Vérité – Revue Sources https://www.revue-sources.org Thu, 29 Mar 2018 08:49:30 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.1 Le diable est dans les fake news https://www.revue-sources.org/le-diable-est-dans-les-fake-news/ https://www.revue-sources.org/le-diable-est-dans-les-fake-news/#respond Thu, 15 Mar 2018 01:40:43 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2526 N’en jetez plus, tout le monde s’y met. Le pape François lui-même s’est intéressé au phénomène des fake news, des fausses nouvelles, lui consacrant son message de janvier pour la journée mondiale des communications sociales. Début janvier, c’était le président français Emmanuel Macron qui annonçait devant la presse sa volonté de combattre les «bobards», mot choisi pour traduire la locution anglaise. A l’avenir, promettait Macron, il y aura une loi pour combattre ces fausses nouvelles en période électorale. Nous serions en présence d’une «épidémie de fake news», assure le Temps. Est-ce vrai? Et si c’est le cas, d’où vient-elle et que penser des remèdes proposés?

Le fait que le bobard cher à Macron ait déjà été oublié n’est pas le seul effet de l’impérialisme anglophone. C’est que les fake news renvoient immédiatement au personnage qui les symbolise aux yeux de l’opinion et dont lui-même se sert généreusement: Donald Trump, président des Etats-Unis. On sait qu’il balaie chaque nouvelle dérangeante, chaque révélation des médias critiques à son égard d’un «fake!» dédaigneux. Ce qui ne lui plaît pas est faux.

Aux mollets de Trump

Donald Trump a un rapport particulier avec la vérité. Un journaliste du New York Times qui ne lui lâche pas les mollets depuis son entrée en fonctions assure que le président aurait raconté plus de 2000 bobards au cours de sa première année présidentielle. Déjà lors de son installation à la Maison Blanche, il déclarait que «jamais autant de partisans ne sont venus soutenir un président lors de son investiture». Affirmation aussitôt démentie par les images des télévisions et par les journalistes présents. Mais une fidèle collaboratrice du président avait commenté: «Si Monsieur Trump l’a dit, sa vérité vaut bien celle des journalistes».

Cette petite phrase révèle beaucoup de choses, à commencer par la remise en question de la vérité journalistique. C’est un point sur lequel il faudra revenir. Pour comprendre la nouveauté du phénomène, il faut cependant rappeler que le mensonge est aussi vieux que l’humanité déchue depuis qu’Eve s’est laissée embobinée par le serpent. «Vous ne mourrez pas, mais vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux»: des bobards en rafale.

Dans le document cité, le pape François parle «d’une séduction rampante et dangereuse qui fait son chemin dans le cœur de l’homme avec des arguments faux et attrayants, mais qui apparaissent plausibles et même vraisemblables». La fake fonctionne parce qu’elle plaît et surtout parce qu’elle fait écho à quelque chose qui est déjà présent en nous comme désir, peur ou préjugé.

Un mensonge tentaculaire

Depuis trente ans, le monde dit civilisé vit sur un mensonge tentaculaire, monstrueux et dévorant. Je ne parle pas de la Bourse ni de ses promesses, qui mériteraient à elles seules un article, mais de l’invasion de l’Irak par l’Amérique et ses alliés en 2003. Elle a provoqué des catastrophes en chaîne: la naissance de l’Etat islamique, la déstabilisation de toute la région et l’élimination des minorités locales, en particulier les anciennes communautés chrétiennes du Moyen-Orient.

Cette invasion avait été justifiée à la tribune du Nations-Unies par les armes de destruction massive accumulées par Saddam Hussein, en particulier les armes chimiques et bactériologiques. Or ces armes n’ont jamais été retrouvées. Parce qu’elles n’existaient pas.

Voilà un cas de nouvelle fabriquée ad hoc – ce qui est le sens premier de la fake news, qui n’est pas seulement fausse, mais délibérément inventée ou truquée – et qui a eu pour conséquence l’émigration massive, bien réelle celle-ci, des réfugiés vers l’Europe et les tragédies qui l’ont accompagnée.

La manipulation médiatique fait le jeu des puissants depuis que l’opinion publique existe. Et pas seulement le jeu politique. Je pense aux études téléguidées des multinationales du tabac pour cacher la nocivité de la cigarette et aux diatribes entre climatosceptiques et climatoprêcheurs. Les images récentes d’un ours blanc traînant sa carcasse sur une lande pelée du Canada ont ému les cœurs d’artichaut du monde entier avant que de petits futés dénoncent l’arnaque au réchauffement climatique, cette île étant habituellement libérée des glaces en cette période de l’année. A les entendre, cet ours était simplement malade.

Des tweets rageurs ou moqueurs

Le mensonge est partout et de tout temps. Pourquoi les fake news donnent-t-elles l’impression d’être un phénomène nouveau et récent? Uniquement parce que tous les regards sont braqués sur Donald Trump et le danger qu’il fait courir – d’après ses détracteurs – à la vérité et à la paix dans le monde?

Le président américain communique essentiellement à coups de tweets brefs, rageurs ou moqueurs, c’est selon. C’est déjà une piste. Les fake news sont apparues sur les écrans et dans les conversations pendant la campagne présidentielle américaine à l’occasion des joutes verbales d’une rare violence entre Trump et Hillary Clinton. Trump avait contre lui la quasi totalité des médias traditionnels et l’élite intellectuelle du pays. Mais il a gagné. Parce qu’il est une bête de scène, évidemment. Mais aussi parce qu’il a pu s’appuyer sur une communication alternative, sur ses tweets suivis par des millions de fidèles. Et parce qu’il a fait passer les journalistes pour des menteurs au service des pouvoirs en place. Et cela a marché. Trump pouvait raconter n’importe quoi, il lui suffisait d’expliquer que les bobards de la caste médiatique étaient plus grands que les siens et que ces journalistes n’écoutaient pas les soucis du petit peuple conservateur.

L’émergence des fake news est liée à la perte de crédibilité des médias et des leaders d’opinion, et pas seulement aux Etats-Unis. Le Brexit et d’autres manifestations qu’on réunit sous l’étique de «populisme» sont le signe que les citoyens n’ont plus confiance dans les médias ni dans les élites. Mais si le peuple se révolte, c’est aussi parce qu’il dispose d’autres canaux d’information ou de désinformation. Les fake news circulent à la vitesse de la lumière sur les réseaux sociaux qui se moquent des filtres et des barrières de la communication médiatique traditionnelle.

Qui est allé sur la lune?

Comme dit le message du pape François, qui a bien analysé ce mécanisme, «la diffusion des fake news peut compter sur l’utilisation manipulatrice des réseaux sociaux et des logiques qui en garantissent le fonctionnement: les contenus gagnent une telle visibilité que même les dénégations venant de sources fiables peinent à en limiter les dégâts».

Et qui dit réseaux dit milieux fermés et homogènes qui n’ont pas envie d’entendre d’autres opinions. On est entre soi et on se répète des histoires délirantes: le sida a été fabriqué en laboratoire, les Américains ne sont jamais allés sur la lune, le 11-septembre a été fomenté par la CIA, etc… Et tout cela serait caché par des médias qui participeraient au complot visant à enrichir les multinationales et à éliminer l’homme blanc. Toutes choses qu’on peut lire sur internet.

La nouveauté des fake news n’est pas dans leur existence puisque les rumeurs, les fausses nouvelles et le mensonge ont toujours existé, mais dans cette diffusion puissante et rapide qui peut fausser des élections et perturber le sommeil des gens et le bon fonctionnement de la société.

A la racine du mal

Le texte du pape, qui pousse plus loin la réflexion, constate que le succès des fake news vient du fait que ce type de nouvelles au caractère provoquant, excitant ou scandaleux profite de «l’avidité insatiable qui s’allume facilement dans l’être humain. Les motivations économiques et opportunistes de la désinformation ont leur racine dans la soif de pouvoir, de l’avoir et du plaisir». La fake news est une manifestation du mal «qui se meut de mensonge en mensonge pour nous voler la liberté du cœur». Jolie formule qui va au fond des choses et qui permet de réfléchir aux remèdes proposés. Eve a croqué la pomme parce que le serpent s’est présenté comme un ami bien intentionné et qu’il a su éveiller sa curiosité et son désir tout en la rendant méfiante à l’égard de Dieu. Comment éviter de mordre dans la tentation?

La réponse d’Emmanuel Macron est connue: il y aura une loi. L’Etat se chargera de protéger la vérité contre les pouvoirs étrangers ou mal intentionnés. La nouvelle a fait sourire ceux qui pensent que les nouveaux médias sont plus forts que les Etats, mais il ne faut pas sous-estimer la vague de censure qui frappe internet. D’autres se méfient du recours au Prince: «Un pouvoir qui s’intéresse de trop près au statut de la vérité n’est jamais innocent», écrit Arnaud Benedetti, professeur associé en histoire de la communication à la Sorbonne, dans une excellente tribune[1].

La démocratie est un fait récent dans l’histoire, le journalisme aussi. L’expérience accumulée semble prouver que la meilleure réponse au mensonge n’est ni la censure ni une information contrôlée par l’Etat ni une forme de «bien-pensance» politiquement correcte. Si Trump a gagné, je le répète, c’est parce qu’une partie de l’électorat a voulu donner une leçon au mainstream médiatique qui voulait mettre Hillary Clinton à la Maison Blanche.

La vérité est relation

La réponse aux fausses nouvelles n’est pas une vérité proclamée par l’Etat, par un juge ou un groupe de presse. Elle émerge d’un effort d’information et de réflexion que chacun doit faire pour aboutir à une conviction solide: cela est vrai pour moi. Pour y arriver, il faut bien sûr disposer de sources d’informations fiables, mais internet, tant décrié, offre de très nombreux sites, blogs et autres documents en libre accès. Et il vaut la peine de rappeler que l’information a un coût, et que ce qui est gratuit n’est pas toujours bon.

La vérité naît d’abord de la relation. Entre le journaliste et le lecteur, par exemple, mais aussi entre les lecteurs et tous ceux qui s’expriment, qu’il s’agisse du prêtre en chaire ou du professeur devant ses élèves. Comme l’écrit le pape François, «le meilleur antidote contre les faussetés, ce ne sont pas les stratégies, mais les personnes». La vérité est une personne, c’est Jésus. Et chacun dispose d’un excellent outil pour combattre le mensonge: la conscience. Il y a une voix en moi qui me dit très vite si telle personne, telle information, tel journal ou site internet contribuent à ma réflexion, à mon épanouissement, à une communion plus grande ou si, au contraire, ils font le jeu du mensonge, de la division et de la résignation.

Pour entendre cette voix, il faut aimer le silence, il faut prendre le temps d’écouter et de réfléchir. Les fake news ne sont qu’une des formes du vacarme qui nous étouffe. Le comprendre, c’est déjà y échapper, c’est déjà retrouver le goût de la vérité.


Patrice Favre, journaliste suisse, rédacteur en chef du périodique romand «Echo Magazine». Cet «Hebdomadaire chrétien des familles» paraît à Genève.

[1] Famille chrétienne n. 2087 du 13 janvier.

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Ecrire droit avec des lignes courbes https://www.revue-sources.org/ecrire-droit-avec-des-lignes-courbes/ https://www.revue-sources.org/ecrire-droit-avec-des-lignes-courbes/#respond Thu, 15 Mar 2018 01:30:40 +0000 https://revue-sources.cath.ch/?p=2530 Fake news,  informations tronquées ou maltraitées, ragots de bas étages aux plus hauts niveaux: Le triomphe de Pinocchio?

Nous avons certes de multiples raisons de mentir. Identitaires d’abord: il y va de notre image pour ne pas nous laisser surprendre en état de faiblesse, d’erreur, de maladresse: que vont-ILS dire? Sociales ensuite: nous voulons être dans le vent, voire en rajouter, pour ne pas avoir l’air de faire bande à part. Peu importe alors que nous desservions la vérité, pourvu que nous nous rallions aux cris de la foule. Politiques, pour défendre unilatéralement une position, refuser nos responsabilités, voire relire l’histoire selon nos intérêts… Mensonges pour avoir davantage, feindre d’en savoir plus, et finalement exercer un pouvoir accru: la stratégie de Satan pour tenter le Christ ne dit pas autre chose! Mensonge qui nous coupe d’autrui. A qui faire confiance? Comment garder espoir? Et ne pas nous méfier de tout amour, en pensant, comme d’aucuns, que les animaux, aux réflexes certes violents mais pas vicieux, sont de meilleurs amis que les hommes?

Toujours néfaste?

Mais le mensonge ne sert-il pas aussi à nous protéger? L’enfant d’un chagrin trop violent, le malade de l’annonce du caractère inexorable de ses souffrances, la personne fragile d’une parole trop dure? Ne fuyons-nous pas tous ces parangons de justice qui ne cessent de nous taper sur la tête pour nous asséner leurs soi-disant quatre vérités? Et n’avons-nous pas tous expérimenté qu’il y a bien souvent de bonnes raisons de différer, voire de ruser, pour éviter de blesser ou de se mettre soi-même dans une situation très inconfortable, sans oublier toutes les situations où nous devons recourir à des feintes pour préparer une surprise? Au reste la résistance à l’oppression n’implique-t-elle pas des formes subtiles de mensonge, car comment auraient réussi sinon ceux qui ont caché des personnes persécutées au risque de leur vie? Plus fondamentalement la vérité dite divine n’est-elle pas souvent un bon prétexte à ne pas nous remettre en question, à nous réfugier frileusement derrière de pieuses mantilles, qui s’appellent règlements, règles, lois, commandements, au risque de les interpréter à la lettre et de faire taire en nous la conscience que l’injustice ou la guerre révolte? Bref toute vérité est-elle bonne à dire, et le mensonge est-il toujours néfaste?

Une relation avant tout

Poser la question ainsi est sans doute nous condamner à ne pas lui trouver de réponse. Il est évident qu’à moins d’être dénaturés nous haïssons tous le mensonge, et nous cherchons tous la vérité. En théorie. Parce qu’en pratique, ce qui devrait compter plus que tout, ce n’est pas d’abord la vérité en soi, mais une relation humaine habitée par une exigence de vérité. Et cela change tout. Le Christ n’a pas dit: «la vérité. C’EST…» , mais «JE SUIS la VERITE». La vérité a un visage: de bonté, d’écoute, de miséricorde, elle invite à cheminer patiemment, pas à asséner des coups de matraque aux récalcitrants.

Prenons un cas délicat: je dois annoncer à un collaborateur que l’entreprise dans laquelle il travaille va le licencier pour des raisons économiques. J’ai plusieurs possibilités.

– Je lui envoie une lettre recommandée avec mise en congé rapide, et m’arrange pour le faire à un moment où je sais devoir être absent.

– Je délègue ma mission à un autre collaborateur, sous un prétexte fallacieux.

– Je rencontre la personne, mais lui présente la situation en tentant de lui trouver des torts pour ne pas assumer la réalité crue.

– Ou alors j’empoigne le dossier, essaie de comprendre la situation de la dite personne et me donne suffisamment de temps pour envisager aussi les pistes qui peuvent s’ouvrir devant lui au-delà de sa mise à pied: comment pouvons-nous accompagner ce départ, ouvrir des possibilités inédites, transformer une situation insoutenable en nouvelle chance d’orientation? Et si, de surcroît cette personne doit partir parce qu’elle n’a pas rempli correctement ses engagements, vais-je avancer des arguments factices? Où trouver les moyens – soit personnellement soit en l’orientant vers une personne compétente – de lui faire prendre conscience de ce qui l’empêche d’être à la hauteur de sa tâche, voire de ce qui lui conviendrait mieux, bref des perspectives possibles au-delà de l’échec présent? Dit autrement, sortir d’une attitude de déni ou de mensonge implique de s’investir. La vérité n’est pas un donné «c’est ainsi», mais un compagnonnage: cherchons ensemble ce qui est le meilleur dans ta situation, ne nous cachons pas le visage en feignant de penser qu’il est normal que tout soit évident et immédiat.

Mitrailler l’instant

«Immédiat»: une clef pour comprendre l’impact des fack news: elles nous mitraillent dans l’instant, tuent notre sens critique, notre volonté de comprendre le sens d’une réalité. Elles nous donnent l’illusion du pouvoir – moi, je sais – en paralysant notre capacité de rebondir, de prendre le temps d’aller plus loin en profondeur. Elles scotchent notre humeur à la rumeur. Perverses, elles détournent la personne de sa vraie identité, en l’enfermant dans un corset de faux-fuyants, en l’empêtrant dans le leurre du chasseur, bref la coupent du réel, partant d’elle-même et de sa source vive.

Mais dénouer l’écheveau des mensonges relève moins d’argumentations savantes, enchaînant d’interminables et inefficaces parties de ping-pong pour savoir qui a raison que d’un changement de regard: je discerne ton vrai visage au-delà de tes bavardages. La vérité, telle une graine, a besoin de temps pour éclore, sous des formes souvent humbles – le Verbe, Parole vive,  ne s’est-il pas lui aussi fait humus? – . Elle germe là où de vraies relations humaines lui offrent un terreau favorable. Terreau de confiance: je peux croire en toi, parce que tu m’as regardé avec une bonté lucide, que tu as deviné ma face à travers de mes grimaces. Terreau d’espérance: parce que tu repères ce qui éclot au-delà de l’erreur et de l’obscurité, je peux, à mon tour, me mettre en route et nettoyer mon ciel de ses scories. Et terreau nourri d’amour, pour soutenir la croissance de ce qui tente de mûrir à travers les entrelacs de nos existences souvent chahutées mais en quête de sens, partant de clarté: «Dieu écrit droit à travers des lignes courbes» résumait Paul Claudel en exergue du «Soulier de Satin»…


Monique Bondolfi

Monique Bondolfi-Masraff, professeur de philosophie, est membre de l’équipe rédactionnelle de SOURCES.

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Veritas https://www.revue-sources.org/veritas/ https://www.revue-sources.org/veritas/#respond Fri, 01 Jan 2016 09:56:56 +0000 http://revue-sources.cath.ch/?p=433 [print-me]

Pourquoi l’Ordre revendique-t-il ce mot très simple qui orne son blason? Parce qu’il exprime le désir du prêcheur. Il s’est voué à la vérité. «Père, consacre-les dans ta vérité», demande Jésus pour ses disciples.

De Somme en Somme

Cela commence par un long apprentissage, de plus de huit années de formation qui donne suite à un exercice permanent. Il s’agit d’étudier, et pas seulement de se spécialiser sur un sujet isolé, car tout se tient. Il s’agit d’atteindre une sagesse qui vient d’une vision globale, toujours à reformuler, comme le fait saint Thomas qui va de Somme en Somme. Il avait l’impression de ne produire que de la paille mais c’était bien du grain, pour nourrir de nombreuses générations. Comme Salomon, le prêcheur se veut philosophe au sens fort du mot: amoureux de la Sagesse. «Je suis le chemin, la Vérité et la Vie» [1. Jn 14, 6.], dit Jésus. Il est le «Logos» même, écrit saint Jean. La Vérité, ce ne sont donc pas seulement quelques connaissances, ni un système, ni un savoir.

La vérité n’est pas une gnose, c’est Quelqu’un. La Vérité, c’est la Vie, et elle se transmet. Il se forme ainsi une Tradition qui, comme une sève généreuse, pousse à former de nouveaux bourgeons. Alors que le savoir est morcelé, «en miettes» disait St Thomas[2. « Sauve-moi, Seigneur, car il me faut descendre parmi les fils des hommes où les vérités sont en miettes »], des synthèses nouvelles sont possibles, pour un discours pertinent, et de cette vision générale, il faut aussi témoigner.

La Vérité, c’est la Vie, et elle se transmet.

Mais les synthèses n’étouffent pas les questions, la Somme de théologie est d’ailleurs un ensemble de questions. La vérité vivante fait question «Qui est cet homme qui parle avec autorité?[3. Jn 7, 17]».

Comme pour Socrate, la pédagogie du Christ passe par des questions: «Qui suis-je pour vous?». L’Eglise y répond donc mais, contrairement à l’opinion courante, les dogmes n’étouffent pas l’intelligence: ils la stimulent. Ils précisent ce qui est à croire, même si c’est presque impossible à penser. Un seul Dieu, trois personnes. Une seule personne, deux natures… Qui peut expliquer en langage contemporain l’assomption de Marie?

Vérité universelle?

La vérité se veut universelle mais il est bon aussi de percevoir que le statut de la parole n’est pas le même dans toutes les cultures du monde, celui de la vérité non plus. Quand je demande en Amazonie quel est l’état de la piste que je dois emprunter le lendemain, et que l’on me répond que j’ai de la chance car la niveleuse vient de passer, je dois savoir que la réponse n’a rien à voir avec la réalité. Mon interlocuteur cherche avant tout à me rassurer. Dans un monde trop dur, la survie passe par la protection de l’imaginaire. Si je lui reproche, à mon retour, de m’avoir menti, mon interlocuteur répondra, vexé: «mais tu as bien dormi!»

La vérité s’exprime parfois dans le nondit. Il faut savoir comprendre ce qui se murmure, se laisse deviner.

Quand un peuple en écrase un autre, ou en colonise un autre, quand une classe ou un parti recouvre le champ de la communication, la vérité du plus fort s’impose. La vérité du plus faible prend alors des chemins de traverse pour se propager, ceux des petites histoires, ceux des proverbes. La censure ne perçoit pas les subtilités. Il y a plusieurs vérités et celle du méprisé reste inaccessible à celui qui opprime. Woch nan dlo pa kon doulè woch nan sole, la roche, dans l’eau, ne connait pas la douleur de celle qui est au soleil. Zafè kabrit pa zafè mouton, les affaires du cabri ne sont pas celles du mouton. Bay kou bliye pote mak sonje, celui qui a donné un coup peut l’oublier mais la victime y pense toujours[4. Proverbes haïtiens].

«Tu n’as toujours pas compris que ta notion de ‘normalité’ ne vaut que pour un confetti sur la planète?»

Ceux qui ont vécu sous le régime communiste savent ce qu’il en est de la Pravda, la «vérité» officielle. Alors que je m’écriais un jour «c’est pas normal!», un frère m’a doucement fait remarquer:

«Tu n’as toujours pas compris que ta notion de ‘normalité’ ne vaut que pour un confetti sur la planète?» Pour survivre, on se maintient entre deux eaux, entre chien et loup, entre deux vérités, celle de ceux qui souffrent et l’officielle. J’ai connu le temps où, du fait du terrorisme de Sendero Luminoso, au Pérou, il fallait attendre que les gens soient à la frontière de l’ivresse pour deviner ce qu’ils pensaient. Les inhibitions se levaient, et celui qui parlait jouait un peu la comédie, levant le pan du voile, sans engager sa responsabilité. «J’ai dit mais ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est l’esprit d’ébriété, tu as interprété…»

Parfois, dire la vérité est tout simplement impossible. Il y a des tabous, des zones d’ombres qu’il ne fait pas bon dévoiler mais qu’un apôtre, un prophète doit débusquer. Le témoin prend des risques. «Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté.[5. Chanson de Guy Béart.]» Témoin, en grec, se dit «martyr».

Faire la vérité

C’est ainsi que le prêcheur, chercheur de vérité, ne cesse de méditer l’attestation de Jésus sur sa propre mission et la réplique de Pilate. «Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix». «Qu’est-ce que la vérité?[6. Jn 18, 37.]» Le silence qui répondit résonne encore. La vérité était, devant Pilate, un homme enchaîné qu’il savait innocent. Il n’avait pas le droit de s’en laver les mains. Un jour Las Casas dira:

«J’ai vu des milliers de crucifiés». Quand le contemplatif qu’est le prêcheur, perçoit que la vérité, c’est à dire le réel, doit changer, sa prédication invite à l’action. Ses opposants, curieusement, se diront souvent «réalistes». Le «réalisme» des faits, des chiffres, et de leurs intérêts! De quel réel parlent-ils? Du réel d’un moment, figé, mort, castré, qui n’est pas le réel vrai. Car le réel est vivant, il change. Il est la Vie même et, depuis la résurrection de Jésus, il est habité par un Souffle que rien ne peut arrêter. La foi est un ferment d’action et, réciproquement, l’action permet de comprendre, de vérifier, de croire plus encore. La praxis est révélatrice. «Nous ferons et nous comprendrons»[7. Ex 24, 7.], parole du peuple croyant, à laquelle fait écho la parole de Jésus: «Heureux serez-vous si vous le faites»[8. Jn 13, 17]. La vérité est aussi un faire et «celui qui fait la vérité vient à la lumière»[Jn 3, 21]. Puissions-nous, par notre prédication, verbo et exemplo, participer à la transformation d’un chaos informe, défiguré, en un cosmos organisé, humanisé, transfiguré.

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Le frère dominicain Michel Van Aerde est le directeur général de l’université dominicaine internationale www.domuni.eu. Il a été provincial de la Province dominicaine de Toulouse et, plus récemment, en Belgique. Il vit au couvent de Bruxelles.


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