Revue Sources

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Saint Thomas d’Aquin fut-il un disciple de saint Dominique? Avant de proposer une réponse, deux remarques préalables s’imposent.

Premièrement, saint Thomas est né vers 1225, dans une région du royaume de Sicile à la frontière des États pontificaux (à peu près à mi-chemin entre Rome et Naples), quatre ans après la mort de saint Dominique († 1221): il n’a pas connu personnellement saint Dominique. Saint Thomas a fait la connaissance des frères dominicains à Naples où il fut envoyé pour des études vers 1239. Un couvent y avait été fondé en 1231; c’est probablement un frère de ce couvent napolitain, Jean de San Giuliano, qui fut à l’origine de la vocation de Thomas. Thomas y reçut l’habit dominicain vers 1242 ou 1244. Le maître de l’Ordre était alors Jean de Wildeshausen, aussi appelé Jean le Teutonique, troisième successeur (déjà) de saint Dominique à la tête de son Ordre.

Une seule mention de Dominique dans l’œuvre de Thomas

Deuxièmement, nous ne savons pas avec précision ce que saint Thomas connaissait de la vie de saint Dominique. Il a célébré les fêtes de saint Dominique (canonisé en 1234) et il avait certainement connaissance de nombreux témoignages, oraux et écrits, sur saint Dominique. Cependant, au sein de l’immense œuvre écrite de saint Thomas, on ne trouve pratiquement aucune mention de saint Dominique!

Cette discrétion de Thomas d’Aquin sur saint Dominique nous étonne aujourd’hui.

À ma connaissance, l’unique mention explicite se trouve dans le sermon «Il était un homme riche qui avait un intendant» (Luc 16, 1), un sermon pour le neuvième dimanche après la Trinité, prononcé probablement à Paris en 1270 ou 1271, et qui nous est parvenu grâce aux notes prises par un auditeur. Saint Dominique y est nommé aux côtés de saint François d’Assise, les deux (beatos Dominicum et Franciscum) étant présentés comme des exemples de fidèles et «glorieux intendants qui dispensent le salut, et dont le souci spécial fut de conduire les hommes au salut». Tandis que saint Dominique n’est nommé qu’une seule fois, saint François est mentionné une seconde fois, dans un autre sermon, pour ses stigmates attestant de son attachement à la passion du Christ.

L’ordre des prêcheurs plutôt que son fondateur

Cette discrétion de Thomas d’Aquin sur saint Dominique nous étonne aujourd’hui, mais située dans son contexte elle est moins surprenante qu’il n’y paraît. Lorsqu’il parle de la vie religieuse dominicaine, Thomas d’Aquin n’est guère porté aux personnifications. D’une part, Thomas ne parle guère de lui-même; et même lorsqu’il nous en dit davantage sur sa propre vocation de théologien, par exemple lorsqu’il explique ce qui constitue «le service principal de toute ma vie», il emprunte ses mots («que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de Dieu») à… saint Hilaire de Poitiers! La ferveur de la confidence se tient ici dans une émotion contenue.

Ce que saint Thomas connaît le mieux de saint Dominique, c’est son Ordre.

D’autre part, ce dont Thomas d’Aquin parle avec abondance, c’est de «l’Ordre des frères prêcheurs», un «Ordre voué à l’office de la prédication», un «Ordre de religieux qui prêchent», un «Ordre voué à l’étude», un «Ordre institué pour étudier et enseigner», un «Ordre institué pour la prédication et pour les autres choses qui concernent le salut des âmes», ou encore un «Ordre institué pour prêcher et entendre les confessions» (les formulations sont diverses et nombreuses). On pourrait dire: ce que saint Thomas connaît le mieux de saint Dominique, ou du moins ce qu’il met en avant, c’est son Ordre!

Le refus du Mont Cassin

Cela dit, saint Thomas fut bel et bien un éminent disciple de saint Dominique. Dans le propos limité de ces lignes, je ne retiendrai que trois points: sa décision d’entrer dans l’Ordre des Prêcheurs, sa défense de la vie religieuse dominicaine, et enfin sa Somme de théologie.

La famille de saint Thomas n’était guère favorable à son entrée dans un Ordre nouveau, un Ordre de mendiants. Thomas était né dans une famille de seigneurs au service de l’empereur; son père était gouverneur de la région. Thomas a reçu sa première formation à l’abbaye du Mont-Cassin: sa famille le destinait manifestement à l’abbatiat de ce prestigieux monastère fondé par saint Benoît qui y avait rédigé sa règle.

« S’il est bon de contempler les choses divines, il est encore meilleur de les contempler et de les transmettre ».

La famille de Thomas tenta de s’opposer à sa vocation dominicaine mais, face à la fermeté de sa décision, elle dut s’y résoudre. Sans doute Thomas perçut-il très tôt que ses dispositions pour l’étude se réaliseraient de la manière la plus fructueuse dans l’Ordre des Prêcheurs, suivant ce qu’il expliquera plus tard: s’il est bon de contempler les choses divines, il est encore meilleur de les contempler et de les transmettre.

À cela s’ajoute un point que l’on oublie souvent: le choix d’une vie pauvre, qui lui fit toujours refuser avec obstination les honneurs ecclésiastiques (abbatiat du Mont-Cassin, épiscopat, cardinalat). Le Père Chenu l’a résumé dans une formule frappante: «Le refus du Mont Cassin est, chez Thomas d’Aquin, l’exacte réplique du geste de François d’Assise».

Illuminer plutôt que briller

Thomas s’engagea avec flamme à défendre la légitimité et la vocation des Ordres mendiants, en particulier la légitimité d’un Ordre voué à l’étude et à la prédication. Il rédigea plusieurs livres sur ce sujet, et il prit une part active à de nombreuses discussions animées face à des théologiens séculiers qui déniaient à un nouvel Ordre religieux, mendiant, le droit d’enseigner et de prêcher.

Thomas s’illustra spécialement dans les débats sur ce «point chaud» de la vie ecclésiale de son époque, avec une veine polémique («le fer s’aiguise par le fer»!) qui étonne lorsqu’on connaît le ton généralement mesuré qui le caractérise. Dans ces débats, en rappelant que «enseigner est un acte de miséricorde», il souligna toujours la priorité de la charité, de la gloire de Dieu et du «salut des âmes». On connaît la fameuse formule qu’il contribua à diffuser:

«Tout comme il est plus grand d’illuminer que de briller seulement, il est meilleur de transmettre aux autres ce que l’on a contemplé, plutôt que de contempler seulement». Et d’ajouter: le sacrifice qui plaît souverainement à Dieu, c’est «de s’unir soi-même et d’unir autrui à Dieu», «d’appliquer son âme et l’âme d’autrui à la contemplation».

La somme théologique comme «cura animarum»

En 1265, le chapitre provincial de la Province Romaine chargea Thomas de créer un centre d’études au couvent de Sainte Sabine à Rome et d’en être le responsable. Sa première tâche y fut d’enseigner la Bible. C’est aussi dans ce contexte que naquit le projet de la Somme de théologie, que Thomas conçut comme un manuel pour l’enseignement dans les couvents où un «lecteur» (un professeur conventuel) assurait non seulement la formation des jeunes frères mais aussi la formation continue des autres frères.

Thomas poursuivit la rédaction de sa Somme de théologie à Paris puis à Naples. L’œuvre resta inachevée: Thomas cessa d’écrire en décembre 1273, avant de mourir quelques mois plus tard.

Thomas y perçut une sorte de «vide doctrinal», et c’est ce «vide» qu’il a voulu combler par sa Somme.

Quelle fut l’intention de Thomas? La formation ordinaire des frères dominicains était centrée sur la vie chrétienne, en particulier sur la vie morale (on parlerait aujourd’hui de théologie morale, de théologie pratique et d’homilétique) pour en faire des prédicateurs et des confesseurs. Or les manuels employés étaient souvent marqués par la casuistique, c’est-à-dire par l’enseignement des solutions pour résoudre les «cas» particuliers qui se présentent au confesseur, au conseiller spirituel et au prédicateur: Thomas y perçut une sorte de «vide doctrinal», et c’est ce «vide» qu’il a voulu combler par sa Somme, afin de donner à la théologie pastorale une solide assise dogmatique dans le contexte plus large de toute la théologie chrétienne, sans oublier les ressources offertes par la philosophie pour une meilleure intelligence de la Parole de Dieu.

Dans une «dispute» théologique tenue à Paris en 1269, Thomas définit ainsi la mission du théologien par rapport au «soin des âmes» (la cura animarum, d’où vient notre mot français «curé»): le théologien a pour tâche «de chercher et d’enseigner comment il convient de procurer le salut des âmes». Suivant les explications de Leonard Boyle, c’est là précisément ce que saint Thomas a voulu faire dans sa Somme: «non pas la théologie au service de la cura animarum, mais la théologie comme cura animarum»! Et cela dans une communauté de frères où enseignants et étudiants constituent une «communauté studieuse» (societas studii) vouée à l’étude contemplative et à sa transmission. Saint Thomas n’est pas saint Dominique, mais il est bien l’un de ses fils qui nous montrent lumineusement le charisme de son Ordre.

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Le frère Gilles Emery, de la Province dominicaine suisse, réside au couvent St-Hyacinthe à Fribourg. Il est professeur ordinaire de théologie dogmatique à l’Université de cette même ville. Maître en théologie, il est aussi membre de la Commission théologique internationale.

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