Revue Sources

 

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En 1925, Maurice Zundel publie un petit ouvrage intitulé Le Poème de la sainte Liturgie, sous le pseudonyme de Fr. Benoît. Il a alors 28 ans. En 1934, sous son propre nom, il en publie une nouvelle version, corrigée et augmentée. Elle eut un grand succès et connut sept éditions, la dernière en 1954 (c’est cette édition que je vais citer)[1. Aux éditions St-Augustin, St-Maurice (Suisse).]. Le Père Dieudonné Dufrasne réalisa une adaptation de cet ouvrage selon le missel de Paul VI. Elle fut publiée en 1991 avec une préface très élogieuse du cardinal Danneels[2. Coédition Mame – Editions du Moustier]. De ce fait, le Poème continue d’être diffusé et lu encore aujourd’hui.

La vie révèle une capacité d’infini

Dans la préface, Maurice Zundel, parlant de l’Eglise, écrit: « Elle est la Mère, dont la prière jamais lasse se dépense à toute heure, en louange, en appel, vers la très pure Beauté, qui peut seule rassasier de gloire notre âme, avide de grandeur. A la lumière qui éclaire son visage, au rêve de Beauté que reflètent ses traits, ce livre voudrait faire reconnaître en Elle: la demeure de l’Esprit et l’Epouse du Seigneur. » (p. 9)

La divine Liturgie (c’est ainsi que Zundel aime à nommer l’Eucharistie, à la manière de nos frères et sœurs orthodoxes) est le moment par excellence où l’homme, la communauté, l’humanité même expriment leur élan vers la Beauté avec des mots, des gestes, des rites, des choses. C’est pourquoi, elle est, elle doit être un poème, enchâssé dans le silence et la lumière, parce que chaque élément est plus que lui-même et craque vers l’infini de Dieu. Il en est ainsi, parce que, pour Zundel, la nature même de l’homme le requiert. « La vie nous révèle à nous-mêmes comme une capacité d’infini », écrit-il tout au début du Poème (p. 13).

La liturgie comme poème a mission de nous introduire à la face intérieure de choses

La liturgie nous fait toucher à l’infini, en elle-même certes, mais aussi à condition qu’elle soit vécue avec art et recueillement, comme un poème où se dessine en filigrane le visage du Dieu d’amour. « Notre regard s’insère au centre le plus intime des choses et s’épanouit du dedans au dehors suivant le mouvement de la source – saisissant ce dehors même dans la lumière du dedans, épelant la pensée divine dans l’alphabet glorieux des signes. La plus humble réalité luit à l’horizon de l’âme comme un ostensoir, et chaque rencontre ajoute une note nouvelle, en nos cœurs, au Cantique du Soleil. » (p. 21)

L’enjeu est immense et requiert l’attention de tout l’être. Et son ouverture, et sa béance vers l’infini. L’art liturgique, la symbolique des choses, promeuvent ce mouvement où l’homme voit se décliner quelques chemins pour son accomplissement. Zundel était très sensible à cela et manifestait sa tristesse, quand la liturgie se trouvait réduite à une sorte de récitatif unidimensionnel, plat, verbeux et banal.

Le Cantique du soleil

Le modèle de base, si j’ose m’exprimer de façon peu poétique, c’est le Cantique du Soleil de saint François d’Assise, que Zundel reproduit d’ailleurs en entier dans le Poème (pp. 427-428). Dieu est loué avec toutes ses créatures. Et par toutes ses créatures. Notons ici un problème de traduction. L’italien porte « per il sole, la luna, etc ». Per veut dire à la fois pour et par. Certains ont traduit: « sois loué mon Seigneur pour notre sœur la lune », ce qui est banal. Bien meilleure la traduction, et beaucoup plus forte: « sois loué, mon Seigneur, par notre frère le vent ». À mon sens, cette préposition par ouvre à toute la dimension symbolique, si essentielle à la liturgie comme poème.

« Les limites s’effaçaient, la matière diaphane n’était plus qu’un voile de lumière, sur ce Visage ineffable ». Maurice Zundel

Prenons par exemple la strophe de l’eau: « Sois loué, mon Seigneur, par notre sœur l’eau, laquelle est très utile et très humble, précieuse et chaste ». L’eau loue Dieu par son être même; en particulier l’eau des sources, devant laquelle François faisait contemplation. Mais prise dans la conscience et l’action de l’homme, elle porte signification: utile, et humble, et chaste. Et même précieuse, ce qui dans le langage de François, indique qu’elle révèle quelque chose de Dieu. L’amour de Dieu, s’écoule avec fraîcheur et gratuité, comme s’écoule l’eau des sources.

C’est à ces profondeurs symboliques que l’eau, ainsi que tous les autres éléments doivent servir dans la liturgie. Et il importe de le donner à sentir. « Il n’est rien de ce qui est bon, aussi bien, qui ne puisse être investi par la bénédiction de l’Eglise du halo mystérieux de la tendresse divine. » (p. 31)

Comme l’alouette

Car la liturgie comme poème a mission de nous introduire à la face intérieure de choses, que nous pouvons évidemment percevoir par ailleurs. Mais la liturgie, pour Zundel, réalise un exhaussement symbolique des éléments pour leur donner de façon explicite de porter signification de Dieu, comme l’indique ce beau passage: « Comment la fleur répondrait-elle de sa beauté, qui passe avant elle, ne pouvant répondre de son être lui-même passager? (…) Au premier instant que vous admiriez, vous l’avez peut-être pressenti: Il n’y avait tant de plénitude en votre joie, qu’à raison de la rencontre, dans cette beauté, de la Beauté. Les limites s’effaçaient, la matière diaphane n’était plus qu’un voile de lumière, sur ce Visage ineffable. L’espace d’un éclair, vous avez vu la vraie face des choses, connu la joie de l’univers, et rencontré l’Infini. » (pp. 372-373)

Et la liturgie a encore comme mission de transfigurer le langage, ainsi que le geste et le rite. « Comment le langage humain tâcherait-il à exprimer cette Parole qui est le Verbe de Dieu, sans ressentir à chaque instant la blessure de ses propres limites, sans éprouver le besoin incoercible de ce coup d’aile qui emporte l’alouette dans le ravissement enivré d’un vol rapide, vers les régions plus voisines du soleil? Il est vrai que ce langage, pour devenir liturgique, a passé par le feu, qu’il a été immensément ouvert par le baptême de l’Esprit. » (p. 402)

Quelle exigence, dès lors, que l’acte liturgique. Zundel le vivait avec un recueillement impressionnant. Son Poème nous y invite avec force et douceur.

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L’Abbé Marc Donzé, vicaire épiscopal à Lausanne, est un zundélien de réputation internationale. Il a plusieurs publications zundéliennes à son acquis.

 

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