Revue Sources

[print-me]Avec insistance Jésus demande au Père que ceux qu’il lui a donnés soient un. L’expression revient cinq fois dans le chapitre 17 de l’évangile de Jean. Elle en énonce la source: l’unité du Père et du Fils (v. 11,21 et 22) et les deux finalités: que ses disciples soient «un» «comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi» (v. 21) et «afin que le monde croie» (v. 21 et 23). Jésus demande que cette unité se réalise parfaitement (v.23), expression qui suggère un chemin à réaliser. Mais de quelle unité s’agit-il? Quelle est la part que le Seigneur réalise lui-même puisque c’est au Père que Jésus s’adresse? Et à quoi sommes-nous appelés nous-mêmes?

L’espace et le temps

Le récit de la Pentecôte insiste sur le fait que «chacun entend dans sa propre langue» (Actes 2, 6.8). Tout le livre des Actes des Apôtres suggère une diffusion de la Bonne Nouvelle rejoignant des cultures diverses. Cette «inculturation» est attribuée à l’Esprit, mais aussi à l’effort de chacun – ceux qui annoncent et ceux qui accueillent – pour que l’annonce soit à la fois recevable et bouleversante. Mais tout au long des Actes, c’est aussi le souci de communion qui se développe, même si le texte offre plus un objectif qu’une description. Quand il s’agit de décider pour tous, face à un possible affrontement, les Apôtres et les Anciens se réunissent (cf Actes 15,6). La lettre qui se fait l’écho de cette «réunion de Jérusalem» (il s’agit davantage d’une disputatio que d’un concile!) comporte une phrase de poids: «L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé…» (Actes 15 28). L’unité est l’œuvre de l’Esprit et de ceux qui ont eu à prendre la décision.

« Le chemin vers l’unité des chrétiens serait-il alors l’art de guérir les blessures de l’histoire? C’est bien sûr nécessaire, mais insuffisant. »

Pierre, Jacques, Jean, Paul et les autres; autant de manières de vivre une même fidélité au Christ. Puis, apparaissent des communautés aux profils différents, parce que de cultures diverses, mais gardant toujours le souci d’un lien de communion pour être ensemble «Corps du Christ». Devant des divisions qui s’insinuent Paul demandera: «le Christ est-il donc divisé?» (I Cor 1, 13).

Orient et Occident

Devenue «religion de l’empire», la foi des chrétiens doit s’exprimer dans son unité. Des conciles «œcuméniques» sont appelés à en préciser le contenu essentiel. La notion d’«hérésie» va alors prendre une importance nouvelle pour situer les limites de la fidélité et en tirer les conséquences pour ceux qui s’éloignent de l’«orthodoxie» de la foi. Cette nouvelle situation politique va mettre les chrétiens dans une situation à la fois favorable puisqu’à l’abris des persécutions et difficile parce que dépendants de projets politiques qui, bien que se réclamant d’inspiration chrétienne, ne le sont pas toujours.

C’est ainsi, par exemple, que pour comprendre la question du filioque, au-delà de sa dimension strictement théologique, il est bon de la resituer dans le contexte carolingien, inacceptable pour les orientaux puisque Byzance se considère comme l’unique héritière de l’empire romain. Cette même période verra aussi avec la «conversion de la Rus’» apparaître une «troisième Rome», ce qui ne sera pas avec le temps sans poser de problème.

Des univers culturels, politiques, économiques différents vont creuser petit à petit une distance qui attribuera une importance nouvelle aux sensibilité théologiques et spirituelles. Suite à des clarifications théologiques sur la question du filioque, certains ont parlé de «conséquences d’un contentieux affectif sur la théologie elle-même».De fait on y retrouve ce que le Père Congar appellera avec beaucoup de finesse un «estrangement» progressif entre l’Orient et l’Occident[1]. Des initiatives pour «reconstruire l’union» seront prises. Mais, comme l’illustre assez clairement, par exemple, le Concile de Ferrare Florence (1438-1439), chacun vient pour y défendre ses positions, mais aussi pour mettre en avant des questions non doctrinales et défendre des intérêts difficilement compatibles. En outre, si l’Orient chrétien ne veut s’appuyer que sur l’autorité des Pères, l’Occident propose un argumentaire que l’Orient ne peut recevoir. Bref, un dialogue de sourds, un compromis et très vite une remise en cause de l’ensemble de la démarche.

Avec le temps, le fossé ne fait que s’approfondir à tel point que la connaissance réciproque finit par faire défaut. Le dialogue devient difficile. Le 20ème siècle voit aussi un athéisme d’Etat mettre plusieurs églises orientales en difficultés, ainsi que ce que l’on appellera une «déchristianisation» donnant le ton d’après guerre à l’Occident. De chaque côté, on essaie de faire face au mieux. Non sans humour, le patriarche Athénagoras dira à Paul VIen 1966: «Nous sentons aujourd’hui que ce qui nous a séparés, c’était, avant tout, neuf siècles de séparations».

Le chemin vers l’unité pour les chrétiens consiste consisterait-il alors à revenir à une situation «des débuts»? Ce serait ne pas tenir compte des différences présentes dès le début. En ce sens, on peut aussi se demander si le retour à «l’église du premier millénaire» n’est pas de l’ordre d’un rêve plus que d’un projet…

Ecclesia semper reformanda

On a longtemps dit que la Réformation fut une cassure. Elle le fut! Mais ce n’était bien sûr pas son projet initial. Des lectures historiques polémiques y verront tantôt une critique de l’église romaine ayant perdu la fidélité à l’Evangile, tantôt une aventure schismatique ayant perdu le sens de l’Eglise. Certains mythes prendront la place d’une relecture historique sereine.

Heureusement, de nombreuses études récentes resituent les faits dans leur complexité. Elles montrent une chrétienté médiévale animée de nombreux courants théologiques et spirituels, elles relèvent l’impact d’une situation sociale, économique et culturelle complexe. Elles prennent acte aussi d’une évolution dans la pensée de Luther, de Zwingli, de Bucer, de Calvin et des autres. Elle ne passe pas sous silence les différences présentes et parfois les incompatibilités entre les divers mouvements de la réformation. L’agressivité de langage utilisée entre ces divers courants n’a rien à envier à la dureté du ton que l’on utilise pour parler de l’Eglise romaine. Ce qui voulait être un élan nouveau insufflé à la vie de l’Eglise va être à l’origine de cassures qui vont marquer l’histoire. Mais on a pu écrire récemment que «Luther eut du succès aussi et surtout à Rome»[2]. C’est tout un monde qui change, une relation au pouvoir politique, à la culture, à une société en pleine évolution. Et si le Concile de Trente va systématiser la réforme catholique, il n’en demeure pas moins que des questions fondamentales vont rester longtemps ouvertes.

Mais l’histoire ne se fige pas. On assistera dans les siècles qui suivirent à une évolution de part et d’autre, à tel point que de penser l’occident chrétien en terme de deux blocs, catholique et protestant, apparaît peu sérieux. Ce n’est pas tant sur le terrain théologique et spirituel qu’il faut prendre acte d’un éloignement progressif, mais culturellement, sur la place des croyants dans la société et les divers systèmes politiques. L’évolution des sociétés sera source de positions différentes, toutes soucieuses d’être fidèles à l’Evangile, mais souvent contradictoires entre elles.

Au cours des deux derniers siècles, on a assisté également à l’apparition de nouvelles formes de vie chrétienne. Différents mouvements, congrégations et communautés font leur apparition, en lien avec une certaine tradition, mais aussi avec le désir de ne partir que de la Parole de Dieu. Certaines cherchent le contact avec les autres chrétiens, d’autres le redoutent. Le chemin vers l’unité des chrétiens serait-il alors l’art de guérir les blessures de l’histoire? C’est bien sûr nécessaire, mais insuffisant.

La recherche de l’unité

Il serait injuste de ne pas relever les nombreux efforts déployés, surtout à partir du siècle dernier, pour avancer sur les chemins de l’unité. Le «mouvement œcuménique» prend de l’ampleur; une réalité comme le Forum mondial des Eglises rassemble aujourd’hui largement, l’Eglise catholique s’engage très officiellement sur le chemin de l’unité. Plus proche de nous, des lieux comme le «Groupe des Dombes» ose affronter des «questions qui fâchent» et trouver une manière de «parler ensemble». Des groupes de prière œcuméniques font leur chemin. Des réalités comme celles des «couples mixtes» offrent l’occasion d’un partage en profondeur. Mais ces nombreuses initiatives n’empêchent pas les chrétiens de continuer à s’éparpiller. Et elles posent la question: à quelle unité aspirons-nous? Qu’entendons-nous par l’expression «pleine unité»?

On peut aussi se poser une autre question: quel est l’impact réel de ces initiatives sur les «croyants de base? Et finalement quelle place les chrétiens ont-il à prendre ensemble dans nos sociétés qui souvent les ignorent?

Le chemin vers l’unité des chrétiens serait-il lié à une urgence, «pour que le monde croie» (Jean 17, 21.23)? Ce serait l’aveu d’une impuissance, en même temps que d’une nostalgie d’une «chrétienté». Certes, les chrétiens sont appelés à être «sel de la terre» (Mt 5,14), mais pas à transformer le monde en salière! La foi est don de Dieu, les chrétiens sont appelés à en témoigner…[print-me]


L’Abbé Marc Passera, curé de Chêne -Thônex à Genève, est délégué de l’Eglise catholique romaine dans le «Rassemblement des Eglises et Communautés Chrétiennes de Genève» (RECG).

[1] Cf. CONGAR, Y. Neuf cents ans, Chevetogne, 1954, pp.3-95

[2] SCHILLING, Heinz, Martin Luther, rebelle dans un temps de rupture, Paris, 2014, p.669

Article très éclairant sur beaucoup des malentendus de l’histoire de l’Église. J’aime la conclusion : la nécessité d’être unis entre Chrétiens pour être sel de la terre (pour la bonifier) sans que tous passent ce message de la même façon (ne nous laissons pas tous broyé par la même seule et unique salière !).


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