Revue Sources

[print-me]

La notion d’intérêt commun semble avoir été préférée par nos sociétés contemporaines à celle de bien commun[1]. Notion moins connotée philosophiquement ou religieusement? Pourtant, le bien commun n’est pas une notion inaudible. Dans le contexte actuel de crise, elle prend même de nouvelles dimensions.

Du bien commun à la communauté du Bien

Dans son récent magistère, l’Eglise a fait recours à la notion de bien commun. Pas moins de 19 occurrences dans l’encyclique Caritatis in Veritate de Benoît XVI, qui le définit aux côtés de la justice comme un « critère d’orientation de l’action morale » (n°6): « À côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société: le bien commun. C’est le bien du ‘nous-tous’, constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. […] Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement, et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la polis, de la cité. » (n°7). La charité chrétienne n’est au fond rien d’autre que cela. Plus récemment, le pape François, dans l’encyclique Lumen Fidei, la mentionne 7 fois et affirme: « Oui, la foi est un bien pour tous, elle est un bien commun » (n° 51). Rappeler que la foi est un bien commun, un bien pour tous, voilà qui peut stimuler la nouvelle évangélisation! C’est aussi rappeler, comme le faisait en son temps Gaston Fessard, jésuite et philosophe[2], que le bien commun intègre nécessairement la mise en commun des biens des individus au profit de la communauté. Mais il allait plus loin en postulant que ce bien commun devait s’ouvrir à l’infini, et s’universaliser dans la « communauté du Bien »: communion dans le Bien. Cela passe essentiellement par la voie du don, cette respiration du « recevoir-donner » qui permet à tout un chacun d’être un bien pour autrui. Il semble que l’Eglise soit en train de réentendre cette invitation.

Une belle illustration de cela nous est donnée par le père Joseph Wresinski (1917-1988), fondateur d’ATD Quart-Monde. A travers la création des universités populaires, il a notamment permis au savoir de descendre l’échelle sociale et de faire de la connaissance «un bien rendu commun à tous« [3]. Le but était d’offrir à ces « sans espoir de réciprocité » cette culture tout aussi nécessaire que le pain qui nourrit les corps. A la base de cet engagement, une conviction: « [Ils] sont Jésus parmi nous. Apprendre d’eux devient un état de vie« [4]. Une révolution: recevoir de ceux à qui nous pensions apporter quelque chose, car ce sont eux qui ont à nous donner. « Toute famille, si écrasée par la misère soit-elle, est, en effet, porteuse d’un message unique, celui de Jésus misérable, Jésus fait homme de la misère en toute chose, sauf le péché. L’Eglise nous le rappelle

Recevoir de ceux à qui nous pensions apporter quelque chose, car ce sont eux qui ont à nous donner.

sans cesse: toute famille très pauvre a le droit de savoir qu’elle est le message de Jésus-Christ« .[5] A une époque où la charité était essentiellement « descendante », le père Joseph a permis d’opérer un déplacement que le récent rassemblement Diaconia de l’Eglise de France a mis en exergue.

« Personne n’est trop pauvre pour n’avoir rien à partager »

Que signifie cette petite phrase extraite du message final du rassemblement? Aucune situation d’exclusion, de souffrance, d’isolement n’est insignifiante ou disqualifiante. Il y a une dignité inaliénable dont nous devons tous être témoins. Toute personne recèle d’une richesse unique. « Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » dit Dieu à Israël (Is 43,4). Cela commence par là: reconnaître l’autre, quel qu’il soit, quelle que soit sa situation. Briser par la relation l’exclusion, l’isolement et le repli sur soi où tant de personnes se retrouvent pour bien des raisons. Voir l’autre, c’est déjà lui permettre d’exister en nous. Et ce compagnonnage peut alors être source d’un autre don. Celui de l’interpellation. « Où es-tu? », « Où est ton frère? » interroge Dieu dans le livre de la Genèse. Nous voici situés en vis-à-vis, en relation de garde, apprenons-nous. Dieu nous espère gardiens de nos frères dont la situation doit être pour nous source d’interrogation et d’interpellation. Par sa parole, Dieu nous relie et nous permet de voir et d’entendre celui que nous ne voyions plus et que nous n’entendions plus.

A quelle expérience sommes-nous alors conviés? « A la lecture de l’Evangile, à la suite du Christ serviteur, tous ont appris à écouter la voix des pauvres de notre temps. Chacun a été entendu dans sa singularité: ceux qui souffrent, malades, handicapés, personnes seules ou abandonnées, sans domicile ou mal logées, chômeurs ou précaires, divorcés, remariés ou non, salariés en souffrance ou menacés dans leur emploi, jeunes sans perspectives d’avenir, retraités à très faibles ressources, locataires menacés d’expulsion, tous ont pris la parole. Leurs mots, leurs colères sont aussi dénonciation d’une société injuste qui ne reconnaît pas la place de chacun. Ils sont une provocation au changement.» (Message final de Diaconia[6]). La conviction profonde ici exprimée ouvre une fenêtre pour la vie de nos communautés chrétiennes. Elle peut aussi inspirer une société en quête de voies nouvelles pour sortir de l’impasse et de la crise profonde que nous connaissons actuellement.

L’écologie du don

Un appel à vivre un déplacement, une conversion pour plus de dignité, plus de fraternité, pour que la vie soit ce bien réellement commun, souci de tous pour tous. Voilà le don permis par la relation. Se mettre à l’écoute de l’autre, c’est lui permettre de prendre part à la vie et à sa croissance. C’est aussi enrichir sa propre intelligence de la vie et de ses exigences. Le don n’est pas à sens unique. Inauguré par Dieu par le don de la vie, il est premièrement du côté de l’homme accueil et reconnaissance. « Qu’avons-nous que nous n’ayons reçu? » (1 Co 4,7). Il devient ensuite partage. Le don est toujours soumis à cette double respiration. C’est une loi de la vie qui se découvre aujourd’hui toujours davantage comme le principe premier et ultime de toute activité humaine. Marcel Mauss, ethnologue, avait été le premier à manifester cette loi du don que les anthropologues et sociologues n’ont eu de cesse de commenter. La pertinence de son analyse fait encore autorité. Des philosophes revisitent le concept et pour la plupart en démontrent non seulement l’importance (Marion), mais la centralité (Hénaff, Gildas). Plus tôt, des penseurs comme Rozensweig, Buber ou Levinas en ont développé les conséquences éthiques. En théologie, c’est presque un lieu commun de rappeler que le don exprime au fond la gratuité d’un amour premièrement donné (cf. l’expression « de rien! »), la gratuité du créé. La cause première du bien nous excède, rappelle le philosophe Martin Steffens[7]. Notre générosité n’a pas un fondement moral, elle exprime « l’Etre profond des choses ». « C’est en quoi le serviteur atteint un degré de vie supérieur. Si le fond de l’être est générosité, servir c’est être davantage. Qui donne sa vie la gagne (Mc 8,35): cette phrase du Christ n’est pas une stratégie à adopter, voilée sous un paradoxe, c’est la vérité même de notre présence au monde. Si être, c’est être donné à soi, alors donner, c’est être à soi, c’est devenir partie prenante de la donation d’où l’on provient, c’est procréer ». Le philosophe en tire la conséquence: « Quiconque est capable d’une telle mise en perspective se libère de cette économie de soi qui, calculant ce qu’on donne pour ne pas se faire avoir, assèche l’individu, le racornit, l’appauvrit. »

Le don n’est pas à sens unique. Il est aussi accueil, reconnaissance, partage.

Le partage, le don et sa reconnaissance, ne sont donc pas une option mais l’accès à une vie réellement humaine. Raison pour laquelle Alain Caillé, dans le sillage de Marcel Mauss, en arrive à cette question: « Est-ce que donner, c’est autre chose en définitive que donner à l’autre la possibilité de donner à son tour? […] Bien évidemment tout sujet désire être reconnu mais être reconnu comme quoi? Être reconnu en dernière instance, je crois, comme un sujet qui « donne» quelque chose… »[8]. On voit bien le sentiment d’inutilité et de dévalorisation qui naît des situations de chômage ou d’incapacité physique. Le prendre-part à la vie sociale, le fait de pouvoir investir et donner quelque chose de soi aux autres est une dignité de l’individu, un droit sur lequel les sociétés doivent pouvoir veiller pour leur propre survie et croissance. Cette part de soi investie pour l’autre, les autres, c’est cela que l’on appelle gratuité, valeur sans prix ou infinie, valeur ultime qui échappera toujours à la marchandisation et qui pourtant est inscrite partout où l’humain s’investit.

Le don pour humaniser l’économie

Le dynamisme de la vie et du don sont à observer aujourd’hui notamment chez les jeunes générations. L’intuition de la gratuité et du collaboratif, du partage et du communautaire sont au cœur des pratiques des réseaux sociaux, du travail, du développement et de la consommation alternative. Ces pratiques bousculent l’idéologie main stream. L’épuisement du système, voire sa stérilité et son incapacité à garantir le bien commun, ouvrent la voie à d’autres manières de concevoir la vie, bref à l’expression d’une autre anthropologie et de nouveaux modes de vie. Remettre le don et la gratuité au centre, c’est remettre l’homme au centre de la vie et de l’activité humaine. C’est le principe adopté depuis plus de vingt ans par les tenants de l’économie de communion née du mouvement des Focolari de Chiara Lubich[9]. Plus de 800 entreprises ont choisi ce mode de fonctionnement fondé sur un axe double: d’une part la redistribution des profits selon une tri-partition (pour les pauvres, pour le développement de la structure, et pour la formation des personnes), et d’autre part, la création de structures de développement créatrices d’emplois. L’économie, le travail, peuvent aujourd’hui être ces lieux favorables, révélateurs et structurants d’une autre manière de vivre, plus gratuite et fraternelle: plus humaine.

Cette gratuité, nous l’avons vu, trouve en Dieu son origine. C’est aussi en lui qu’elle trouve sa finalité ultime, sa réalisation parfaite. C’est cela que nous célébrons dans l’eucharistie. Celle-ci est le mémorial d’un don originel, d’une parole toujours créatrice, appelant une réponse. Les oblats sont le signe de cette réponse. « L’offrande du pain et du vin ne sont pas que le symbole, mais le fidèle offre réellement sa vie, la part de sa vie incorporée dans son travail, elle-même incorporée, symbolisée dans le pain et le vin. […] L’offrande des fidèles dans le Christ est portée à sa perfection. En ce sens, si l’économie permet de constituer une communauté, c’est bien à travers la grâce de l’eucharistie. C’est ce qu’exprime la prière eucharistique: que nous soyons réunis en un seul corps. Avec l’extension à la multitude. Ainsi nous voyons que la participation des fidèles à l’eucharistie dominicale engage de manière très réelle nos vies et n’est pas séparée du reste de la semaine. Nous entrons ainsi dans ce qui se joue dans l’économie et dans l’eucharistie. Cela dépend de la reconnaissance de la communauté que nous formons.« [10]

Redécouvrir le don qui fonde nos communautés

Le mouvement de la vie nous ramène toujours à cette anthropologie belle et profonde de l’humain créé à l’image de Dieu dont la vocation est l’amour et le don qui en est l’acte. La communion des hommes est à l’image de la communion des personnes de la Trinité, don et communication. La communion humaine n’a pas d’autre sens que de rendre commun à tous ce bien qu’est l’amour dont nous sommes pétris et qui fait l’essentiel de notre existence en s’inscrivant dans les gestes du quotidien. Il y a urgence à reconnaître le don qui nous constitue. Et il y a urgence à le partager, « à sortir de nos zones de confort » (Message final de Diaconia), comme le dit le Pape François, « d’aller aux périphéries de l’Eglise et de la société« . Il en va du développement de nos sociétés, de nos communautés et des personnes qui les composent car « plus le bien est commun, plus il est particulier également: mien, tien, nôtre. Telle est la logique intrinsèque de l’existence dans le bien, dans la vérité et dans la charité« [11].

[1] cf. François FLAHAULT, « Pour une conception renouvelée du bien commun », Etudes 418-6 (Juin 2013) 773-783.

[2]    Cf. son ouvrage Autorité et bien commun, coll. Théologie, 5, Aubier, Paris, 1944.

[3]    Echec à la misère. Conférence à la Sorbonne faite le 1er juin 1983, Ed. Quart Monde, pp. 76-77.

[4]    Les pauvres, rencontre du vrai Dieu, p. 9.

[5]    « Vivre l’Evangile dans la famille », p. 30, cité dans La théologie de la filiation et universalité du salut. L’anthropologie théologique de Joseph Wresinski, Amaury Begasse de Dhaem, Cerf, Paris 2011, p. 399.

[6]    Voir le site web dédié: www.diaconia2013.fr

[7]    « De rien. Petite métaphysique du serviteur », dans Christus 237 (janvier 2013) 21-29.

[8]    Alain CAILLE, « Apologie et critique du don. Le don entre science sociale et psychanalyse. L’héritage de Mauss jusqu’à Lacan », Revue du MAUSS, 2006/1 n° 27, p. 76.

[9]    Voir le site web dédié: www.economie-de-communion.fr

[10]  Baudoin ROGER, communication au colloque « L’économie de communion: une utopie? », Université de Fribourg, 15 mai 2013.

[11]  JEAN-PAUL II, Lettre aux familles Gratissimam sane, 2.2.1994, n°10.

[print-me]


Marie-Dominique MInassian

Marie-Dominique MInassian

Marie-Dominique Minassian est responsable de la formation permanente des agents pastoraux pour le canton de Fribourg (diocèse Lausanne, Genève et Fribourg) et assistante-docteure à la chaire de théologie morale fondamentale de l’Université de Fribourg. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Sources.

 

Article suivant