Revue Sources

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Que nous veut-il ? Que veut-il nous dire, cet homme « immobile à grand pas » ? Les mots sont de Paul Valéry dans Le cimetière marin. Il le disait d’Achille. « Pour l’âme, disait-il, Achille immobile à grands pas ». Achille, le héros, archétype de l’humain ! Pour son âme, son essentiel, l’homme est celui qui marche. Et même immobile, toujours à grands pas.

Enigme fascinante

L’homme qui marche. Nous avons dans l’œil cette sculpture des plus célèbres d’Alberto Giacometti. Son saisissant contraste de mobilité et d’immobilité. S’il nous fascine et nous interroge, cet homme qui marche, c’est sans doute à porter devant nous une énigme. Énigmatique et fascinant, oui, il l’est comme peut l’être tout ce qui nous semble à la fois bien connu, familier et dont nous peinons pourtant à percevoir le sens. Ce qui nous est présenté là, pas de doute que cela nous concerne, mais qu’est-ce que cela veut nous dire ? Et d’abord qui est-il ce « nous » ?

Nous qui nous pressons dans les musées et les expositions pour voir Giacometti dans ses œuvres, pratique essentielle à ce qui est pour nous « culture ». Nous autres occidentaux de haute modernité, possédés d’une passion pour l’art en général et l’art contemporain tout particulièrement. Nous en sommes bien d’accord, mais rien ici à même d’éclairer ce qui dans L’homme qui marche peut bien « nous » être une énigme.

Osons alors une autre caractéristique, moins bénigne, de ce qui constitue ce « nous ». Ne serions-nous pas ces hommes et femmes d’une civilisation qui perd le sens de ce que « être un humain » veut dire ? Voilà pourquoi cet homme qui marche, mobile du mode de locomotion rudimentaire de l’humanité d’avant « nous », aurait alors de quoi nous étonner. D’où vient-il ce vivant qui marche ? Où va-t-il ? Et comble de l’énigme, pourquoi avance-t-il encore à pied parmi nous, avec ce mode de transport des plus obsolètes. Aller sur ses deux pieds, voilà bien en effet ce qui n’a plus lieu d’être, ni droit de cité, dans un monde conçu pour la grande vitesse. Et tout au plus pour le plaisir, sur deux pieds, non pas la marche mais la glisse.

Exit l’homme qui marche

Pas de doute notre civilisation technique et scientifique de haute modernité est en train de perdre le sens de l’homme. Et le signe le plus manifeste n’en est pas seulement, pas d’abord, que la marche nous soit devenue étrange. Il faut revenir à la cause de cette étrangeté. C’est une mutation du regard. Notre œil ne sait plus reconnaître qui nous sommes. Preuve en est l’effacement aujourd’hui des contours spécifiques de l’humain tant du côté du vivant que vers la machine. Face à l’évidence de ce qui nous paraît tel, rien ne sert d’objecter qu’il y va d’un problème d’optique.

Tout à la fois présente et évanouissante, la figure de L’homme qui marche est prégnante de ce que la philosophie a savamment thématisé sous le mot de « finitude ».

Dans les objectifs de nos sciences, qui sont de la matière, on ne peut plus faire théoriquement la différence entre l’homme, l’animal et la machine. En toutes choses et partout, rien que des atomes ou de l’énergie. Tout cela ne diffère en rien. D’où qu’on entende partout aujourd’hui la rengaine : L’homme un vivant comme les autres. Et le vivant une machine comme une autre. Et l’homme donc lui aussi une machine… Certes pas tout à fait comme une autre, la mécanique humaine. Machine intelligente, mais l’intelligence, dira-t-on, qu’est-ce que cela sinon l’artifice aussi de quelque machinerie logique ?

Exit donc l’homme qui marche à grands pas, tourné résolument vers l’inconnu. Notre avenir est désormais au post-humain. Cet être bientôt sorti de nous, être enfin libéré de ce qui n’est pas vraiment nous. Et quoi de nous ne serait-il pas nous? Ce corps de misère bien sûr, voué aux maladies, au vieillissement, à la mort, ce corps qui nous condamne à la lenteur et à la pénibilité de la marche!

Et il n’y a pas à protester d’une telle ingratitude envers notre plus fidèle compagnon d’existence, pas à contester au nom de la raison, lorsque seule la technique a désormais raison scientifique. L’emprise de son autorité souveraine explique assez que nous ayons autant de mal aujourd’hui à comprendre le sens de ce que marcher veut dire. Toutefois que la sculpture de Giacometti puisse encore intriguer ceux-là qui n’ont plus d’évidence le sens conjoint et de l’homme et de la marche, voilà qui montre assez qu’il est toujours vivant en nous cet homme qui marche, quoique recouvert, occulté, dans un monde qui ne le comprend plus.

Corps et esprit: mystérieuse connexion

Entre les mains du sculpteur, le trait du marcheur est à la fois bien affirmé et comme vacillant, incertain. L’homme qui marche présente un concentré visuel de ce nœud d’opposés qu’est l’humain. En équilibre dans le déséquilibre, à la fois mobile et immobile, « immobile à grands pas », selon les mots du poète. Il émane de lui aussi et de la décision et de l’incertitude, et de la force et de la fragilité, et de la résolution et de la vulnérabilité. Le corps humain en marche est le foyer actif de ces tensions fécondes. Tout à la fois présente et évanouissante, la figure de L’homme qui marche est prégnante de ce que la philosophie a savamment thématisé sous le mot de « finitude ».

Gageons que la claudication se vit avec plus de légèreté lorsqu’elle rend visible à l’œil qui voit la vérité de l’homme.

Selon ce que le mot lui-même déclare, « finitude » est dans l’existence la marque au présent des stigmates de la fin. Notre finitude, c’est d’avoir un corps, diront ceux qui envisagent sans fiction un être d’après l’homme, au corps d’acier, de verre, de silicone, voire même un être sans corps, pur esprit circulant dans un monde réseau. La finitude est pour ceux-là un obstacle à la vie pleine que nous promet l’avenir des techniques. Mais celui qui, anachronique et pourtant visionnaire, centre sa pensée sur un être qui marche, déclare tacitement un : Notre finitude, c’est d’être un corps, ce corps où réside l’esprit. Corps et esprit. Le duo s’entend non d’un dualisme où seul compte l’esprit in fine, mais d’une dualité où corps et esprit ont à cheminer ensemble.

Au bonheur de la finitude

Pour creuser le mystère de cette connexion du charnel et du spirituel, où l’homme se tient, un philosophe voyait dans l’art l’expression d’une pensée indemne des abstractions de l’Occident. Pensée affranchie tout particulièrement de l’abstraction dualiste qui depuis le Phédon de Platon décorpore l’esprit en faisant du corps l’antithèse de la vie, « le tombeau de l’âme ». Ce philosophe est Martin Heidegger, penseur à sa manière de l’homme qui marche, dans les catégories de l’être et du temps, Sein und Zeit. La finitude selon Heidegger est l’existence dans son Sein zum Tode, son « être vers la mort ». L’idée peut faire peur, mais il n’y a rien de morbide dans le Sein zum Tode. Exister vers la mort n’est pas se laisser envahir d’un nihiliste « exister pour le rien » et donc pour rien. L’exister vers la mort est un être pour le plus haut du vivre. S’engage en lui l’étonnant paradoxe qui définit l’humain. La finitude est la source mystérieuse des pouvoirs de l’esprit.

Chez l’homme, ce vivant qui se sait mortel, – à quel degré il peut assumer ou refuser ce savoir, le réaliser ou le refouler, peu importe, là n’est pas la question -, chez ce vivant sachant peu ou prou qu’il va mourir et chez lui seul, naissent les plus hautes créations de la pensée en art, en science et technique, en politique, en religion. Avoir l’œil accommodé sur un fond d’absentement radical donne à l’homme la capacité d’être présent à tout ce qui se présente dans le réel et d’en être le témoin. L’être vers la mort est ainsi le lieu nocturne d’où jaillissent les lumières de l’esprit. Au  bonheur de la finitude, tel serait donc le leitmotiv d’exister.

Le message du boiteux

Cette vision de l’homme, chemineau de l’existence, nous ramène à la pensée concrète d’Alberto Giacometti. Il éprouvait, dit-on, un sentiment de profonde gratitude à l’égard d’un accident de la route qui l’avait rendu boiteux[1]. Rien d’insolite à cela. Dans le fait de boiter, il y va d’une révélation de l’existence, cette marche entre naissance et mort. L’épreuve accentuée de sa finitude instaure ainsi un homme en plus grande intimité avec ce qui lui donne d’agir, là où il puise sa joie d’exister. Un pas d’homme est à la fois régulier et toujours un peu irrégulier. Et même s’il ne boîte pas, un homme avance sur les chemins et dans la vie d’un pas légèrement claudiquant.

Lorsque le pas se fait plus lourd avec le poids des malheurs et des ans, la claudication naturelle s’accentue et devient plus visible, venant trahir la vulnérabilité du corps. Mais gageons que la claudication se vit avec plus de légèreté lorsqu’elle rend visible à l’œil qui voit la vérité de l’homme. Ce bonheur de la finitude, L’homme qui marche sait nous le rendre sensible dans sa perpétuelle advenue, l’événement d’une présence revenue toujours à nouveau de l’absence. Le poète Jean Genet l’a bien dit : « Encore que présentes ici, où sont donc ces figures de Giacometti (…) sinon dans la mort ? D’où elles s’échappent à chaque appel de notre œil pour s’approcher de nous »[2]. Cette arrivée insolite ne suscite pourtant pas l’effroi. Elle ne montre pas « la mort ». Elle fait plutôt éprouver la vie dans son surgissement miraculeux, don mystérieux d’un trépas à venir. L’homme qui marche est une icône de l’humain.

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Pascal Marin

Pascal Marin

Le frère dominicain Pascal Marin, prieur du Couvent de la Tourette, est Maître de Conférence de la Faculté de philosophie à  l’Université catholique de Lyon.

[1] Qu’est-ce qu’une tête ? Documentaire de Michel van Zele, Arte, France, 2000.

[2] J. Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, Paris, Mægth, 1957, p. 4.


Alberto GIACOMETTI (1901 – 1966)

Sculpteur et peintre suisse, né à Borgonovo dans le Val Bregaglia le 10 octobre 1901, décédé à Coire le 11 janvier 1966. Le nombre important d’œuvres appartenant à la Fondation Maeght (35 sculptures majeures dont deux versions de L’Homme qui marche, 30 dessins et près d’une centaine de lithographies) témoigne de cet intérêt soutenu. Ainsi, la Fondation Maeght possède la collection la plus importante de cet artiste en Europe, avec le Kunsthaus de Zürich et la Fondation Giacometti à Paris.

Extrait du site:  fondation-maeght.com


Icône de l’art moderne

Il existe dix exemplaires de L’Homme qui marche d’Alberto Giacometti : quatre épreuves d’artiste et six moulages en bronze portant la signature du sculpteur. Ils appartiennent à des collectionneurs privés et à des musées. En France, l’on peut admirer l’oeuvre à Saint-Paul-de-Vence (Alpes-Maritimes), où une épreuve d’artiste, don de Giacometti, est exposée dans les jardins de la Fondation Maeght. Deux autres exemplaires sont visibles aux Etats-Unis, au musée Carnegie de Pittsburgh (Pennsylvanie) et à la galerie Albright-Knox de Buffalo (New York). Chez Sotheby’s, à Londres, ( en février 2010) c’était la première fois depuis cinquante ans qu’une fonte de L’Homme qui marche, réalisée du vivant du sculpteur, passait en vente publique.

Dès sa création, cette sculpture sort de l’ordinaire de l’artiste. Ses 183 centimètres de hauteur en font la seule oeuvre du Suisse à taille humaine.

C’est la première fois, le 17 janvier 1959, que Giacometti accepte une commande publique, venue de la Chase Manhattan Bank à New York. Il se met au travail au printemps. Comme à son habitude, son perfectionnisme le conduit à multiplier les projets de toutes dimensions. Le retard provoqué par ces hésitations inquiète son marchand américain, Pierre Matisse, le fils du peintre. « Il n’avait jamais fini et s’efforçait sans cesse de restituer fidèlement sa vision », confirme la directrice de la fondation Giacometti à Paris, Véronique Wiesinger. « S’il n’était pas mort, il aurait retravaillé L’Homme qui marche pour en donner une nouvelle version, même des années après. ». Dans son atelier parisien, il en avait imaginé au moins quarante déclinaisons.

Pascal Ceaux

Extraits d’un article paru «L’Express » du 23/02/2010

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