettres en italien à Rampolla et au Pape Léon XIII sur le fait que la présence des dominicains correspond parfaitement au caractère international de l’Université. La qualité de l’enseignement des Dominicains, qui se situe dans la ligne du renouveau thomiste, est conforme à la politique intellectuelle du Pape. Il est donc évident que la faculté de théologie soit confiée aux Dominicains, «affidata ai Reverendi Padri Domincani».

Il souligne en plus que le gouvernement fédéral ne s’opposerait pas à la venue des Dominicains comme professeurs. Au contraire, «si vede adempito un vantaggio di tutta la Svizzera, poiché i giovani teologi che andavano finora a perfezionarsi nei loro studi all’estero, potranno farlo nella patria svizzera».[11. Traduction: on y voit en effet un avantage pour toute la Suisse, car les jeunes théologiens qui jusqu’à maintenant allaient perfectionner leurs études à l’étranger pourront le faire dans leur patrie suisse.]

Il est intéressant de noter que Decurtins, dans sa lettre au Pape du 21 décembre 1889, dit explicitement que les dominicains devraient aussi enseigner la philosophie, pour que les étudiants des autres facultés – il cite l’histoire, la philologie, le droit et la médecine – puissent suivre ces cours «come fondamento delle scienze nominate». Il s’agit de «rendere alla gioventù un vero ed unico concetto filosofico del mondo»[12. bid. 115. Traduction: Donner à la jeunesse un vrai et unique concept philosophique du monde.], et ceci contre les tendances panthéistes et matérialistes du temps.

L’argument est fort important. La faculté n’est pas simplement une institution cléricale ni une école d’études philosophiques et théologiques propre à l’Ordre, elle est au service du projet universitaire. Les fondateurs de l’Université chérissaient l’idée d’une contemporanéité critique dans un contexte catholique et, dans ce sens, universel. L’orientation catholique mais laïque de l’Université exprime d’un côté la distance par rapport aux prétentions cléricales tant dans le milieu fribourgeois que romain dont Mermillod était en quelque sorte le porte-parole. D’autre part cette orientation préconisait l’ouverture à toutes les disciplines capables de contribuer au bien-être de la société et ceci en correspondance avec la doctrine sociale de l’Eglise, que le Pape Léon XIII exprimera plus tard, le 15 mai 1891, dans son encyclique Rerum Novarum. La catholicité n’était pas une fin confessionnelle en soi, mais plutôt un moyen pour percevoir le monde et les questions du temps. C’était aussi une réaction face au constat de la confessionnalité des autres universités dans les cantons à majorité protestante. Le 24 décembre 1889 une convention fut signée entre le Maître de l’Ordre Larroca et le Gouvernement du Canton de Fribourg.

125 années de présence dominicaine à l’Université

La suite de l’histoire de la présence dominicaine à Fribourg sera écrite à travers de multiples tractations sur les statuts de la Faculté et le maintien de la place spécifique des Dominicains. Cette histoire est bien décrite dans les publications des pères Dominique Barthélemy, Marie-Humbert Vicaire et Dirk Van Damme dans le volume deux l’Histoire de l’Université de Fribourg Suisse 1889-1989. Mais c’est avant tout l’histoire d’un corps international de professeurs qui, par la qualité de leur enseignement et de leur recherche, ont, de manière substantielle, contribué à l’excellence de l’Université de Fribourg et de sa faculté de Théologie. La plupart d’entre eux ont marqué l’histoire de leur discipline.

Au risque d’en oublier, je ne mentionne que ceux de la toute première génération à la frontière du XIXe et du XXe siècle. Dans les sciences bibliques Vincent Zapletal et Bernard Allo; dans la dogmatique Thomas Coconnier et Norbert del Prado; dans la morale Joachim Berthier et Dominik Prümmer; dans l’histoire de l’Eglise Pierre Mandonnet; dans la théologie fondamentale Albert-Maria Weiss; dans la philosophie Gallus Maria Manser et Leo Michel. Plusieurs d’entre eux et des générations suivantes sont enterrés dans la crypte de l’Albertinum. La longue liste de leurs noms est inscrite sur la pierre tombale.

Ces noms témoignent, sans exception, des 125 ans de la présence dominicaine dans ce Fribourg que le père Berthier, en arrivant de Rome, trouvait une ville «noire et morne»[13. Joachim Joseph Berthier: Notes relative aux débuts de la faculté de théologie à Fribourg, dans: Mémoire Dominicaine n° 27, Paris 2011, 116.], ce Fribourg où la présence dominicaine à l’Université et à la Faculté de Théologie sera devenue quelques années plus tard si évidente que l’Ordre entier pouvait célébrer en 1916 à Fribourg son chapitre général sous la présidence du Bienheureux Hyacinthe Cormier. Ce fut aussi l’occasion de faire mémoire du septième centenaire de la confirmation de l’Ordre.

Puisse le huitième centenaire de cette confirmation encourager l’Ordre à maintenir et renforcer sa présence à Fribourg. Une présence théologique intégrée pleinement à cette Université, comme l’ont voulu et cherché tant les fondateurs de cette institution que les générations de Dominicains qui ont contribué au rayonnement international et scientifique de Fribourg.

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Le frère Guido Vergauwen

Le frère Guido Vergauwen

Le frère Guido Vergauwen est né en 1944 et a grandi à SintNiklaas (Belgique). En 1962, il entre dans la Province dominicaine flamande. Il étudie à Leuven, Fribourg et Tübingen. De 1993 à 2001, il fut assistant du Maître de l’Ordre pour la vie intellectuelle. Recteur de l’Université de Fribourg de 2007 à mars 2015, le 6 janvier 2015 le Chapitre de la Province dominicaine suisse l’a élu nouveau Provincial.


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Une foi à la hauteur du monde https://www.revue-sources.org/une-foi-a-la-hauteur-du-monde/ https://www.revue-sources.org/une-foi-a-la-hauteur-du-monde/#respond Fri, 01 Jan 2016 08:43:22 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=415 [print-me]

Élu Prieur de la Province dominicaine suisse le 6 janvier 2015, le frère Guido Vergauwen parle de ses origines, de sa formation ainsi que des étapes de sa vie dominicaine. Il donne un aperçu des devoirs d’un provincial dans le contexte actuel et celui de demain.

Quand on souhaite connaître une personne, on s’enquiert d’abord de ses racines. On tente de percevoir l’origine de son histoire. Frère Guido, où se trouvent vos racines?

En fait, je dois avouer que mes racines se trouvent dans l’Ordre des Prêcheurs, car j’y suis entré très tôt, tout de suite après le collège. Ce que je suis devenu comme religieux, intellectuel et même homme, je le dois essentiellement à l’Ordre. Naturellement, je peux dire aussi que mes racines se trouvent en Belgique, en Flandre. Mes parents et ma famille y habitaient. Là, j’allais à l’école; là, j’ai grandi. Mais je me suis «éveillé» dans l’Ordre.

Quelle pratique religieuse dans votre environnement familial? Comment se déroulait la vie de chaque jour? Viviez-vous dans un microcosme, comme on pourrait l’imaginer?

A cette époque – préconciliaire – , lorsque j’étais écolier en Flandre, il était naturel d’aller tous les jours à la messe et de se confesser une fois par semaine. C’était l’usage du collège catholique que je fréquentais. Un monde où la pratique religieuse allait de soi. J’avais perdu mon père très tôt; j’ai grandi avec ma mère, mes tantes, oncles, neveux et nièces, grands-parents… Des personnes qui ne manifestaient pas ostensiblement leur foi, mais fréquentaient la messe chaque dimanche. Evidemment!

Dans votre enfance, vous aviez certainement souhaité devenir conducteur de locomotive ou pilote d’avion… A quel moment vous êtes-vous rendu compte que vous étiez appelé à la vie religieuse?

Puisque j’ai grandi dans un environnement marqué par l’empreinte de l’Eglise, on conçoit aisément que mon choix professionnel pouvait entrevoir la possibilité de devenir religieux. Déterminant fut probablement le temps passé au collège où nous avions des retraites annuelles. Un Père dominicain avait prêché la retraite de mon avant-dernière année du collège. Lors d’une conversation privée avec lui, le Père Gerolf van Daele m’a rendu attentif à l’Ordre dominicain. A la fin de l’année, j’ai saisi l’occasion de participer aux journées des vocations organisées par l’Ordre. Le Père van Daele m’apprit que les Prêcheurs vivaient en quelque sorte une vie religieuse «composée», non pas exclusivement contemplative comme celle des Bénédictins, que je connaissais. Les Dominicains formaient un Ordre apostolique basé sur divers piliers: étude, liturgie, vie communautaire et annonce de la Parole. Cela m’intéressait.

« Tout naturellement, dès la fin de mes études secondaires, j’entrai dans l’Ordre ».

J’ai gardé le contact avec le Père van Daele jusqu’à la dernière année du collège. Tout naturellement, dès la fin de mes études secondaires, j’entrai dans l’Ordre. En 1962, l’année de l’ouverture du Concile, je commençai mon noviciat. Avec les novices, j’avais suivi l’ouverture solennelle du Concile, retransmise à la télévision de la salle de récréation des Pères. Car, bien entendu, les novices n’avaient pas de télévision. J’avais rencontré personnellement Jean XXIII, le Pape du Concile, lors d’un voyage à Rome l’année de mon baccalauréat. Une période très excitante. Le but du Saint Père, dont le programme était «Aggiornamento», n’était rien moins qu’ouvrir l’Église au monde. La chrétienté devait se situer dans le temps présent afin d’être à même de préparer l’avenir. En ce temps-là, nous lisions avec enthousiasme les publications des Pères dominicains Yves Congar, Marie-Dominique Chenu, Edward Schillebeeckx et d’autres encore qui ont marqué le temps du Concile et celui qui a suivi.

Y a-t-il eu un modèle de prêtre ou de religieux dont vous dites: je l’ai admiré, c’est à lui que je dois d’être devenu religieux et prêtre?

Le Père dominicain Gerolf van Daele dont je viens de parler fut certainement important pour moi. Avant lui, il y eut aussi d’autres personnalités qui m’ont marqué, comme le prêtre poète flamand Cyril Coupé, mieux connu sous son nom d’auteur Anton van Wilderode.

« En ce temps-là, nous lisions avec enthousiasme les publications des Pères dominicains Yves Congar ».

Je mentionne aussi un enseignant de ma dernière classe de collège, Lucien Lootens. L’un et l’autre m’ont marqué de façon inoubliable au cours de mes dernières années de collège. Ils nous rendaient accessible la littérature grecque et latine, ils nous ont aussi rendus sensibles à la culture flamande et nous encourageaient à apprendre d’autres langues. Il faut rappeler qu’au cours des années 50 et 60 du siècle dernier la culture flamande connaissait une période de renaissance. Ce qui ne fut pas sans conséquence pour la Province dominicaine Sainte Rose de Flandre. Mes professeurs de Leuven, Dominikus De Petter et Henrikus Walgrave, ont joué un rôle important dans le choix de mes orientations en philosophie et en théologie fondamentale. Remarquables furent aussi les professeurs dominicains de la Faculté de Théologie de Fribourg.

Frère Guido, après votre ordination sacerdotale qu’êtes-vous devenu? Où avez-vous été assigné? 

Après un stage d’étude à Tübingen et la présentation de ma thèse de doctorat, j’ai quitté Fribourg pour un temps prolongé. De 1975 à 1985 je fus directeur d’études à la Paulusakademie de Zurich.

En même temps, j’acceptai des enseignements en théologie fondamentale et en œcuménisme à Fribourg, donnant suite à l’invitation du Recteur de l’Université, le Père Heinrich Stirnimann, dont je suis devenu le successeur en 1985. Ma période zurichoise fut importante pour moi. Elle m’a rendu sensible aux problèmes sociaux et religieux de la Suisse. Je me suis occupé de questions soulevées par la pastorale des divorcés ainsi que du dialogue judéo-chrétien.

En parallèle, dépannant des paroisses, j’ai pris en charge de nombreux services sacerdotaux. J’ai proposé régulièrement des cours de formation continue pour les prêtres du décanat de Zurich. Je fus chargé de cours au Seminar für Seelsorgehilfe. Ce séminaire, fondé après le Concile par le théologien Johannes Fleiner, avait pour but de former des laïcs en pastorale et d’approfondir leur qualification. Fleiner était aussi le fondateur des cours de catéchèse pour adultes (Glaubenskurs) et de théologie pour laïcs (Theologiekurs für Laien). Il était un très bon théologien et un pasteur clairvoyant. De plus, il avait été conseiller des évêques suisses lors du Concile.

Comment se sont présentées les étapes suivantes? 

En 1985, j’ai pris la succession du Père Heinrich Stirnimann. En 1993, le Maître de l’Ordre Timothy Radcliffe me demanda d’être son assistant pour la vie intellectuelle. Je diminuai alors mon activité d’enseignement à l’Université de Fribourg afin de remplir la mission dont j’étais chargé à Rome et dans le monde. J’appris alors à connaître les dimensions universelles de l’Ordre, en particulier les maisons et couvents d’études ainsi que les universités dominicaines. Au rythme des nombreux voyages, au cours d’innombrables rencontres et en participant à trois Chapitres généraux, à Caleruega, Bologne et Providence (USA).

« Timothy Radcliffe me demanda d’être son assistant pour la vie intellectuelle ».

Cette période achevée, je retournai à l’Université de Fribourg où j’ai été élu Doyen de la Faculté de théologie. Je devins aussi Vice-recteur, de 2003 à 2007, plus spécialement chargé de l’enseignement, des bibliothèques et des relations internationales. En 2007, je fus élu Recteur de l’Université de Fribourg, fonction que j’exercerai jusqu’en mars 2015. Une fois de plus, ce fut un défi extraordinaire pour moi. J’avais déjà vécu mes années professorales et ma présence à Rome auprès du Maître de l’Ordre comme une période d’apprentissage incroyablement captivante. Il en fut de même des années passées au Rectorat.

Je ne me suis donc jamais éloigné de mon temps de formation et de pérégrination. Je fus constamment appelé à parfaire mon apprentissage. Recteur de l’Université, j’avais de nouveaux territoires à découvrir, surtout dans les domaines touchant à la médecine, à l’économie, à la jurisprudence. J’avais aussi pour mission de promouvoir ces secteurs d’enseignement et de recherche. Autant de défis permanents qu’il fallait relever pour satisfaire les demandes variées des professeurs et celles des étudiants. J’ai eu la joie de constater que les diverses facultés de la communauté universitaire avaient accepté un recteur théologien. Bon signe pour la faculté à laquelle j’appartenais! Elle devait et pouvait se considérer comme partie intégrante de l’Université.

Au terme de votre rectorat il vous était possible de poursuivre vos activités professorales en Suisse, en Belgique ou ailleurs encore. Mais le Chapitre de la Province dominicaine suisse vous a élu Prieur provincial. Que signifie pour vous ce nouvel appel?

Tout d’abord, ce fut une surprise pour moi. Je n’avais pas imaginé être élu à un tel poste. D’autre part, c’était un défi joyeux que de mettre à nouveau mon expérience au service de l’Ordre, rappel du temps où je travaillais de façon soutenue comme assistant du Maître de l’Ordre. Une nouvelle tâche que je devais apprendre. Je ne l’assumais donc pas avec des opinions préconçues. Je reste ouvert, attentif aux surprises qu’elle me réserve.

Naturellement, ce provincialat me donne le loisir de poursuivre certains intérêts que je cultivais déjà comme professeur, par exemple l’œcuménisme ou le Centre «Islam et Société». Recteur, j’avais trop peu de temps à leur consacrer. De même, je pense m’occuper à nouveau de la Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie et poursuivre mes recherches sur le théologien dominicain Thomas de Vio, dit Cajetan, dont je souhaiterais traduire les prédications.

L’Eglise catholique comprend un nombre imposant d’ordres, de congrégations et de mouvements religieux. Où situer l’Ordre des Dominicains dans cette constellation?

 J’ai appris à considérer l’Ordre dans ses dimensions qui vont bien au-delà d’une Province locale. En ce temps où les vocations se font rares, particulièrement en Europe occidentale, il est important que la Province dominicaine suisse apprenne à tenir compte de la dynamique de l’Ordre en sa totalité.

« L’Ordre est jeune de 800 ans, parce que sa mission est toujours actuelle ».

En ce sens, le «Jubilé des 800 ans de l’Ordre Dominicain» est l’occasion pour notre Province de devenir plus visible. Nous le serons en collaborant avec le Maître de l’Ordre et l’ensemble de sa curie. Il nous appartient de participer à cette commémoration de toutes nos forces. Nous n’avons pas le droit de rester à l’écart des festivités du Jubilé. L’Ordre est jeune (!) de 800 ans, parce que sa mission est toujours actuelle. Il continue à proclamer la Parole sous diverses formes et avec des moyens multiples. L’étude et la prédication demeurent une mission permanente que l’Eglise a explicitement confiée aux Prêcheurs. Nous pouvons la remplir dans le cadre d’une communauté, sans qu’il ne soit nécessaire de jouer les cavaliers seuls. Le Jubilé de 2016 est un appel à redécouvrir cette dynamique et à la faire fructifier. Annoncer la Parole est un mandat impératif qui n’a rien perdu de son actualité.

La Province suisse des Dominicains a vu chuter ces dernières années l’effectif de ses frères. Ce constat vous fait-il souci?

L’âge avancé des frères n’est pas un problème en soi. La société dans son ensemble devient toujours plus âgée. Mais que les frères aînés en dépit de leur âge puissent demeure prédicateurs, confesseurs, auteurs ou simplement soutenir par leur prière les activités des autres.

Je situerais le problème à un autre niveau: la discontinuité ou la rupture intergénérationnelle. Ce souci-là me préoccupe. Autrefois, il y avait une continuité naturelle dans la transmission de la foi et de la connaissance religieuse. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Afin de combler ce manque, des structures doivent être créées pour des hommes à la recherche d’un deuxième chemin de vie à l’intérieur de notre Ordre. La vie dominicaine comporte traditionnellement une certaine culture orale issue du vécu de chacun. Elle est essentielle pour la transmission de notre spiritualité, de notre liturgie, de notre vie intellectuelle, de nos manières de vivre en communauté. Lorsqu’une génération fait défaut, un déficit se crée. En Suisse tout particulièrement, nous devons nous préoccuper de la relève.

De quoi doit-on tenir compte dans la formation de cette relève?

La formation comprend différents éléments. Il est important pour moi de ne pas sous-estimer la dimension intellectuelle, de familiariser ceux qui frappent à notre porte à la grande tradition intellectuelle de l’Ordre. Elle permet d’acquérir à travers le travail personnel un ensemble d’instruments qui permettent d’analyser, de rendre accessibles les problèmes du temps présent et de préparer des réponses adéquates.

Il n’est pas vrai que le monde ait changé au point que la vie religieuse aurait perdu son sens. Il s’agit de transmettre notre propre tradition dominicaine. La formation doit avant tout faire des jeunes des chrétiens adultes. Il ne s’agit pas de les mettre sous tutelle, mais de faire en sorte qu’ils trouvent leur chemin personnel et deviennent des chrétiens qui savent rendre compte de leur foi dans le monde actuel. En aucun cas on ne fera d’eux des êtres dépendants, mais des chrétiens adultes, munis d’une foi située à la hauteur du  monde.

« Entre nous, j’aimerais aussi utiliser plus souvent ma bicyclette, une vieille passion… »

Mais encore, quel appui donner à ces jeunes, indépendamment de toute carrière spécifique et professionnelle?

Si nous leur disons «venez chez nous», les candidats (ainsi que les candidates des communautés féminines) devraient dans l’Ordre pouvoir se développer intellectuellement, et ceci m’importe particulièrement devenir des adultes chrétiens en prenant profondément racine dans la Parole et la vie de l’Eglise. Ils doivent être prêts à relever à partir de leur foi les défis que le monde leur pose. Johann Baptiste Metz appelle cela la «mystique des yeux ouverts». Metz était, bien entendu, professeur de théologie fondamentale…

Frère Guido, vous n’avez jamais esquivé les charges à responsabilité. Sans regarder derrière vous, où trouvez-vous les motifs de vous réjouir aujourd’hui? 

Je me réjouis surtout d’avoir davantage d’espace, de temps et de force pour me consacrer à la théologie et plus directement pour répondre aux sollicitations de mes frères. Je ressens cette opportunité comme une nouvelle chance. C’est un cadeau de pouvoir vivre une fois encore intensément ma vocation dominicaine dans une période nouvelle de ma vie. Entre nous, j’aimerais aussi utiliser plus souvent ma bicyclette, une vieille passion…

Que signifie concrètement votre activité de Prieur de la Province suisse des Dominicains?

 Provincial, j’apporterai naturellement mon concours à la Conférence des Unions des religieux/religieuses et des Instituts séculiers de Suisse (KOVOSS / CORISS). Je me réjouis aussi de participer au prochain Chapitre Général de l’Ordre en 2016 à Bologne.

Dans ma fonction de Prieur provincial j’ai surtout le devoir, en étroite collaboration avec le Conseil provincial, de mettre en œuvre les Actes et les décisions du Chapitre provincial de janvier 2015. La fonction d’un Prieur provincial est directive sans doute, mais elle doit se situer toujours dans la ligne des Constitutions de l’Ordre et en consonance avec les directives et perspectives formulées par le Chapitre provincial.

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Interview réalisé pour notre revue Sources par le frère Uwe Augustinus Vielhaber, du couvent St-Hyacinthe de Fribourg. Traduit de l’allemand par Evelyn von Steffens et Guy Musy.

 

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Des Imams en faculté de théologie https://www.revue-sources.org/des-imams-en-faculte-de-theologie/ https://www.revue-sources.org/des-imams-en-faculte-de-theologie/#respond Tue, 01 Apr 2014 14:43:09 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=232 [print-me]

Depuis quelques mois, un projet futuriste sème le trouble dans le landernau académique et politique fribourgeois. Il semblerait que les imams en fonction sur le territoire helvétique seraient désormais formés dans le cadre de la faculté de théologie de l’Université de Fribourg dont le Maître de l’Ordre des Prêcheurs est grand chancelier. Emoi jusque dans les rangs du Grand Conseil fribourgeois (assemblée législative) dont certains députés se scandalisent de voir détournés au profit de l’islam les objectifs et les fonds de cette institution reconnue jusque là comme catholique et soutenue par une collecte organisée dans les paroisses catholiques du pays. Une conférence de presse a même précisé que le projet serait mis en place progressivement à partir de la prochaine rentrée universitaire.

Dans le but de dissiper les malentendus, notre rédaction a préféré s’enquérir auprès du rectorat de l’Université. Cette charge repose depuis quelques années sur les épaules du frère dominicain Guido Vergauwen, lui-même professeur à la faculté de théologie. Nous reproduisons ci-dessous son éclairage et nous l’en remercions.

Le projet dont il est question a comme nom «Centre Suisse Islam et Société». Il ne s’agit donc pas d’un «centre de formation des imams» qui aurait nécessité une faculté qui enseigne le Coran et toutes ses traditions interprétatives. Nous parlons plutôt d’une formation continue, pour des imams certes, mais orientée vers leur intégration dans la société suisse, son histoire, ses traditions sociales et culturelles, et religieuses bien sûr.

Il ne s’agit donc pas d’un «centre de formation des imams».

Mais on songe aussi aux personnes qui accompagnent les communautés musulmanes, les professeurs de religion par exemple.

Les compétences de la faculté de théologie ne seront donc pas les seules à être sollicitées, mais aussi celles de nos juristes, de nos pédagogues, de nos sociologues… Ce sera un centre interfacultaire qui fédérera toutes ces compétences. Un coordinateur sera choisi disposant d’une formation théologique avec spécialisation en éthique sociale et connaissant très bien les enjeux de l’islam. Ce sont nos partenaires musulmans, ceux qui ont contribué à la conception de ce projet, qui ont insisté pour que le futur Centre comprenne un ou deux experts de dialogue théologique, mais ouverts aux questions sociales qui intéressent les communautés musulmanes de Suisse. Les musulmans résidant en Suisse proviennent pour une large part de l’immigration, mais commencent à se poser des questions d’insertion, en particulier ceux qui appartiennent à la deuxième et troisième génération. Il est donc important que le coordinateur du projet soit rattaché à la faculté de théologie.

Dans un premier temps, un enseignant musulman sera intégré au Centre avec le statut de professeur invité. Le coordinateur sera son partenaire direct de dialogue. Nous pourrons ainsi offrir aux non-musulmans intéressés des connaissances de première main sur l’islam. Leurs activités professionnelles les mettent déjà en contact permanent avec des musulmans, par exemple dans les hôpitaux, les prisons, le travail social ou l’administration publique. Cette présence musulmane permettra aussi à terme aux étudiants musulmans qui fréquentent notre université d’approfondir leur religion et même de produire des travaux de séminaire dans ce domaine. Nous ne voulons donc pas orienter ce Centre vers une approche «neutre» de l’islam, comme le feraient les sciences des religions déjà enseignées à l’université. Le projet a donc une coloration explicitement théologique, tant pour nos partenaires musulmans que pour certains enseignants de notre faculté de théologie appelés à contribuer aux activités du Centre.

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Le frère Guido Vergauwen

Le frère Guido Vergauwen

Guido Vergauwen, dominicain, est professeur ordinaire de théologie fondamentale. Depuis 2007, il est également recteur de l’Université de Fribourg.

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